16. L'autre côté du Paradis
Lance s'était tellement préparé à une révélation abominable qu'il eut presque envie de rire en entendant Keith finalement avouer. Presque, parce que la gravité de la situation était beaucoup trop forte pour qu'il puisse se permettre une réaction aussi insensible. Il voyait bien que pour l'ange, il lui en avait beaucoup coûté de prononcer ces quelques mots, surtout dans son état. Et puis, même si pour lui il ne s'agissait pas d'un aveu fracassant, il n'osait imaginer ce qu'il pouvait signifier pour Keith, qui avait vécu dans les années 80, et qui avait dû subir un harcèlement constant de la part de ses camarades pour la seule et unique raison qu'il était attiré par les garçons.
Déjà qu'aujourd'hui, en 2018, l'intolérance et l'homophobie étaient toujours bien présents, que devait-il en être trente ans en arrière ? Lance ne pouvait qu'imaginer ce à quoi devait ressembler la société. Mais Keith, lui, l'avait réellement vécu. Et il n'en était pas sorti vivant.
Encore aujourd'hui, alors que l'humanité existait depuis bien plus de 2000 ans, comment se pouvait-il que des adolescents soient obligés de mettre fin à leurs jours ? Pourquoi existait-il des personnes assez cruelles pour insulter, battre, pousser quelqu'un au suicide pour la simple et bonne raison qu'ils n'avaient pas la même orientation sexuelle ? La bêtise des hommes n'était plus à prouver, mais elle continuait de le stupéfier chaque jour. Et voir Keith, une personne aussi forte, qui avait tenu bon des années durant face aux moqueries et aux brimades de ses camarades, une personne aussi entière, aussi déterminée, aussi sûre d'elle, être désemparée et malheureuse lui retournait l'estomac. Il ne savait pas quoi dire. Lui-même avait eu de la chance, car il avait plutôt bien réussi à gérer sa bisexualité sans qu'elle ne lui pose de problèmes majeurs. Mais il savait qu'il ne la mettait pas en avant, car il avait toujours peur des regards, des jugements, des menaces. Il admirait ceux qui n'avaient pas honte de ce qu'ils étaient, sans trouver le courage de les imiter.
Keith avait-il montré ouvertement qu'il était gay ? Vu sa nature réservé et son caractère de loup solitaire, Lance en doutait fortement. Mais c'est toujours à l'élève un peu à part qu'on s'en prend. Il s'en était vite rendu compte. Veronica avait elle-même été harcelée, et son frère était le seul à qui elle s'était confié. Il se souvenait encore des nuits horribles où elle ne faisait que pleurer pendant des heures, et où il était incapable de savoir comment la rassurer. Pourtant, elle n'avait rien fait de mal, si ce n'est préférer la compagnie d'un livre à celle de ses compagnons de classe aux récréations. Son seul mal avait été de ne pas se conformer à la majorité des élèves de sa classe.
Pourquoi les humains avaient-ils constamment ce besoin de prouver leur "force", ou plutôt leur faiblesse, car oui, c'était faible de s'acharner sur quelqu'un sans qu'il se défende ?
Prenant son courage à deux mains, Lance prit son inspiration pour tenter de répondre à Keith en résumant à peu près tout le monologue qui lui était venu à l'esprit, en espérant améliorer un peu son moral, s'il était possible de faire quelque chose après des révélations aussi douloureuses. Mais quand il se retourna, il sentit toute sa belle volonté réduite à néant. Loin de trouver l'ange effondré, comme le ton de sa voix l'avait laissé présumer, il le vit assis, les sourcils froncés et l'air aux aguets.
-Keith, qu'est-ce que tu...
-Chht ! lui intima le brun.
Vexé, Lance lui obéit. Au bout d'une minute qui lui avait semblé une éternité, il ouvrit la bouche, prêt à se plaindre du traitement qu'on lui faisait subir. Mais les yeux noirs de Keith l'en dissuadèrent. Ce dernier se leva précautionneusement, une main toujours tendu en direction de Lance pour éviter qu'il ne lui prenne à nouveau l'idée d'émettre un son. Il se dirigea jusqu'à la porte, toujours à la manière d'un chat sur le point d'attraper sa proie. Il resta ainsi encore une trentaine de seconde, puis se détendit. Quoi que ce fut qui ai éveillé son attention, il n'était plus là.
-Tu vas m'expliquer ce que tu fais, à la fin ? s'exclama Lance.
Keith se rassit sur le lit, et aussitôt tout le poids de la discussion d'avant sembla lui retomber dessus.
-J'ai cru sentir... Non, c'est stupide...
-Rien de ce que tu dis n'est stupide ! protesta le jeune homme. Mais je ne peux pas en juger si tu ne me dis pas ce qu'il se passe. Je suis là pour t'aider, Keith !
Le brun eut un pauvre sourire, qui disparut bien vite, remplacé par une mine maussade que Lance n'avait pas vu depuis bien longtemps sur son visage.
-Ce n'est pas le contraire qui est supposé se passer, normalement ? répondit-il d'un ton amer. Depuis le début, je me repose sur toi, Lance. Je n'ai été qu'un fardeau avec mes histoires idiotes, je t'ai empêché de vivre ta vie, et alors que je suis censé être celui qui te sauve, celui qui t'aide, au final, c'est toujours le contraire qui arrive.
-Ce n'est pas vrai ! Tu m'as aidé, quand Nyma m'avait piégé ! Et sans toi, je n'aurais jamais pu arriver à temps pour le concours de Hunk ! Tu m'aides tout le temps, Keith ! Tu ne t'en rends juste pas compte, mais je t'assure ! Et puis, rien ne t'empêche d'avoir besoin d'aide, toi aussi!
-C'est justement ça le problème ! Je ne suis pas censé être celui qui a besoin d'aide ! Je suis censé être fort, ne pas être.. Être dépendant d'un humain !
-Et pourquoi pas ? insista l'autre. Même les plus forts ont besoin d'être aidés parfois, il n'y a rien de mal à ça !
-Je ne veux pas qu'on me prenne en pitié !
Il avait aboyé cette réplique d'un ton plus hargneux, et Lance se tut. Malgré la sincérité des mots de Lance, et le ton désespéré de sa voix, l'ange ne semblait pas convaincu. L'air toujours aussi fatigué et peiné, il se leva et ouvrit la porte. Lance l'imita aussitôt, mais Keith l'arrêta.
-J'ai besoin d'être un peu seul. Je vais aller voir ce que j'ai senti, enfin, entendu. Désolé, je...
Il semblait avoir du mal à articuler une pensée cohérente. Pas de surprise, avec ce qui venait de lui tomber dessus. Mais justement, il aurait dû rester se reposer au lieu de courir on ne sait où, selon Lance. Hélas, il ne semblait pas du même avis. Il se retourna et murmura des mots que l'humain n'entendit pas, avant de refermer la porte derrière lui, laissant un Lance désemparé. Que venait-il d'arriver ? La minute d'avant, Keith était hanté par les réminiscences de son passé, et avouait avoir été harcelé toute son adolescence pour aimer les garçons, et juste après, il était debout, l'air plus sombre que jamais après avoir entendu un bruit que lui seul avait perçu.
Perdu, le cubain s'assit sur son lit. Il était réluctant à l'idée de laisser Keith se balader seul dans une école où il avait vécu des choses aussi horribles, mais d'un côté, l'ange avait explicitement établi le fait qu'il souhaitait faire des choses tout seul, sans avoir besoin qu'on le seconde. Lance estima que ce n'était que justice qu'il puisse avoir un peu de temps pour penser par lui-même, et pour regagner sa détermination, même s'il aurait aimé pouvoir lui parler un peu plus du sujet qui lui avait tant fait honte. Peut-être s'il lui avouait que lui aussi était attiré par les hommes, il se sentirait un peu plus compris ? Lance aurait aimé qu'on lui dise quand il était petit qu'il n'était pas seul dans ce cas. Peut-être que cela aurait aussi aidé Keith.
Hélas, il savait que s'il l'avait suivi, l'ange aurait été blessé dans son amour-propre. Sa fierté l'empêchait de regarder Lance en face après un aveu qui lui paraissait aussi honteux. Il n'y avait donc pas d'autres solutions que d'attendre qu'il ai fini. Par chance, on était samedi, et aucun professeur n'aurait à déplorer le manque de concentration de Lance. Car malgré tous ses essais, il ne parvenait pas à trouver une occupation qui le détourne vraiment de ses pensées. C'était presque affolant de constater à quel point Keith avait un impact dans sa vie. À peine partait-il une dizaine de minutes et déjà le manque tiraillait l'humain, et il faisait les cent pas, incapable de s'attarder sur une activité. Pourtant, il avait des dossiers à rendre, des exposés à faire, des recherches pour un stage, une pièce de théâtre entière à écrire. Mais rien à faire : son esprit était irrémédiablement attiré par Keith. Ce qui allait bien finir par poser un problème à un moment ou à un autre.
Même en admettant que l'ange gardien reste avec lui pour toujours, rien n'allait jamais être possible entre eux. Pour une raison évidente, le fait qu'il était mort, et qu'il resterait éternellement dans le corps d'un ado de dix-huit ans. Ce qui faisait même deux raisons d'un coup. Lance allait grandir, mûrir, son corps allait subir des changements dû à la vieillesse. À plus de vingt-cinq ans, être en couple avec un jeune adulte n'allait pas être très bien vu. Enfin, ça l'aurait été si, évidemment, les autres gens avaient pu le voir. Mais pour le coup, comment expliquer à ses parents qu'on sortait avec un être invisible et immortel, que personne n'entendrait ni ne pourrait jamais rencontrer ? L'autre option, qui était de faire semblant d'être célibataire, ne durerait pas très longtemps non plus. Et puis, Lance voulait fonder une famille, avoir une maison, des chiens, des hamsters, et pouvoir faire d'immenses repas de famille avec ses frères et soeurs. Mais ça, c'était impossible avec Keith, car il resterait figé dans son état. Sans compter qu'il allait forcément devoir retourner au Paradis, il lui avait dit, sa présence n'était que temporaire.
Il avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, rien ne lui semblait être une solution viable. Mais malgré lui, malgré toutes ses résolutions, il devait bien s'avouer une chose : Keith était loin de le laisser indifférent. Maintenant qu'il avait en plus la confirmation que ce dernier était également attiré par les hommes, il n'était plus possible d'empêcher son imagination de fonctionner à plein régime, s'inventant des scénarios plus niais les uns que les autres. Il se demandait s'il devait en faire part à l'ange ou non. Le trouverait-il bizarre ? Retournerait-il ses sentiments ? Lance était-il prêt à se lancer dans une relation, tout en sachant qu'elle serait vouée à l'échec ?
Froissant une énième feuille de papier sur laquelle il avait tenté d'écrire le premier acte de sa pièce, il se leva et s'abattit lourdement sur son lit, la tête dans les coussins. La situation était inextricable, ce qui n'était pas pour le réjouir. Hélas, que pouvait-on faire face à des lois divines ? Keith était mort, et s'il n'avait commis aucun crime, jamais lui et Lance ne se serait rencontré. Ils ne venaient pas du même monde, et leur histoire n'aurait pas dû être possible.
Mais l'ange était si parfait, si beau, si touchant ! Depuis le premier jour, Lance l'avait admiré. Ses traits comme ciselés dans du marbre, sans imperfection aucune, ses cheveux noirs qui étaient si doux au toucher, pour le peu qu'il était entré en contact avec eux, et ses yeux, ô dieux ses yeux, ses yeux en amande d'un bleu si profond qu'ils en paraissaient noir. Et ses lèvres, deux pétales roses, qu'il désirait embrasser, et ses mains, avec ses longs doigts de pianiste, qu'il voulait prendre dans ses propres mains, et...
L'humain n'y tenait plus : il devait voir Keith. Qu'importe si une histoire ne serait jamais possible entre eux : tant qu'il le pouvait, il voulait profiter de l'ange jusqu'au bout. Il fallait qu'il lui dise à quel point il comptait pour lui, qu'il comprenne qu'il n'était pas seul. Il ne pouvait pas supporter la pensée du brun recroquevillé dans un recoin noir, torturé par un passé sur lequel il n'avait plus aucune prise. Lance ne voulait pas l'aider parce qu'il avait pitié de lui : il voulait l'aider parce qu'il tenait à lui.
Le coeur rempli d'une détermination nouvelle, il sortit de sa chambre, bien décidé à retrouver Keith coûte que coûte. Le seul léger problème était qu'il n'avait aucune idée de la direction prise par l'ange. Le couloir de l'internat était plongé dans le noir, et aucun son ne se faisait entendre, excepté la vague clameur des supporters dans la salle de sport. Le match rituel qui opposait les professeurs aux élèves à l'occasion des portes-ouvertes avait dû commencer. Vu la hantise de Keith pour tout ce qui relevait des foules et du contact avec les autres, il avait dû se rendre dans la direction opposé.
-Voyons, si j'étais lui, où irais-je me cacher ...
Il descendit à l'étage d'en dessous, celui des secondes, également vide. Tous devait être au match. Très bien, il ne risquait pas de se faire interpeller. Il continua sa petite inspection jusque dans les douches et les toilettes communes, sans succès. Il maudit l'immensité de la Garnison. Tenter de retrouver un élève là-dedans, c'était comme chercher une aiguille dans une botte de foin.
En bas, dans les locaux de cours, les visites guidées se poursuivait. Lance devait éviter de se faire repérer. Si Professeur Coran le voyait, il lui passerait un sacré savon pour avoir déserté la présentation.
-Pardon, Coran, mais pour l'heure, j'ai quelque chose de plus important à faire, murmura-il en passant devant la salle de physique où il avait si brillamment exposé la matière plus tôt.
Hélas, il avait beau chercher dans tous les endroits où il pouvait penser, il restait bredouille. L'inquiétude commençait à monter en lui au fur et à mesure qu'il fouillait les bâtiments. Peut-être Keith avait-il suivi Shiro ? Si tel était le cas, alors il n'aurait aucun moyen de le retrouver, ses jambes étant une maigre compétition face à des ailes supersoniques.
Il venait juste de penser que l'ange était peut-être retourné dans la chambre quand un hurlement lui glaça le sang. Il aurait reconnu cette voix entre mille : c'était celle de Keith ! Il courut désespérément vers la provenance du son, tous ses sens en alerte. Que pouvait-il lui être arrivé ? Il était censé pouvoir s'échapper, il avait des ailes, pourquoi n'avait-il pas fui quoi que fut qui le terrorisait autant ?
Il ouvrit des portes qui conduisaient à des salles vides, bouscula des gens, s'excusa une demi-douzaine de fois. Quand il parvint au bout du couloir, un autre cri se fit entendre, un peu plus à l'extérieur. Paniqué, il dévala les marches atterrissant dans le parc de la Garnison, où personne ne flânait dû à des températures trop basses. Là, sous le chêne centenaire qui faisait la fierté d'Iverson, se tenaient deux personnes : une debout, et l'autre agenouillée, tête baissée, avec deux ailes blanches qui sortaient de ses omoplates. Le sang de Lance ne fit qu'un tour.
-Eh ! hurla-il. Qu'est-ce que vous faites ?
Ses pensées étaient un fouillis sans nom. Colère, inquiétude et peur se mélangeaient, l'empêchant de raisonner correctement. Qui osait faire du mal à l'ange, à son ange ? Rapidement, il arriva à la hauteur des deux hommes, et il se figea à la vue de la silhouette debout, un jeune adulte d'une vingtaine d'années.
Il émanait la même aura de perfection qui rendait Keith si irréel, mais sur lui, elle ne faisait que le rendre inquiétant. Son visage taillé au couteau était à demi caché dans la pénombre de l'arbre, mais il était possible de distinguer un sourire carnassier aux dents immaculées. Ses longs cheveux blancs formaient comme un halo autour de lui et mettaient en valeur son corps musclé et engoncé dans un costume noir. À la vue de Lance, il éclata de rire, et sa voix rauque sembla prendre tout l'espace :
-Tiens, tiens, tiens, mais qu'avons-nous là ? Serait-ce enfin notre petit protégé ?
Keith, qui ne l'avait pas vu approcher, se retourna, et ses yeux s'agrandirent d'horreur.
-Lance, non -
Une quinte de toux l'empêcha de fini sa phrase, et l'inconnu rit de plus belle.
-Tous ses efforts pour le cacher à ma vue, et voilà qu'il vient tout seul se jeter dans la gueule du loup ! Bien tenté, petit ange, mais on dirait que tu as perdu la partie.
Lance ne comprenait rien à ce qui était en train de se passer. Qui était cet homme ? Que lui voulait-il ? Comme s'il avait lu dans ses pensées, le nouveau venu s'avança vers lui, prononçant des mots qui lui glacèrent le sang.
-Oh, je n'ai rien contre toi en particulier, humain. C'est ton ange qui m'intéresse. Ou plutôt devrais-je dire, ton démon.
Le brun tressaillit. L'inconnu était si proche de lui à présent qu'il pouvait distinguer la teinte violette de sa peau. Il lui attrapa le menton et scruta ses yeux, comme pour l'étudier.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ? bredouilla Lance en se dégageant de son emprise.
L'homme sourit largement.
-Ce que je veux dire ? Rien de plus simple, voyons. Mais avant, je me permets de me présenter : je suis Lotor, un démon de classe supérieure. Et je suis ici pour réclamer l'Ange Kezech, qui est un des nôtres.
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