15. Flashbacks

Chanson : twenty one pilots, neon gravestones

TW : harcèlement, injures homophobes, crise de panique, angoisse

Attablé dans la bibliothèque de l'école, les trois hommes se regardaient un peu gênés, pas certains de ce qu'ils faisaient ici. C'était l'initiative de Lance qui les avait conduit à venir jusque là pour discuter un peu, mais à en juger par les tapotements nerveux de sa main, il n'était pas sûr d'avoir pris la bonne décision. Keith, assis à côté de lui face à Shiro et son mari, n'en menait pas large non plus.

Passé le premier choc d'apprendre qu'il avait un frère, et de plus que celui-ci pensait toujours à lui autant d'années après, il avait dû se résoudre à accepter qu'il avait raté énormément d'étapes importantes dans la vie de ce dernier, dans lesquels un frère aurait normalement dû être présent. Son mariage, son premier job, son déménagement, les hauts et les bas pour lesquels on peut compter sur sa famille. Savoir qu'il avait manqué autant de choses, en plus d'être incapable de se souvenir des moments où il était encore là, lui laissait une désagréable sensation de vide, qui lui hérissait les poils. Il avait cette impression qu'on a quand on sort de chez soi en étant sûr d'avoir oublié quelque chose sans se rappeler quoi, mais puissance dix.

Après un rapide calcul, Keith était arrivé à la conclusion que Shiro devait être âgé d'une cinquantaine d'années. La moitié d'un siècle, et pendant presque tout ce temps, il avait été absent. Sa mort avait dû affecter son frère de manière irréversible, surtout après celle de leurs parents. Imaginer qu'il avait dû se débrouiller complètement seul pendant trente ans lui donnait envie de vomir. Même si sa peine avait dû s'atténuer avec le temps, aux yeux de Keith, elle était encore visible partout sur les traits de son frère. Il voyait le deuil et le regret s'amonceler dans le noir de ses cernes, la fatigue et la tristesse dans les rides sous ses yeux, la peur et les remords dans ses cheveux blancs.

Il aurait voulu hurler qu'il était là, qu'il était vivant, enfin en quelque sorte, qu'il allait bien, qu'il l'aimait, pour que Shiro cesse de sourire comme s'il faisait semblant, qu'il cesse d'observer d'un air si las les choses qui l'entouraient, qu'il cesse d'avoir un visage aussi vieux, aussi affaibli.

Il l'aimait. Il le savait, ce sentiment au creux de son coeur ne mentait pas. Alors pourquoi était-il incapable de se souvenir de leur vie commune ? Pourquoi sa vue lui était-elle si familière, alors qu'en soit, il ne se rappelait de rien ? Ses souvenirs lui étaient toujours bloqués, comme scellés par un cadenas, et malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à y avoir accès. Il continuait de parcourir le visage de Shiro pour y retrouver quelque chose, un détail, n'importe quoi qui ouvrirait les vannes dans sa tête et laisserait libre cours à sa mémoire. En vain : tout ce qu'il savait, c'était que cette personne assise en face de lui était son frère, et qu'il l'aimait plus que tout au monde.

Une caresse sur sa main crispé le fit frémir, et quand il leva les yeux, il vit le regard inquiet de Lance, qui articula un «tout va bien?» silencieux. Keith hocha la tête et prit une grande inspiration. Il était déjà passé par là, il était inutile de ressasser quelque chose sur laquelle il ne pouvait agir. Il fallait qu'il patiente encore un peu avant de comprendre ce qui c'était passé durant sa vie humaine. Il sourit à Lance, et lui indiqua les deux hommes d'un geste du menton pour l'inciter à entamer la discussion. Le brun acquiesça, serra brièvement la main de Keith et s'en retourna vers ses interlocuteurs.

-Je suis désolé si je vous ai paru un peu agressif tout à l'heure, mais ça me semblait être une occasion inespéré. J'espère que ça ne vous dérange pas de me parler de Keith ?

-Pas du tout, assura Shiro, un doux sourire aux lèvres. Je préfère m'en rappeler de façon heureuse, et Adam m'a beaucoup aidé à surmonter sa disparition. Je serais ravi d'avoir quelqu'un d'autre à qui raconter mes vieilles histoires.

Lance sourit, et il commença à poser des questions. Keith en profita pour le détailler à son tour, comme il venait de le faire avec Shiro et Adam. Il était habitué à voir agir le cubain, à l'entendre parler, mais pour la première fois, il se rendit compte que Lance était vraiment quelqu'un qui savait mettre à l'aise en quelques phrases assorties d'un beau sourire. La preuve : sans méfiance, Shiro racontait déjà sa vie à un garçon qu'il venait tout juste de rencontrer. L'aura de Lance inspirait à la confiance et à la confidence. On avait envie de lui parler, parce qu'on savait qu'on serait écouté en retour, et pas jugé. Lance donnait réellement l'impression qu'il se souciait de tout et de tout le monde, et le pire, c'est que ce n'était pas qu'une impression : il s'intéressait sincèrement à ce qu'on lui disait. Il faisait les gens se sentir compris et reconnus.

Mais ce trait de personnalité avait aussi ses défauts : avec une personne aussi ouverte et sociable, il était impossible de savoir si elle nous aimait pour nous ou simplement parce qu'elle aimait tout le monde sans distinction. On se sentait spécial l'espace d'un instant, et celui d'après on se rendait compte qu'il traitait tout le monde de façon aussi spéciale. Lance était gentil et prévenant avec Keith, mais est-ce que cela voulait dire qu'il était attaché à lui, ou juste qu'il le considérait comme un ami, au pire une vague connaissance qu'il était obligé de se coltiner ? Cette question, qu'il s'efforçait pourtant de sortir de son esprit, venait le tarauder à chaque fois qu'il le voyait interagir avec d'autres personnes. Ce n'était même pas de la jalousie: Keith n'avait pas une estime assez haute de soi-même pour s'estimer autorisé à ressentir de la jalousie. Pour lui, il était évident que Lance préférait être avec les autres, alors il n'y avait pas lieu de leur en vouloir de paraître mieux que lui, ils l'étaient sans aucun doute. En revanche, il se demandait pourquoi Lance agissait de la façon qu'il le faisait avec lui. Était-ce par pitié ? Parce qu'il n'avait pas le choix ? Parce qu'il voulait être certain d'arriver au paradis ? Il paraissait inconcevable qu'on veuille être avec lui de manière sincère. Il y avait forcément une explication, une motivation derrière les sourires et les attentions.

Se rendant compte qu'il commençait à ressasser encore une fois ses pensées noires, il essaya de se convaincre faiblement que ce n'était pas le cas, mais hélas ses insécurités lui riaient à la figure, d'un rire de hyène, un rire qui lui écorchait les oreilles. Tu crois vraiment qu'il t'aime bien ? Réveille toi, idiot ! Tu n'as rien pour toi. Tu ne fais que décevoir les autres. N'essaye pas de croire qu'il est ami avec toi parce que tu le mérites, tu tomberais de haut.

Des spirales. Des spirales noires qui tournaient et tournaient et tournaient dans son cerveau, empoisonnant peu à peu toutes ses cellules, et qui se répandaient ensuite dans le reste de son corps, s'étendant dans ses membres, s'engouffrant dans ses veines, remplissant le moindre espace de libre en lui. Il déglutit péniblement, essayant de faire partir la boule qui se formait dans sa gorge. Les spirales déjà l'entouraient de partout, pesant sur son coeur plus que sur tout. Il essaya de suivre les exercices qu'on lui avait appris il a bien longtemps, compter jusqu'à 10, respirer par le ventre. Il se récita les tables de multiplications dans sa tête.

-Et il ne m'a jamais dit qu'il était harcelé, sinon j'aurais pu tenter de faire quelque chose, j'aurais pu -

Shiro avait murmuré cette phrase, mais ce fut comme si on l'avait hurlé à Keith. Le mot harcelé s'imprima dans son esprit comme marqué au fer rouge. Des flashs lui revinrent, sa tête plongé dans l'eau des toilettes,  des bleus sur ses bras, un regard moqueur. Comme si on avait déverrouillé quelque chose dans sa mémoire, une vanne s'ouvrit et ses souvenirs lui parvinrent en un flot ininterrompu.

*

-Keith ? Qu'est-ce que tu fais levé aussi tôt ? Les cours ne commencent pas avant une heure, tu sais !

Le jeune garçon qui venait de faire irruption dans la cuisine en courant leva les yeux vers son frère, qui avait déposé une pancake tout juste cuite dans son assiette. Souriant gaiement, il mordit dans la petite crêpe, sans même prendre la peine de la saupoudrer de sucre ou de la tartiner de chocolat. En face de lui, la poêle à la main, Shiro soupira.

-Tu pourrais au moins dire merci...

-Merchi ! s'exclama Keith, la bouche pleine, postillonnant au passage sur la nappe et le tablier de son aîné. Ch'est les meilleures !

Malgré son envie de le réprimander, Shiro n'en fit rien. Il était beaucoup trop attendri par l'adorable petite bouille d'ange de son frère. Ses cheveux noirs avaient un peu trop poussé ces derniers temps, mais cela lui donnait un côté Gavroche attendrissant. Il avait hérités des yeux bleus foncés de leur mère, et de ses traits fins, alors que Shiro ressemblait plus à leur père de par sa mâchoire carré et ses francs sourcils. À eux deux, ils pouvaient au moins se rappeler mutuellement leurs parents, à défaut de pouvoir les voir...

À mille lieues des pensées tristes de son frère, Keith hochait la tête en déglutissant, visiblement très satisfait de son petit-déjeuner. Il n'était pas particulièrement impatient d'aller en cours, mais l'odeur de la cuisine de Shiro était suffisamment motivante pour lui faire quitter son lit. C'était son petit moment de plaisir de la journée.

Après, cela risquait de se gâter. Surtout depuis que l'un des garçons de sa classe avait commencé à l'embêter, lui et sa bande de copains, des brutes sans cervelle. Keith avait essayé de les ignorer, mais leurs piques l'atteignaient un peu plus chaque jour. Shiro n'en savait rien, évidemment. Il avait déjà bien assez à faire comme ça à gérer la maison et tout le reste, ainsi que de quoi assurer leur subsistance. Depuis la disparition de leurs parents, il avait tout pris en main, du haut de ses dix-neuf ans. Keith ne voulait pas ajouter encore plus à son fardeau en lui racontant ses problèmes personnels. Surtout que ce n'était rien de très grave, juste des petites moqueries, rien de bien méchant.

Après avoir mangé une demi-douzaine des excellentes pancakes de son frère, il commença à sentir la boule au ventre lui revenir. Il avait commencé à s'habituer à sa présence. Elle arrivait généralement au moment d'aller en cours, et repartait une fois qu'il rentrait chez lui le soir. Il essayait de se convaincre qu'elle n'était pas si grave.

-Keith, ça va ? Tu m'as l'air un peu patraque. Tu étais plein d'énergie tout à l'heure et te voilà tout raplapla !

Il assura que ce n'était rien, mais son regard s'attardait de plus en plus sur l'horloge murale, redoutant le moment fatidique où il serait sommé d'aller en cours. Il avait cru que s'il partait optimiste, il réussirait à passer outre, mais rien n'y faisait : l'angoisse remontait déjà à la surface, malgré toutes ses bonnes volontés pour paraître normal. Il revoyait déjà le visage de James, son sourire carnassier, et malgré lui il n'avait qu'une envie : courir se cacher sous sa couette et continuer de rêver à ses histoires de super-héros, de robots et de princes.

Même en essayant de retarder ce moment le plus possible, Shiro finit bien par regarder sa montre, au grand désespoir de Keith.

-Oh, mais tu vas finir par être en retard, toi qui t'étais levé si tôt ! Allez, file mettre tes chaussures, je t'emmène en voiture ce matin.

Même la perspective d'échapper au trajet dans le froid ne suffit pas à rasséréner Keith, qui se rembrunit un peu plus au dessus de son bol. Son frère ne sembla pas le remarquer et lui ébouriffa les cheveux avant de se diriger vers la salle de bains. Resté seul dans la cuisine, le jeune garçon serra les poings sur son pantalon, retenant les larmes qui s'apprêtaient à couler. Il ne fallait pas qu'il pleure, sinon non seulement Shiro s'en apercevrait, mais en plus il serait encore plus victime des moqueries de ses camarades. D'un geste rageur, il essuya les gouttes d'eau qui se formaient déjà au creux de ses yeux.

*

-Allez, tapette, relève toi !

Tant bien que mal, Keith se remit debout, et chancela. Presqu'aussitôt, une claque monumentale le renvoya par terre. Il cracha un peu de sang. Une de ses dents s'était décroché à cause de la violence du choc. Il ne pleurait même plus. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus de larmes. Jour après jour, c'était la même histoire. On l'emmenait dans un coin reculé, derrière les bâtiments de sports et les locaux d'entretien, près d'une salle sur les murs de laquelle s'étendait une frise peintes de mille couleurs aux motifs psychédéliques. Keith la connaissait par coeur, parce qu'il la regardait, quand les autres lui faisaient subir toutes les horreurs possibles et inimaginables. Il gardait les yeux fixés dessus, et il attendait que ça passe. Parfois, il la regardait tellement fort que les motifs restaient imprimés dans sa tête des jours durant. Il ne pourrait plus jamais voir d'aussi vive couleurs sans les associer à une douleur et à une humiliation monstrueuse.

*

-C'est quoi ce bleu sur ta joue ?

-C'est rien, je me suis cogné contre une porte, un truc stupide.

Shiro semblait fatigué. Il hocha la tête et reprit son examen des dossiers d'impôts qu'il devait remplir. Keith s'attarda quelques instants dans l'entrée de la cuisine, hésitant à raconter ce qu'on lui faisait subir depuis plus de trois ans. Mais encore une fois, les cernes sous les yeux de son frère achevèrent de le convaincre qu'il ne devait rien savoir. Keith pouvait endurer. De toute manière, il n'allait quasiment plus en cours depuis six mois, car tout s'était aggravé brusquement quand Celia avait changé d'école. Elle avait été son amie et sa protectrice durant toute son année de quatrième, et cela lui avait redonné l'envie d'aller en cours. Mais maintenant qu'elle était partie, le harcèlement s'était fait plus fort que jamais, et Keith arrivait au bout de ses limites. Il faisait des cauchemars, revivant les scènes atroces devant la frise colorée, les coups, les brimades, ses affaires qu'on lui volait au sport, les rires en boucle, un concert permanent dans sa tête, qui l'accompagnait au quotidien. Il était fatigué. Il ne savait pas s'il pourrait encore tenir plus longtemps.

*

-Keith ? Keith ? Keith, réveille toi !

Quand il ouvrit les yeux, la première chose dont il prit conscience fut l'atroce migraine qui lui tordait le crâne. Puis il aperçut le visage de Lance penché au dessus de lui, et son air sincèrement inquiet, qui presque aussitôt se mua en un soulagement indescriptible. Il voulut se redresser, mais se rendit compte qu'il ne pouvait pas : ses membres étaient flageolants et aussi fébriles que ceux d'un nouveau-né. Autour de lui, il reconnut la chambre de Lance, son papier peint bleu rassurant, ses posters de la NASA et ses étoiles phosphorescentes.

-Qu'est-ce qui est arrivé ? murmura-il en retombant sur l'oreiller.

Lance remit machinalement une mèche de ses cheveux noirs derrière son oreille, et le contact de son doigt contre sa peau le fit frémir. Keith ne savait pas pourquoi il était aussi sensible dès qu'il s'agissait de lui, mais son corps pour sûr n'était pas indifférent.

-Tu t'es évanoui alors que Shiro et Adam venaient juste de partir.

Keith tenta de se rappeler, mais les brumes de son adolescence étaient encore bien trop forte pour qu'il puisse se concentrer. Il eut envie de vomir, mais savait que n'ayant ingéré aucune nourriture, ce n'était qu'une sensation, désagréable certes, mais de passage.

-Ah bon ? Je pensais que c'était avant... Je n'ai plus trop la notion du temps... Je... Lance...

Il avait mal à la tête, et tout se confondait. Il ne savait plus si Lance pouvait l'aider, et il avait honte de lui demander de l'aide alors qu'il était censé être celui qui devait aider. Mais il fallait qu'il parle, car cet état d'esprit finirait par le pourrir de l'intérieur s'il n'en parlait pas.

-Il faut que je te dise quelque chose.

L'air inquiet revint instantanément sur le visage de son ami. Keith s'en voulut de lui causer autant de tort avec ses histoires stupides. Mais il était déjà parti à raconter, et advienne que pourra. De toute manière, pensa-il amèrement, sa situation ne pouvait pas vraiment s'aggraver.

-J'ai... Mes souvenirs... Ils sont revenus... Enfin pas tous, mais une partie... Et je sais... Je crois que je sais pourquoi je suis mort.

Il avait tellement mal à la tête qu'il crut qu'il allait à nouveau s'évanouir sous la douleur. Il ne se rendait même plus compte de ce qu'il disait, ou vaguement. Lance le regardait d'un air soucieux, comme on regarde un malade.

-Ne te presse pas, prends ton temps. Je suis là, je te laisserais pas, Keith.

-C'est que... J'ai honte...

Il avait peur de la réaction de Lance si jamais il lui avouait ce qui causait ce poids sur son coeur, peur que ce dernier le rejette, le regarde d'un air dégoûté. Pourquoi ne pouvait-il pas être normal ? Pourquoi la Terre et les dieux avaient-ils décidé d'être aussi cruels avec lui ? Il n'était pas, ne voulait pas, ne méritait pas ça. Lance saurait-il comprendre ? Pourrait-il le regarder de la même manière avant et après cet aveu ?

-Je veux pas que tu me regardes...

Il vit que l'humain ouvrait la bouche pour protester, mais devant le regard de Keith changea bien vite d'avis. Il se tourna, et l'ange n'eut plus que son dos à qui parler. Curieusement, ça ne rendait pas la chose plus facile. Mais il était bien trop impliqué à présent pour pouvoir faire quoi que ce soit qui aurait pu changer les choses. Il inspira, et lâcha dans un souffle, un aveu presque imperceptible.

-J'étais harcelé avant. Avant, dans ma vie humaine, parce que... Parce que... juste parce que je n'aimais pas les filles. Et je crois que c'est à cause de ça que j'ai décidé de partir.

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