CHAPITRE XIX - GARDE A VUE

Marina, Astroport de Vancouver – Bâtiment d'administration – annexe de l'ISO, planète Terre, mercredi 23 mai 2356.

Mirella passa furtivement le revers de la main sur ses paupières brûlantes. Non, elle ne pleurait pas. Du moins, pas de peur ou de faiblesse, mais de rage et de frustration. Durant ses années de run, elle avait réussi à ne jamais attirer l'attention des services de sécurité de l'astroport. Mais autant il était aisé de cerner les motivations des vigiles qui assuraient un semblant d'ordre dans l'enceinte de Marina, autant celles de ces types en noir la dépassaient.

Les occupants du Blue Cosmos avaient été conduits dans un local situé au rez-de-chaussée du bâtiment d'administration de l'astroport. Sur la porte figurait un écusson où se détachait une balance blanche au fléau en forme d'épée ; au-dessous, trois lettres formaient le sigle « ISO ». Mirella en avait vaguement entendu parler, dans le cadre de scandales politiques ou d'affaires de corruption. Qu'est-ce que des super-flics aux ordres directs du gouvernement pouvaient bien vouloir à quelques trafiquants de seconde zone ? Et surtout, à quelqu'un d'aussi insignifiant qu'elle ?

À moins que...

Mika.

Elle prit une brusque inspiration et ses deux mains posées sur la table se crispèrent involontairement. Devant elle, la grande femme brune aux traits accusés, que son badge identifiait comme le « sergent Biehn », lui lança un regard incisif :

« Pour la dernière fois, misser Dahar, que faisiez-vous au Blue Cosmos ? »

Mirella entrecroisa les doigts et baissa la tête, focalisant son attention sur le reflet déformé que lui renvoyait l'acier brillant de la table :

« Je vous l'ai dit, répondit-elle d'une voix tremblante malgré ses efforts désespérés pour la garder ferme. J'attendais un ami.

— Et peut-on avoir le nom de cet ami ?

— Je... C'est... un membre de l'équipage dont je fais partie. Niemeyer... Josse Niemeyer...

— Et où se trouve ce Niemeyer ?

— Je... je ne sais pas. Il a dû arriver trop tard et... ne pas me trouver au Blue Cosmos... Il est retourné au cargo, sans doute. »

Elle se mordit la lèvre : et si elle avait attiré l'attention sur le Moonshine Runner par ces quelques mots ? Cette femme devait avoir l'habitude d'interroger des suspects et elle n'hésiterait pas à se servir sans scrupules de tout ce que Mirella pourrait dire.

La jeune travler ressentait l'impression désagréable de se tenir entièrement nue devant Biehn. Ou pire encore : la nudité physique l'aurait moins gênée que ce sentiment d'être lue comme un livre ouvert. Elle était parvenue à persuader Josse qu'elle pouvait traiter sans risques avec Pryce, que le Blue Cosmos était relativement sûr tant qu'on savait garder un profil bas, mais le vieux travler avait insisté pour venir la retrouver si elle tardait à revenir : dans les faits, elle ne mentait pas.

Biehn esquissa un sourire assuré :

« Bien entendu, misser Dahar, fit-elle avec une pointe de dérision. Le Blue Cosmos est le dernier endroit à la mode, où l'on se donne rendez-vous entre amis. C'est bien connu. »

Mirella détourna les yeux, en se demandant combien de temps cette torture allait encore durer.

OOO

Marina, Astroport de Vancouver – Bâtiment d'administration – annexe de l'ISO, planète Terre, 23 mai 2356.

À peine le Paragon posé sur le tarmac, Rag réquisitionna une navette pour se rendre directement à la permanence de l'ISO. Plus d'un agent aurait violemment protesté d'être ainsi sollicité après un voyage extraplanétaire, mais le genhum se sentait soulagé de pouvoir tourner son attention vers autre chose que les évènements de Lumen. Plus encore que la réaction du Marine general, les insinuations d'Elmanassir sonnaient douloureusement à ses oreilles. Mais le plus difficile était de composer avec la culpabilité évidente que ressentait Lock : ce sentiment n'avait pas lieu d'être. Au niveau de la gestion de l'affaire, une décision qui aurait pu se révéler une terrible erreur s'était au final avérée efficace. Pour le reste, l'Archange considérait que c'était à lui et à lui seul de faire face à ses états d'âme.

Tandis que le véhicule automatisé glissait sans bruit le long de son rail, le jeune homme examina rapidement les données expédiées sur son datapad par l'équipe du capitaine Lansdon. Leur gros gibier se nommait Dundar Corrodin. D'après divers informateurs, dont la parole ne servait à rien tant qu'aucune preuve irréfutable ne serait mise à jour, c'était un producteur et un trafiquant de genhum illégaux. Né à Camberra en 2309, des études de médecine abandonnées en cours de route, un procès pour pratique illicite d'actes médicaux, des trafics en tous genres... Mais contrairement à beaucoup, l'homme avait appris de ses erreurs. La petite firme d'import-export de produits biomédicaux qu'il dirigeait actuellement marchait à peu près dans les limites de la loi.

Une seule lecture suffit à Rag pour graver la totalité des informations dans sa mémoire. Du bout des doigts, il effleura la surface du datapad, mettant ses fonctions en sommeil. La plupart des gens s'attendaient à ce qu'en tant que genhum, il éprouve de la haine envers quelqu'un comme Corrodin. Mais l'Archange ne lui accordait pas même cet honneur. Le trafiquant n'était à ses yeux qu'une unité nuisible à neutraliser dans les strictes limites de la loi.

La navette glissa entre deux corps du bâtiment d'administration et s'immobilisa à l'entrée de la permanence de l'ISO. En débouclant son harnais, Rag ne put s'empêcher de remarquer les deux silhouettes massives en armure de combat, en faction devant la porte. Il s'extirpa du véhicule, replaça son datapad dans l'étui à sa ceinture et fixa le badge de sécurité sur son uniforme.

Sur son passage, l'un des Gorilles, un homme en milieu de quarantaine, presque aussi large que haut et dont la partie gauche du visage avait été remplacée par un implant de synthéchair, lança en sourdine à l'imposante Bearskin qui lui faisait face :

«  ...doivent plus avoir grand monde chez les Soffies, pour nous envoyer des blancs-becs... »

— ...ou trop de monde, ils se débarrassent... » répliqua la Bearskin en haussant un épais sourcil rouge.

Rag ne put réprimer un léger sourire :

«  Tu sais que je peux vous entendre, Drak... » lança-t-il en passant les portes.

Le rire des deux Gorilles le suivit tandis qu'il pénétrait dans le couloir d'un blanc aseptisé et se soumettait au module de reconnaissance génétique. Avant même qu'il n'active l'interphone, le capitaine Lansdon, responsable de la permanence de l'ISO dans l'enclave de Marina, apparut à l'extrémité du corridor. L'officier mince, nerveux et grisonnant rappelait à Rag ces oiseaux toujours affairés qui ne se posaient jamais longtemps. Il se dirigea vers lui et le considéra d'un œil critique :

«  Sergent, vous avez fait vite. Pas trop fatigué de votre aller-retour sur Lumen ? »

Rag se demanda ce que l'œil brun et vif de Lansdon pouvait effectivement discerner. Pour sa part, il ne ressentait aucune lassitude... du moins, aucune lassitude physique. Son corps génétiquement modifié et surentraîné n'éprouvait de la fatigue que dans des circonstances extrêmes qu'il était loin d'avoir expérimentées.

«  Tout va bien, Mon Capitaine. »

Lansdon laissa passer un temps de silence sceptique avant de hausser légèrement les épaules :

«  Bien, suivez-moi, sergent. Parlons un peu du gibier que nous avons pris dans nos filets. »

L'Archange emboîta le pas à l'officier qui, comme à son habitude, n'était pas décidé à perdre la moindre seconde de son temps en marchant en silence :

«  Nous avons appréhendé six personnes au Blue Cosmos. Notre vieil ami Lajoy, pour faire bonne mesure. Deux travlers qui ont choisi le mauvais endroit au mauvais moment pour prendre un verre. Une certaine Mirella Dahar, une petite travler qui a dû être runner dans une autre vie – à moins que ça ne soit le contraire. Dundar Corrodin, le trafiquant de chair humaine, et le runner avec qui il était en train de causer... »

Rag haussa un sourcil interrogateur :

«  Garret Pryce ? »

Lansdon hocha brièvement la tête :

«  Lajoy fainéante dans sa cellule habituelle et les deux travlers ont été relâchés après vérification. Dahar avait sur elle un décodeur inactif. Nous l'avons isolée et le sergent Biehn l'interroge, pour le principe, il faut l'avouer. Pour l'instant, Corrodin et notre petite fouine de runner sont dans la même salle, mais dans des modules d'isolation, sous la garde de Kaynasi, de Halloran et du lieutenant Abgal. Nous avons pensé qu'il serait intéressant de croiser les réactions... »

Avant de franchir la porte, il s'arrêta subitement et leva les yeux vers Rag avec gravité :

«  Sergent, Corrodin est très bon... dans sa branche d'activité. Il vous reconnaîtra pour ce que vous êtes et s'en servira contre vous. »

Rag haussa les épaules :

«  Mon capitaine, durant les dix années que j'ai passées hors du centre, j'ai entendu tout ce qu'il y avait à entendre. Je pense être... mithridatisé. »

Lansdon ne put réprimer un sourire à ce choix typique de vocabulaire, mais son expression redevint vite sérieuse :

«  Pensez-vous pouvoir mener un interrogatoire dans de telles conditions ? »

L'Archange esquissa un sourire amer :

«  Mon Capitaine, Corrodin fait partie des rares suspects qu'il m'est permis d'interroger, parce que personne ne se préoccupe de son amour-propre. De son côté, il ne se sent pas obligé de tenir compte de la loi d'Émancipation qui n'a aucune valeur à ses yeux. Nous sommes en quelque sorte... à égalité. En la circonstance, ma nature est même un atout : à ses yeux, je ne suis qu'une marchandise potentielle. Comme les esclaves de l'ancien temps... un meuble. Une commodité. Il ne se préoccupe pas vraiment de ce que je peux entendre ou penser... »

Lansdon s'arrêta net et pivota vers le sergent ; les sourcils mobiles du capitaine volèrent en direction de son cuir chevelu :

«  Si vous pensez savoir ce que vous faites, Guttirez, je vous fais confiance, prononça-t-il à contrecœur. Mais en mon âme et conscience, je ne vous cacherai pas ma perplexité. Un agent de l'ISO ne doit tolérer aucune marque d'irrespect envers son uniforme. Et par extension, envers lui-même, puisqu'il est la personne investie de la mission symbolisée par cet uniforme. »

Ni le ton de la voix, ni le regard sombre n'exprimaient de contrariété ou de sévérité sentencieuse, plutôt une inquiétude peinée. Rag songea à la façon dont le Marine general Carsen avait brutalement congédié l'équipe en découvrant sa présence au côté de Lock. Il esquissa un sourire un peu tendu :

«  Je comprends ce que vous voulez dire, mon capitaine. Loin de moi l'idée de desservir l'image de l'ISO. Mais vous savez comme moi que la seule solution à ce problème... serait que je renonce à cet uniforme. »

Le capitaine secoua la tête, à court d'arguments. Rag prit les devants : il s'écarta et recula légèrement, pour ne pas laisser à l'officier d'autre choix que de s'avancer le premier dans la section réservée à la rétention et l'interrogatoire des personnes appréhendées.

OOO

Marina, Astroport de Vancouver – Bâtiment d'administration – annexe de l'ISO, secteur de rétention, planète Terre, mercredi 23 mai 2356.

Dans la salle d'interrogatoire gardée par deux gorilles puissamment armés, les deux hommes furent accueillis par le lieutenant Abgal, une jeune femme à la peau sombre et à l'ossature fine.

«  Je vous souhaite bon courage, sergent, dit-elle avec une grimace de dégoût. Personne ne pourra me reprocher d'avoir trop de sympathie pour ce suspect ! »

Elle désigna de la tête l'individu dégarni vêtu de rouge vif, assis dans un isoloir vitré, qui promenait effrontément les yeux sur chaque parcelle de son anatomie. Un peu plus loin, dans un second isoloir, un jeune homme dans une tenue improbable, à la physionomie brouillée par une surabondance de cosmétiques et d'implants, observait les nouveaux venus avec calme et curiosité.

«  Bien, sergent, ils sont à vous », fit Lansdon avec regard appuyé qui résumait à lui seul leur échange dans le couloir. Sans attendre de réponse, le capitaine pivota sur ses talons et quitta la pièce, suivi d'Abgal qui se retourna brièvement pour adresser à Rag un sourire timide.

La porte se referma derrière eux. L'Archange vérifia la position des deux Gorilles qui demeuraient avec lui dans la salle, puis s'installa devant le pupitre à mi-chemin entre les deux isoloirs. Tirant son datapad, il rappela les éléments du dossier en observant Corrodin à la dérobée.

L'homme offrait l'image même de l'assurance. Il laissait son regard peser sur le sergent, en le détaillant comme s'il avait été un nouveau modèle de navette personnelle intrathmosphérique ou toute autre pièce de technologie voyante et sophistiquée ; cependant, Rag ne put s'empêcher de noter la façon dont il serrait compulsivement, à intervalle régulier, son poing droit posé sur sa cuisse.

Il s'appliqua délibérément à consulter les données auxquelles il n'avait pas pu accéder dans la navette, sans prêter attention aux deux suspects. Pryce s'avachit dans son fauteuil, les bras repliés sous la nuque et se plongea dans la contemplation du plafond. Corrodin n'éprouvait pas la même sérénité : il se pencha en avant, les mains appuyées sur les genoux et fixa le genhum avec une irritation manifeste. Rag sourit intérieurement : de par sa position prédominante dans l'économie parallèle des dockcities, l'homme n'avait pas l'habitude d'être ignoré de la sorte. Surtout par quelqu'un qui ne devait être à ses yeux qu'un réservoir potentiel de gènes plus ou moins négociables. Mais autant par son conditionnement au centre de formation que durant sa période parmi les Gorilles, Rag avait appris la patience.

«  Vous n'avez rien contre moi, lança enfin Corrodin. Je veux joindre mon avocat.

— De par ses statuts, l'ISO est autorisé à appliquer une détention préalable de vingt-quatre heures quand il y a suspicion de crime d'état, répondit Rag sans relever les yeux.

— Crime d'État ? Qu'est-ce que c'est que ces foutaises ? »

Excédé, Corrodin se leva à demi et posa les deux mains sur la paroi de verre sécurisé :

«  Écoute-moi bien, le genhum, l'ISO t'a peut-être appris à marcher sur deux pattes, mais ce n'est pas le moment de te faire valoir en essayant de faire croire que tu as quelque chose dans le pantalon. »

Rag releva les yeux vers Corrodin et rencontra un regard calculateur, qui était loin de trahir la colère impulsive que le trafiquant affectait de manifester.

«  C'est étrange, misser Corrodin... On jugerait que vous tentez de vous faire inculper pour insulte à un représentant de l'ordre. Ou de devenir la victime d'une bavure. Que cherchez-vous à prouver ? »

Il reporta ostensiblement son regard vers l'écran, feignant de rechercher des informations déjà clairement gravées dans sa mémoire :

«  Vous n'êtes pas à votre premier séjour parmi nous. Mais les autres fois, vous étiez bien plus détendu. Vous ne cherchiez pas les ennuis, juste ressortir le plus vite possible. Qu'est-ce qui a changé, cette fois ?

— Les autres fois, je n'ai pas été interrogé par un singe savant », répliqua l'homme rageusement.

Rag considéra froidement le suspect :

« Vous aurez beau faire, Corrodin, vos insultes n'auront aucun effet sur moi. Vous ne faites que dire tout haut ce que la plupart pensent tout bas et votre franchise est presque agréable. »

Un mauvais sourire déforma les lèvres du trafiquant :

« Peut-être qu'ils ne le pensent pas sans raison non plus. Vous autres, vous avez beau vous prétendre humains, mais vous savez que c'est une illusion. Regarde-toi : un ramassis de bouts de génomes, qui te donne le cerveau d'un ordinateur dans le corps d'un athlète suroptimisé aux allures de gigolo. Une créature artificielle assemblée n'importe comment.  »

Le genhum garda le silence, refusant de se laisser piéger par les provocations de Corrodin. Le trafiquant découvrit les dents, sardonique :

«  Tu sais que je dis vrai. Mais tu ne veux pas le reconnaître. Ou peut-être que tu ne le peux pas. Tu es sans doute incapable d'éprouver des sentiments humains normaux. »

Rag ne put s'empêcher de repenser aux avertissements de Lansdon. Il ne se faisait aucune illusion sur les opinions personnelles de Corrodin ; cependant, l'homme n'était pas arrivé à sa position actuelle sans une certaine dose de savoir-faire. Le genhum était de plus en plus persuadé que les provocations du trafiquant étaient volontaires. Mais à quelles fins ?

Corrodin porta sa main à sa gorge et se mit à tripoter machinalement le clip doré qui fermait sa chemise. Rag posa son datapad et le contempla avec calme :

«  Si par sentiments humains, vous désignez les plus basses pulsions auxquels les hommes sont susceptibles de se soumettre, vous avez raison. Mais ce n'est pas ici notre propos. »

Pryce se mit à ricaner :

«  Laissez tomber, Corrodin. Ce type est un Archange, c'est une trop forte partie. Il a plus de neurones dans la tête que nous deux réunis, mais ils ne sont pas connectés de la même manière ! »

Le trafiquant braqua un regard outragé vers le jeune runner, qui ne sembla pas particulièrement troublé par l'irritation manifeste de son codétenu et poursuivit d'un ton désinvolte :

«  Si le sergent négociait deux gouttes de son sang dans les bons milieux, il récolterait de quoi partir en vacances à vie sur Archipel ! Mais non, il n'y pense même pas... Cela dit, je pourrais lui arranger le coup... »

Rag lui lança un coup d'œil glacial :

«  Taisez-vous, Pryce. Vous prendrez la parole quand on vous interrogera.  »

Le runner haussa les épaules et s'affala de nouveau dans son fauteuil, plongé dans la contemplation des griffes de métal plaquées sur ses doigts. Rag reporta son attention sur Corrodin, douloureusement conscient du fait que l'ISO n'avait aucune preuve de son implication dans des activités répréhensibles – encore moins dans un trafic de chair humaine – et particulièrement de Spartan.

Lock, fidèle à lui-même, userait probablement d'intimidation, pour déstabiliser son interlocuteur et l'amener à faire une faute. Comme Tob avant elle, Cid se rabattrait sur les recours légaux et leur infinie marge d'interprétations. Rag ne se sentait à l'aise avec aucune de ces façons de procéder : il préférait la logique pure, l'exploitation des paradoxes, mais il n'avait pas assez de substance pour découvrir une faille dans les informations à sa portée. Il devait donc trouver un autre angle d'attaque.

Il laissa son regard errer sur la salle et ses occupants, s'arrêta sur le jeune Garret Pryce. Par son aspect physique autant que son comportement soigneusement étudié, le runner privilégiait les apparences... ce qu'il y avait au-delà était susceptible de ménager quelques surprises à ses adversaires comme à ses alliés potentiels. Mais Corrodin faisait de même à sa façon, avec ses vêtements de mauvais goût et son attitude outrancière. Personne ne pouvait soupçonner un esprit aussi retors de se dissimuler sous autant de grossiaèreté.

«  Que faisiez-vous au Blue Cosmos, en conversation avec un runner notoire, si vous n'avez rien à vous reprocher ?

— Eh ! » protesta Pryce avec un début de véhémence que le sergent calma d'un regard appuyé. Le garçon retomba dans son siège, la mine maussade.

«  Je l'ai déjà dit aux autres garde-chiourme, lança Corrodin d'une voix traînante. J'avais du travail à lui proposer.

— Le témoignage de Pryce l'a corroboré, mais cela n'explique pas pourquoi vous ne l'avez pas convoqué à votre bureau ? »

Le trafiquant esquissa un sourire condescendant :

«  Parce que je ne connaissais pas son adresse... si tant est qu'il en ait une. C'est tout de même plutôt drôle de voir les boy-scouts de l'ISO me reprocher de vouloir donner un travail honnête à l'un de ces gamins. »

Rag s'obligea à garder pour lui les remarques cyniques qui lui venaient à l'esprit.

«  Vous admettez donc avoir connaissance des activités illégales de misser Pryce ? »

L'intéressé se redressa brusquement !

«  Vous n'avez aucune preuve ! lança-t-il sur un ton indigné.

— Légère nuance, répliqua Rag froidement. Nous n'en avons pas encore. Nous avons retrouvé les débris d'un décodeur sous la table où misser Corrodin et vous étiez attablés.

— Et alors ? grommela le jeune runner, Lajoy fait des économies sur ses robots de ménage. Rien ne prouve que je suis concerné.

— Cela ne saurait tarder... Ne sous-estimez pas nos services scientifiques, misser Pryce. »

Même le maquillage et les implants ne purent masquer l'inquiétude qui envahit les traits du runner, en dépit de ses efforts pour maintenir son attitude bravache. Il s'enfonça dans son siège, les bras croisés.

«  Donc, misser Corrodin, reprit Rag, vous saviez que misser Pryce s'adonnait à des activités illégales ? »

Le trafiquant haussa les épaules :

«  Oui, non... et alors ? Vous allez m'arrêter pour ça ? Le gamin n'est pas la moitié d'un imbécile... même s'il est un peu imbu de lui-même. »

Le sourire présomptueux que le début de la phrase avait fait naître sur les lèvres fardées de Pryce mourut subitement.

«  C'est un bon négociateur. Autant qu'il exerce ses talents aux frais de mon entreprise. C'est illégal, peut-être ?

— A priori, non, misser Corrodin. Mais je constate cependant que son profil diffère considérablement de celui vos autres employés... La plupart ont opéré un cursus, complet ou partiel, dans le domaine de la bio-ingénierie. »

Le suspect plissa les lèvres en une moue fataliste :

«  L'Émancipation les a mis au chômage, pour la plupart. Tripoter du code animal ou végétal, ça rapporte moins...

— Aucun d'entre eux ne saurait être soupçonné de tremper dans l'exploitation et le trafic de matériel génétique humain ? »

Corrodin esquissa un sourire qui se voulait angélique, mais exsudait une désinvolture outrancière :

«  Si c'était le cas, ils n'auraient pas besoin de bosser pour moi.

— Vous n'avez pas non plus entendu parler de genhum émancipés qui seraient passés à la clandestinité ? Qui aurait été tenté de servir illégalement certains employeurs ou de négocier leurs propres gènes ? »

Le trafiquant se redressa, les mains posées sur les genoux, campés sur ses bras tendus, et éclata de rire :

« Pour qui tu me prends, l'OGM ? Tu veux peut-être que je t'arrange le coup ? Y'en a qui paieraient cher pour t'avoir dans leur harem, même avec ces foutus yeux jaunes. »

Le sergent entendit le cliquetis distinctif d'une arme lourde dont on déverrouillait la sécurité. Il se retourna et esquissa un geste apaisant à l'attention de Kay, le gorille à la peau cuivrée qui se dressait juste derrière lui. Jamais l'homme ne se livrerait à un acte de violence délibérée, mais à sa manière, il supportait aussi mal que Lansdon de voir un des représentants de l'ISO insulté – surtout s'il s'agissait de Rag.

Tout était dans les apparences. Corrodin pensait mener le jeu : il avait maintes fois été soumis à ces mêmes questions et s'en était toujours sorti avec les mêmes mensonges outranciers. Et la présence de Garret Pryce, qui commençait à bénéficier d'une certaine notoriété dans le milieu, lui servait de caution : le jeune runner pourrait témoigner qu'il n'avait pas été tenté de trop parler. Le trafiquant ne songeait plus à provoquer contre lui un accès de colère ou de violence ; de façon très prévisible, les interventions insolentes de Pryce suscitaient un effet de contagion. Corrodin ne planifiait plus, il laissait juste s'exprimer son arrogance et son mépris pour les genhum.

Une telle franchise ne serait pas perdue.


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