CHAPITRE VIII - RAPPORT
Marina, Astroport de Vancouver, planète Terre, Cargo léger Moonshine Runner, 23 mai 2356.
Les doigts du jeune homme volaient sur le clavier avec une remarquable aisance, tandis que son regard demeurait fixé sur l'écran de la station informatique de Becka. Jerem n'avait jamais entretenu une relation particulièrement confortable avec les réseaux qui vivaient de l'autre côté des interfaces ; il ne pouvait s'empêcher de se sentir impressionné par la façon dont le garçon parvenait déjà à tirer des informations de cette jungle numérique.
Quand Mika stoppa sa recherche et se tourna vers le capitaine du Moonshine Runner, Jerem réalisa que le genhum avait parfaitement perçu son approche, même plongé dans sa tâche. Il ressentit un léger frisson en songeant que les sens de Mika devaient être largement plus développés que ceux d'un humain ordinaire. Le garçon posa les mains de part et d'autre du clavier et leva son regard bleu vers le visiteur, attendant qu'il annonce ce qu'il sollicitait de lui.
« Est-ce que... tout va bien ? demanda le travler maladroitement. Tu trouves des choses intéressantes ? »
Le garçon hocha gravement la tête :
« Oui, Capitaine. »
Jerem s'attendait à ce que Mika s'étende un peu sur ce qui avait retenu son attention sur le réseau multidoc, mais il avait oublié que le jeune genhum répondait toujours précisément et laconiquement aux questions, sans élaborer au-delà. Il passa la main dans ses cheveux en soupirant : en l'absence de Becka, il s'était donné pour tâche de veiller sur leur protégé, mais il était clair qu'il lui manquait quelques clefs pour comprendre son fonctionnement.
« Bien... marmonna-t-il. Et ce n'est pas la peine de me donner du capitaine. Ici, tout le monde m'appelle par mon prénom.
— Pas Becka, répondit Mika avec un léger froncement de sourcil. Elle vous appelle "Skipper". »
Le capitaine ne put s'empêcher de sourire face à l'innocence juvénile de la remarque.
« ''Skipper'', poursuivit le garçon, est le terme par lequel ont désignait les capitaines des voiliers. Mais le Moonshine Runner n'est pas un navire. »
Jerem s'adossa contre le mur et croisa les bras :
« Tu sais, pour beaucoup de gens, voyager dans un vaisseau, c'est un peu comme naviguer sur un bateau. Un petit espace de vie, qui flotte au milieu de nulle part. Et le capitaine est le seul maître à bord... »
Il rit silencieusement :
« Enfin, dans mon cas, ce n'est pas tout à fait vrai. Disons que les autres sont assez gentils pour me laisser croire que c'est moi qui commande. »
Le regard de Mika montrait une certaine confusion ; Jerem décida de revenir à des considérations plus concrètes :
« "Skipper", reprit-il plus sérieusement, c'est juste un surnom. Je n'apprécie pas vraiment qu'on m'appelle "Capitaine", mais Becka aime bien me rappeler ma position... Elle a trouvé que ce terme rendait bien.
— C'est un peu... comme quand les scientifiques m'appelaient Mika ? Ce n'était pas ma vraie désignation, mais c'était plus facile pour eux de m'appeler ainsi. »
Jerem grimaça légèrement, mais acquiesça malgré tout :
« Probablement... »
Il considéra le garçon, qui ne semblait pas savoir que faire de lui-même depuis qu'il avait interrompu ses recherches :
« Alors, que regardais-tu ?
— Je voulais voir comment fonctionnait le Moonshine Runner. Si je dois rester avec vous, je devrai remplir une tâche essentielle sur le vaisseau. »
Touché, Jerem fut tenté de lui dire que ce n'était en aucun cas une obligation, mais il savait aussi que cette impression pourrait aider le jeune homme à mieux trouver sa place sur le cargo. Il sourit légèrement en songeant à quel point Mika était différent des adolescents classiques. Il n'imaginait même pas comment il était possible de vivre sans le moindre sentiment de contradiction et de rébellion, sans le moindre besoin de prouver que l'on existait en tant qu'individu.
« Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Comme il n'y avait pas de documentation technique sur le réseau interne, je suis allé sur le site du constructeur, mais le Moonshine semble être un modèle ancien qui n'est plus en fabrication depuis plusieurs décennies. J'ai cependant trouvé un guide complet sur le site d'un habitant d'Archipel qui possède un très grand nombre de vaisseaux anciens de modèles différents. »
Les yeux de Jerem s'élargirent légèrement :
« Tu veux dire... un collectionneur ?
— C'est probable », répondit Mika en haussant un sourcil, comme s'il avait peine à comprendre l'intérêt de la démarche.
Le capitaine du Moonshine songea qu'il serait plus sage de laisser Becka lui expliquer.
« Il y avait un guide complet du poste de pilotage et j'ai pu identifier où se situaient les commandes principales et quel était leur champ d'action », poursuivit le garçon.
Jerem se rapprocha et considéra le jeune homme pensivement :
« Tu sais piloter ?
— Oui, Capitaine. Essentiellement sur simulateur, mais, j'ai un peu d'expérience sur engin réel. »
Il éprouva un peu de surprise, avant de réaliser que c'était logique. Les Archanges d'origine étaient censés être des soldats d'élite. Était-ce le cas de Mika également ? En un consensus spontané, personne à bord du cargo ne lui avait posé de questions sur sa vie passée.
« Il y a une autre chose, Capitaine... poursuivit le jeune homme avec hésitation.
— Quoi, Mika ?
— En vérifiant les performances du Moonshine Runner, je me suis dit qu'il devait être possible de les améliorer sensiblement. »
Le travler posa les mains sur ses hanches et leva les yeux au ciel :
« Je ne veux pas te décevoir, mon garçon, mais ce genre de travaux demande... pas mal de fonds.
— Pas nécessairement, Capitaine. J'ai quelques suggestions à donner à Becka, mais elles ne sont que théoriques. Je voulais avoir votre autorisation pour lui en parler.
— Pourquoi as-tu besoin de mon autorisation ? s'étonna-t-il.
— Pour suivre la ligne hiérarchique », répondit Mika comme si c'était une évidence.
Jerem passa la main dans sa mèche blanche en soupirant. Il prit son courage à deux mains, espérant que son explication serait compréhensible pour le jeune homme :
« Ici, ça ne se passe pas de façon aussi formelle, Mika. Comme Becka en sait plus long que moi sur le fonctionnement du Moonshine Runner, je lui délègue entièrement cet aspect des choses. Tu as toute liberté de parler de ces questions avec elle et, éventuellement, avec Josse. Pour ma part, je me contente le plus souvent de décider si cela vaut la peine d'engager des frais. »
Le jeune genhum hocha lentement la tête, acceptant une logique qui lui était peu familière, mais contenait cependant du sens :
« Oui, je comprends. Merci, Capitaine.
— Pas "Capitaine" ! Jerem, ou Skipper, si tu préfères ! »
Mika marqua un temps de silence, avant de rectifier :
« Merci, Jerem. »
Un peu distrait de son inquiétude pour Mirella – et pour Becka, à qui il avait peut-être demandé de se jeter dans la gueule du loup, Jerem regarda le garçon sauvegarder ses recherches et écrire ses recommandations. Il se dit qu'en dépit des problèmes que sa présence à bord entraînait à divers niveaux, il n'était pas désagréable à côtoyer.
OOO
Marina, Astroport de Vancouver – Navette monorail. Planète Terre, 23 mai 2356.
Tandis que la navette glissait silencieusement vers le pôle d'atterrissage N° 12, Mirella regardait Becka à la dérobée, en tripotant machinalement le ruban argenté collé à sa peau. La mécanicienne n'avait pas ouvert la bouche depuis que les gorilles l'avaient sommée de dégager. Elle n'avait jamais été du genre à cacher ses sentiments, et le trouble qu'elle devait ressentir était clairement apparent sur ses traits crispés.
Quand le calme lui sembla trop pesant, elle décida de le rompre, espérant qu'elle ne rendrait pas les choses pires qu'elles ne l'étaient déjà :
« Becka ? Je... »
Elle déglutit avec peine avant de reprendre :
« Je voulais te remercier d'être venue me chercher. »
La mécanicienne haussa les épaules :
« C'est tout à fait normal, Miri », répondit-elle d'un ton détaché.
Elle pencha légèrement la tête, considérant gravement la jeune travler :
« Ils ne t'ont pas trop brusquée ? »
Mirella secoua légèrement la tête, mais ne put s'empêcher de resserrer ses bras autour de son torse, en un geste inconscient de protection. Après l'interrogatoire acharné de Biehn, la brusque retombée d'adrénaline avait eu raison de son énergie. Mais elle ne voulait pas que Becka s'inquiète pour elle... ou qu'elle puisse penser qu'elle avait été réellement maltraitée.
« Ça va, Becka. Ça va. J'ai... j'ai eu de la chance. »
La mécanicienne haussa un sourcil, encourageant Mirella à poursuivre sans qu'elle s'y sente forcément obligée. La jeune femme n'aspirait qu'à oublier les événements de ces dernières heures, mais elle sentait encore peser le malaise entourant l'échange de Becka avec Guttirez, et elle tenait à ce que son amie connaisse le rôle réel de ce dernier dans l'affaire.
« Ça n'a pas été facile. La femme qui m'interrogeait... le sergent Biehn essayait de me faire craquer. Elle avait l'air persuadée que je cachais quelque chose. Même s'il ne s'agissait pas de... Mika. »
Elle laissa passer un temps de silence, que la mécanicienne respecta, se contentant de poser sur elle ce même regard attentif et peiné.
« D'après ce que j'ai compris, les blackies en voulaient au type avec qui Pryce était en train de parler. Un certain... Carradine. Quelque chose comme ça. Mais peu importe. »
Elle haussa les épaules et se laissa aller sur les coussins de la navette, en poursuivant d'une voix lasse :
« A priori, quand Guttirez l'a interrogé, Pryce a parlé en ma faveur. Et étrangement, cela a marché. Le sergent a décidé qu'on pouvait me relâcher, mais sous procédure de contrôle.
— Tu veux dire... que c'est tout ce qu'il a fait ?
— Oui. C'est tout, confirma Mirella en hochant lentement la tête. Il ne m'a pas posé la moindre question. »
Elle laissa échapper un petit rire nerveux :
« Heureusement, parce que... c'était déjà dur avec Biehn. Je n'aurais pas pu lui résister. »
Elle secoua la tête, entremêlant pensivement ses doigts à ses mèches violettes :
« Il est... si parfait, poursuivit-elle d'une voix incrédule. Non, un peu plus que ça, en fait... Je ne pensais pas que c'était possible.
— Ce n'est pas possible, rétorqua Becka. C'est pour cela qu'il a été créé dans une éprouvette. »
Mirella laissa retomber sa main et se tourna vers la mécanicienne, qui regardait droit devant elle, le visage fermé.
« Tu veux dire qu'il est... gencon ? »
Le silence de Becka valait confirmation. Elle secoua la tête, perplexe : sur le moment, elle devait avouer qu'elle n'avait pas saisi toute la portée des paroles de son amie. Elle avait croisé, comme tout le monde, des genhum dans les dockcities. Elle savait combien ils étaient proches des humains classiques, mais jusqu'à présent, il y avait toujours eu quelque chose pour les trahir, que ce soit dans leur physique ou dans leur attitude. Ils étaient juste... à part. Mais jamais aucun d'entre eux ne lui avait paru capable d'un tel degré d'empathie, de compassion... d'humanité, au point de faire oublier les détails qui auraient pu le trahir.
« Tu es sûre que tu ne te trompes pas ? »
La mécanicienne baissa légèrement les paupières et soupira, avant de se tourner vers Mirella :
« J'aurais bien aimé », murmura-t-elle à mi-voix, juste au moment où une légère sonnerie leur indiqua l'arrivée de la navette à destination.
OOO
Marina, Astroport de Vancouver – Quelque part dans les Dockcities – 23 mai 2356.
L'eau s'écoulait, emportant avec elle dans le siphon des flux couleur d'argent sale qui marbraient les rebords de la cuvette. Le liquide un peu trop chaud pour être bienfaisant rougissait légèrement sa peau claire. La soufflerie se mit en marche, vaporisant les dernières traces d'humidité sur son épiderme lisse et ses courts cheveux blond foncé.
Une main, le poignet cerclé d'un souple ruban argenté, essuya le miroir embué, faisant apparaître le reflet de deux pupilles claires dont la couleur hésitait entre le bleu et le vert, sous les traits minces et nets des sourcils. Le jeune homme étudia son visage régulier comme celui d'un étranger, essuyant du bout des doigts une trace noire, effleurant une légère rougeur qui suivait la courbe de la pommette et de la mâchoire.
Quelques pas le menèrent dans la salle principale du petit studio, une sorte de boîte sans fenêtres, équipée a minima d'un lit, d'une chaise et d'un bureau où reposait un terminal nomade. Il frissonna légèrement quand l'air de la pièce, plus froid que celui du module de toilette, toucha sa peau nue. Sa mince silhouette évolua entre les angles brutaux du mobilier massif et sans grâce. Au passage, il saisit sur la table l'étui qui laissait apparaître la crosse d'un Spada-1150, moulée à sa main ; il enfila le harnais avec l'aisance née de l'habitude, goûtant quelques instants l'incongruité de n'être vêtu que de son holster. C'était sans doute imprudent de sa part de laisser ainsi traîner une arme dans une pièce où il ne se trouvait pas, même le temps d'une douche, mais le studio était censé offrir une sécurité maximale.
Revenant vers le lit, il fourragea brièvement dans le sac de voyage qui y était posé et en tira des sous-vêtements et une combinaison d'épaisse étoffe grise. Il les enfila prestement, savourant l'agrément de vêtements simples et confortables.
Il se laissa tomber dans la chaise devant le terminal et activa le module de reconnaissance génétique. Quand l'invite apparut sur la surface translucide de l'écran, il commença à rentrer les codes multiples qui étaient gravés dans sa mémoire, l'un après l'autre. L'interface prit vie, affichant une rangée d'icônes qui ressemblaient à de petites sphères de couleur et d'aspect sensiblement différents. L'une d'elles, d'une couleur écarlate et frappée d'une tête de mort blanche, brillait légèrement. Souriant à demi, il l'effleura du doigt : aussitôt, elle s'épanouit comme une étrange fleur métallique, libérant une lumière qui envahit tout l'écran avant de lentement se dissiper, pour dévoiler un intérieur qui, n'aurait pas détonné cinq siècles plus tôt. Murs plaqués de boiseries, tableaux de marine, lames entrecroisées en décor... Dans un fauteuil tendu de velours pourpre, l'image virtualisée d'un homme revêtu d'une chemise à jabot d'un blanc éclatant qui contrastait avec sa peau couleur caramel l'accueillit d'un ample mouvement de la main, un geste de grand seigneur. Un bandeau rouge ceignait ses boucles noires ; un anneau doré étincelait à son oreille.
« Mais... si ce n'est pas notre jeune ami Garry... Je me demandais quand j'aurais l'intense plaisir de te voir en ligne, déclara l'apparition en souriant, avec un léger accent créole que la préciosité de son langage ne pouvait faire oublier. Je commençais à éprouver une inquiétude certaine... »
Le jeune homme sourit, secouant légèrement la tête : James Saint-Martin aurait tout aussi bien pu faire carrière dans le spectacle que dans le hacking informatique. Contrairement aux runners et à la plupart de ses collègues, il affichait une excentricité tout en classe et en finesse, qui n'affectait pas son sérieux. Il fallait une bonne dose d'humour et d'aplomb pour jouer de façon aussi naturelle sur le concept de piraterie, sans craindre le ridicule.
« J'ai eu quelques ennuis avec l'autorité établie, répondit Garry en effleurant machinalement le ruban argenté autour de son poignet. Il va falloir que je fasse profil bas pendant quelque temps. »
Le visage avenant exprima une sympathie amusée :
« Tu as failli atterrir dans un cul de basse-fosse ? Toi ?
— Oui, moi, répondit-il avec une légère grimace. Je vais devoir revenir à la respectabilité.
— Mon ami, tu ignores ce que ce mot signifie, répondit le hacker en riant.
— Et pour toi, il est du domaine de la théorie », rétorqua le runner, une lueur moqueuse dans ses yeux turquoise.
Le pirate frémit légèrement :
« Tu n'as pas tort, mon ami, tu n'as pas tort. »
Comme s'il avait laissé tomber un masque, sans transition, Saint-Martin prit une expression sérieuse et professionnelle :
« Bien. Je suppose que tu veux savoir où j'en suis de mes petites... vérifications. Rien de bien méchant. Mirella Dahar est bien inscrite comme membre d'équipage du Moonshine Runner – sauf que le nom officiel du vaisseau est juste Moonshine. Le nom complet fait référence aux contrebandiers d'alcool du début du XXe siècle et...
— La suite, s'il te plaît », coupa fermement son interlocuteur.
L'avatar esquissa un élégant haussement d'épaules, avant de poursuivre :
« Bien, bien, mon ami, ne t'impatiente pas ainsi... même si du savoir vient la sagesse. Je disais donc que cette jeune personne n'a pas menti sur sa situation actuelle, même si son identité a été forgée de toute pièce. Du travail honnête, sans plus... ce qui m'a permis de déterminer que cela remontait à cinq ans, environ. Depuis, elle ne s'est pas particulièrement fait remarquer. »
Le jeune homme poussa un léger soupir : rien d'inattendu compte tenu son passé de runner. Il ne tenait pas à savoir ce qu'elle avait fui avant d'atterrir dans les dockcities, mais au moins avait-elle trouvé des gens pour l'aider et lui faire confiance. Cette pensée était singulièrement réconfortante.
« Le capitaine du Moonshine, Jeremy Straszinsky, poursuivit Saint-Martin avec un sourire presque attendri, pourrait être la quintessence du petit transporteur sans histoire. Natif de Mars, un contrat de cinq ans dans l'ISM comme sous-officier technique... Il a pris du service sur différents vaisseaux de commerce avant de se mettre à son compte. Il a connu quelques problèmes avec les douanes, qui se sont réglés par de simples amendes. »
Garry éprouva une sympathie spontanée envers ce Straszinsky : le style de personne qui ne faisait jamais d'étincelles, mais permettait au monde de tourner rond, à son modeste niveau.
« Venons-en à Josse Niemeyer, reprit Saint-Martin. Personnellement, celui que je me plairais à fréquenter. Un vieil extra-solaire baroudeur qui a parcouru de l'Intermonde dans toutes ses dimensions. Il est assez difficile de retracer sa carrière, mais il est le précédent propriétaire du Moonshine... Quant à Rebecca M'Bari, c'est... en quelque sorte, une célébrité mineure, mais tu ne dois pas voir à quoi je fais référence, étant donné qu'à l'époque, tu devais encore être en âge prépubère... »
Garry esquissa une grimace, mais renonça à se plaindre : il n'y avait pas grand-chose à faire contre les piques de Saint-Martin, d'autant plus qu'il se trouvait en sécurité derrière son terminal.
« Née dans une bourgade de Centrafrique, elle travaille le soir à démonter des épaves dans une casse. Elle se fait remarquer à l'âge de dix ans par la société STELTECH qui l'achète... »
Le pirate esquissa un sourire ironique avant de reprendre :
« Pardon, je voulais dire : « qui l'engage », conservons un registre adéquat. Le consortium l'éduque, fait d'elle une mécanicienne d'intervention de premier ordre. Intelligente, pleine d'initiative, héroïque à l'occasion... un modèle pour ses petits collègues. Si ce n'est sa forte tendance à manifester un sens de la justice un peu trop exacerbé au goût de ses employeurs. Quand ils ne tiennent aucun compte de ses remarques sur la sécurité des interventions, elle exprime la volonté de révoquer son contrat... Le consortium lui propose d'allonger son salaire, ce qu'elle refuse catégoriquement. Elle décide de récupérer sa liberté et d'aller voir ailleurs. Une position que les cadres de STELTECH n'ont sans doute toujours pas comprise, parce que les questions de principe ne figurent probablement pas dans leur règlement. »
Le jeune homme hocha la tête, songeur : il y avait eu une époque où son seul et unique rêve avait été de connaître un destin similaire. Cependant, en dépit de ses efforts les plus acharnés, il n'avait jamais réussi à se hisser à la hauteur des standards imposés par les consortiums pour intégrer leur parcours de formation. En l'absence de perspectives, il avait fini par atterrir à Marina, un « rat de caisse » parmi tant d'autres, vivant de chapardage et de petits boulots en espérant que ses capacités seraient remarquées et lui donnerait d'autres débouchés qu'un destin sacrifié de runner. Devait-il avoir des regrets ?
« C'est alors, poursuivit Saint-Martin, que sa route croise celle de Kristal Vesiek, une avocate ambitieuse qui voit l'occasion de donner un coup d'accélérateur à sa carrière. Ambitieuse, arriviste, séductrice... Tout l'opposé de notre passionaria. Cependant, il est difficile de dire laquelle n'a fait qu'une bouchée de l'autre. Le couple infernal fait jouer la situation de faiblesse et de pauvreté de la famille de M'Bari, les failles du contrat... Le procès est brillamment gagné : M'Bari obtient le droit de racheter son contrat, ce qu'elle parvient sans trop de mal à faire vu qu'elle a clairement économisé dans ce but... et qu'elle touche en plus une jolie petite somme en dommages et intérêts. Elle a d'ailleurs envoyé une grande partie de ses bénéfices à sa famille en Centrafrique. »
Le visage du hacker reprit sa gravité :
« Hélas, le conte de fées s'arrête là. Le cas a fait jurisprudence et les consortiums ont été confrontés à une épidémie d'actions de ce genre. Ils ont dû payer une fortune en avocats pour défendre leur partie et redéfinir leurs contrats, à la virgule près. Et... hum, n'omettons pas de préciser que Vesiek s'est vu offrir plusieurs contrats en or par différentes boîtes pour les aider à rétablir leurs positions. Alors que M'Bari, en osant affronter STELTECH, s'est retrouvée sur liste noire : plus personne ne voulait d'elle. La félicité entre les deux demoiselles n'a pas duré et on raconte qu'elles se sont quittées en termes peu courtois. »
L'avatar, les bras appuyés sur les accoudoirs du fauteuil, joignit les doigts et leva les yeux au ciel, avec une expression fataliste :
« Et voilà comment une technicienne d'élite a atterri il y a sept ans sur un petit cargo de seconde... non, de troisième zone.
— Un étrange amalgame d'individus, en conclut le jeune homme.
— Mais aussi un groupe solidaire et complémentaire », rétorqua Saint-Martin en haussant élégamment les épaules.
Garry acquiesça et appuya pensivement son menton sur sa main :
« Un capitaine qui ne commet que des infractions mineures pour boucler ses fins de mois... Une runner repentie qui a fait une croix sur son passé. Un travler extra-solaire retraité qui a choisi de passer sa vieillesse sur son propre vaisseau. Une techmech brillante qui fait passer ses principes avant toute chose. À ton avis, pourquoi ces gens prendraient-ils le risque de contacter la faune des dockcities pour obtenir une identité bidon pour une tierce personne, en payant le prix fort ?
— Que t'a dit Dahar ?
— Qu'il s'agissait de donner une nouvelle chance à quelqu'un qui avait connu un passé difficile... »
Le rire amusé, très légèrement ironique de Saint-Martin s'éleva :
« Et bien sûr, mon jeune ami, tu t'es immédiatement senti solidaire... »
Garry fronça les sourcils :
« Peut-être. Et après ? Ces travlers ne sont pas du style à tremper dans le grand banditisme ou des magouilles nauséabondes, on peut donc supposer que c'était une démarche sincère. De plus, leur protégé est censé n'avoir que dix-sept ans, ce qui lui laisse peu de latitude pour s'être rendu coupable de crimes majeurs.
— Toi, dire cela ? répondit le hacker avec un étonnement feint. Ne me dis pas que tu y crois vraiment ? »
Voyant le jeune homme lever les yeux au ciel, Saint-Martin leva une main apaisante :
« Cela dit, dans ce cas précis, je penche moi aussi pour l'hypothèse ''chien perdu sans collier''. Ce qui est d'autant plus probable vu l'identité qu'ils ont sollicitée pour le garçon. Faire de lui le fils adoptif d'un cousin décédé de Strazsinsky...
— Et le code génétique qu'elle m'a fourni pour rentrer sur la base globale d'identification ?
— Je n'ai trouvé aucune parentèle proche. »
Garry hocha lentement la tête :
« Un rejeton de l'Underground ?
— Ça se pourrait, sauf que... »
Garry plissa légèrement les yeux :
« Sauf que quoi ?
— Je me suis permis de consulter des amis gentech, qui me doivent quelques faveurs. Ils ont trouvé quelques détails intéressants. L'ADN de ce gamin semble être un patchwork transmis par une banque de donneurs différents. Cependant, quelques caractères bien particuliers renvoient à un lieutenant des Forces armées planétaires qui en était le seul porteur naturel connu. Un certain William Chambers, décédé accidentellement il y a soixante-dix ans environ, à l'âge de 26 ans, sans descendance connue. »
Garry haussa les épaules :
« Et alors ? Si le garçon avait besoin de disparaître et qu'il ne pouvait le faire qu'avec un génome bidon, celui de Chambers a pu servi de modèle partiel ; ça ne pose pas de problème. Ce n'est pas comme ça que les faux génomes sont créés ? Par combinaison d'ADN de cadavres ? La création d'un code artificiel repose sur des modifications ciblées du code initial. Les morceaux d'ADN les plus... embarrassants ou dont l'origine est susceptible d'être identifiée sont remplacés par des portions proches, piochées dans une banque de données de donneurs décédés...
— Oui, mais... d'après les mêmes amis, le code de Chambers est placé sous sécurité de niveau 4. Ce n'est pas exactement le candidat idéal pour la création d'un faux code.
— Pourquoi ? À cause des circonstances de son décès ?
— Pas seulement. L'ADN de Chambers a été employé pour la création des prototypes initiaux d'Archanges, avant d'être abandonné, autant pour la série 1 que la série 2. Ce qui veut dire que son code génétique n'a été porté par aucun spécimen viable. Même un trafiquant d'hélices n'aurait aucune raison de s'y intéresser. Ce qui porte mes amis gentech à penser que nous sommes devant un morceau du code génétique initial de notre inconnu. Et si c'est le cas... »
Garry n'avait pas besoin que Saint-Martin entre plus dans les détails pour réaliser que l'équipage du Moonshine s'exposait à de graves ennuis...
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