CHAPITRE VII - PAUSE

Base de l'ISM, Astroport – navette Paragon, planète Lumen, samedi 19 mai 2356

Sur l'écran de communication, le visage du colonel Alvarez n'exprimait pas exactement la satisfaction ni la bienveillance. Lock ne s'en offusqua pas ; il était conscient du niveau de pression que devait subir son officier supérieur. L'ISO dépendait directement du cabinet gouvernemental et l'absence de résultats rapides dans une affaire sensible entraînait un agacement dont Alvarez faisait sans doute les frais.

Mais cette fois, le problème ne provenait pas de quelques politiciens exigeants.

« Capitaine Lockhart, vous avez battu tous vos records, déclara le colonel d'un ton revêche. Cela ne fait pas une demi-heure que vous avez quitté les lieux et déjà, j'ai reçu l'appel d'un général mécontent qui s'interroge sur nos méthodes. Avez-vous une explication ? »

Lock lança un coup d'œil vers les membres présents de son équipe, studieusement investis dans la tâche de rédiger le rapport de leur investigation. Il faillit presque louper la gêne qui figea brièvement les traits du lieutenant Carsen. L'amertume plissa ses lèvres :

« Les choses ne se sont pas si mal passées avec les capitaines Meecham et Rossner... du moins en apparence. Mais je pense que notre ami le général est prêt à prendre n'importe quel prétexte pour prouver l'incompétence de l'ISO. C'est la première explication, et vous le savez parfaitement. La deuxième, c'est que l'ISM n'a jamais apprécié que l'on mette le nez dans ses affaires – et surtout quand son personnel genhum est concerné. La troisième est que les cadres ne savent rien du travail d'un comptech cybernétisé. La quatrième, c'est que je soutiendrai toujours mon équipe face aux récriminations extérieures. Même si j'estime qu'elle a pu faire des erreurs. Ce qui, en l'occurrence, n'est pas le cas. Si c'était à refaire, je choisirais les mêmes agents pour me seconder, que cela plaise ou non au marine général. »

Le visage d'Alvarez se détendit, à défaut de s'adoucir :

« Je comprends, Lockhart. Mais qui pensez-vous que ces enfants gâtés du cabinet vont écouter ? Trop d'intérêts sont en jeu. Sur des questions trop sensibles. La seule chose qui nous protège, c'est l'opinion publique, mais ils peuvent la faire ou la défaire s'ils décident d'y mettre les moyens. »

Il laissa passer un temps de silence, avant de reprendre, non sans une certaine lassitude :

« Faites au mieux, Lockhart...

— Comme toujours, mon colonel », répondit le capitaine avec un léger sourire.

Tandis qu'il tendait le bras pour remettre en veille le système de communication, son visage s'assombrit : il avait omis de préciser l'explication numéro cinq. Aux yeux des officiers de l'ISM, il était un transfuge, presque un déserteur. Trois ans après sa sortie de l'académie de Houston, il avait demandé son transfert à l'ISO, alors nouvellement créé, autant par idéalisme que pour échapper à l'ennui d'une affectation sur une planète au calme étouffant. Ce qui ne plaidait pas en sa faveur face à une structure à l'écrasant esprit de corps – ou du moins, qui en maintenait l'illusion. S'arrachant à ses réflexions, Lock fit pivoter son siège pour observer les membres présents de son équipe.

Sans être exceptionnellement vaste, le Paragon comportait un poste de pilotage où quatre passagers pouvaient trouver place, séparé de l'habitacle arrière qui contenait un matériel quasiment aussi sophistiqué que celui de leur quartier général dans la banlieue de Vancouver. Six personnes pouvaient y travailler sur terminal sans se gêner. Au-dessus des pupitres, des baies étroites, à hauteur des yeux, permettaient de lutter contre tout sentiment de claustrophobie – mais pouvaient également donner l'illusion, de l'extérieur, que le Paragon était une navette de plaisance quand une certaine discrétion s'avérait nécessaire. Une simple commande pouvait faire disparaître ou réapparaître l'emblème de l'ISO : l'épée et la balance stylisées, d'argent sur un bouclier noir.

Juste à la gauche de Lock, Cidryn observait sans vraiment le voir le ballet des vaisseaux au-dessus de l'astroport. Sa honte et son amertume l'enveloppaient d'un halo presque visible. La jeune femme travaillait dur pour correspondre à son idéal de parfait officier. Elle y réussissait presque trop bien. Lock avait tenté de lui faire comprendre que cette ambition trouvait sa place au sein de la Marine, pas des ISOSF. Être efficace, exploiter ses forces, être conscient de ses faiblesses et même savoir en jouer : voilà à quoi devait tendre un Soffie. À son âge, Cid avait tout le temps d'apprendre, mais se sentir coincée entre le marteau et l'enclume ne l'aidait pas.

De l'autre côté de l'espace central, Rag présentait à son officier supérieur un visage empreint d'assurance, mais Lock n'était pas dupe. La situation des Spartans n'avait pas laissé le gencon indifférent, même s'il gardait ses réflexions pour lui. Parmi les genhum « réhabilités », les Archanges faisaient partie des plus chanceux. Considérés comme le stade le plus évolué de la manipulation du génome humain, ils avaient été conçus comme des individus autonomes et polyvalents ; une attention particulière avait été portée à leur stabilité psychique. Pas de la chair à canon comme les Spartans et les Remparts, mais les anges gardiens de l'humanité.

Râgu'él. Archange justicier. Au sein de l'ISO, Rag avait, au final, embrassé la carrière pour laquelle il avait été créé, sous les ordres d'un officier qui l'acceptait pour ce qu'il était, aux côtés de coéquipiers qui le traitaient en égal. Plus encore, en ami. Mais pour les autorités supérieures, il demeurait une source de méfiance... voire de gêne. En dépit de ses compétences et de ses états de service exemplaires, le jeune homme ne pourrait jamais monter en grade. Tout comme Agesilas, caporal à vie. Autant pour la soi-disant égalité instaurée par la loi d'émancipation...

La sérénité dans les yeux pâles de Bérénice Férier n'avait rien de feinte. Peu concernée par les états d'âme des corps militaires, elle était accoutumée à l'incompréhension rampante d'une bonne part de l'humanité, aux regards qui la réduisaient à la condition de bête curieuse, aux mots insensibles qui remettaient en cause ses talents, voire sa santé mentale. Pour mener avec succès une carrière telle que la sienne, il fallait posséder une foi inébranlable en soi-même. Une foi sur laquelle certains se méprenaient, la qualifiant de prétention. Mais en cet instant, Lock regrettait que la force de Berry ne soit pas communicative.

La pâle jeune femme, dans le coin opposé de l'habitacle, avait légèrement fait pivoter son propre siège ; le coude gauche posé sur le rebord de la console, elle appuyait son menton dans le creux de sa main.

« Alors, Lock ? Prêt à entendre mes théories ? »

Le capitaine secoua la tête, amusé :

« Tu es la seule à en avoir, alors nous t'écoutons, Berry. »

Les commissures des lèvres sinueuses de la jeune femme remontèrent en un petit sourire satisfait :

« Très bien. »

Elle se laissa aller sur son siège, les jambes croisées, la tête légèrement en arrière, les bras mollement posés sur les accoudoirs.

« En vérifiant l'espace du caporal Agesilas, j'ai remarqué que non seulement les données écrasées étaient faciles à récupérer, mais qu'en plus, l'utilitaire de décryptage était un peu trop aisé à trouver. »

Elle fronça légèrement ses sourcils pâles :

« Bien sûr, c'est une appréciation personnelle... mais je suis sûre que si nous creusons autour de cette mystérieuse société GÉTECH, le travail sera tout aussi... prémâché. »

Les fins sourcils Cid se froncèrent légèrement :

« Tu penses qu'on veut nous désigner un coupable ? »

— Possible. Euh, je veux dire... probable.

— Comment ont-ils fait ? demanda Lock. Ils ont modifié les données ?

— Non, répondit Berry en secouant énergiquement la tête. Je l'aurais vu. C'est plus simple que ça, en fait. Je pense que le terminal d'Agesilas a été rerouté vers un espace qui n'était pas le sien. Avec des données qui devaient être opportunément découvertes si quelqu'un le vérifiait. »

D'un mouvement machinal, Rag se frotta la nuque tandis qu'il formulait à haute voix le tour de ses pensées :

« Ce qui signifie que les Spartans étaient bel et bien censés disparaître. Et que quelqu'un s'attendait à ce que cette disparition entraîne une enquête... »

Lock se pencha en avant, les coudes sur les genoux, ses prunelles grises fixées fermement sur la comptech :

« Il y a moyen de le prouver ? »

Berry esquissa une moue déçue :

« Non. Pas avec ce que j'ai téléchargé. Pour aller plus loin, il faudrait que je puisse explorer le serveur de l'ISM. Les données originelles du caporal doivent encore s'y trouver. Sous une forme ou sous une autre. »

Lock soupira en passant la main dans ses courts cheveux sombres :

« Je doute que l'ISM soit volontaire pour collaborer davantage avec nous. Surtout si nous n'avons pas de preuve plus solide.

— Cela veut dire aussi, ajouta Cid sombrement, que celui ou celle qui a manipulé le profil d'Agesilas l'a fait depuis l'intérieur.

— Il y a bien des chances, répliqua Berry d'un ton dégagé. Mais c'est bon signe. Ça veut dire qu'il y a des comptech valables à l'ISM. Ça vaudrait presque la peine que j'aille creuser un peu plus sur leurs serveurs. »

Lock et Rag ne purent réprimer un sourire en voyant les yeux de Cidryn s'élargir. Le lieutenant ouvrit la bouche puis la referma sans prononcer une parole, puis haussa les épaules et baissa le nez vers sa console. Le capitaine jugea que la jeune femme avait besoin qu'on l'épargne un peu et reporta la conversation vers un terrain plus sûr :

« Tu n'as pas encore pu décharger les données dans l'ordinateur du Paragon ? »

Bérénice se redressa et ses traits regagnèrent un peu de sérieux :

« Pas encore. Nous partons dans combien de temps ?

— La fenêtre que l'astroport nous a attribuée pour quitter l'espace atmosphérique commence dans vingt minutes, indiqua Rag.

— Quelle est l'estimation du temps de trajet ?

— Environ cinq heures, si tout se passe bien. »

Lock interrogea Berry du regard.

« Suffisant pour regarder d'un peu plus près ces cryptages, assura-t-elle. La base de l'ordinateur du Paragon est plus fournie que celle de mon ICHM. Je vais en profiter pour voir ce dont nous disposons sur GÉTEC. »

***

Campany, planète Arcadium, samedi 19 mai 2356.

Debout devant la verrière, il contemplait les hautes flèches des immeubles, étincelant sous un soleil froid, comme autant de piques agressives pointées vers le firmament. Même à l'âge où les vaisseaux sillonnaient l'espace, réduisant chaque jour l'étendue des territoires vierges, l'humanité semblait toujours avoir un compte à régler avec le ciel.

Il n'était pas religieux... Du moins, pas en terme de foi ni de croyance. La plupart des cultes le faisaient sourire par la naïveté de leurs propos : subordonner le besoin d'absolu qui habitait le cœur humain à l'observance de rites figés et de principes moraux éculés lui aurait paru intolérable, s'il avait été un tant soit peu idéaliste. Mais il se sentait depuis longtemps absous de la nécessité de suivre des règles qui contribuaient à plaquer l'homme au sol, à l'empêcher de prendre son envol.

Non, il n'était pas religieux, et cependant... cependant, quelque chose en lui aspirait à un dessein plus vaste que les menées mesquines de ce monde, auxquelles il s'adonnait comme à un jeu plaisant, mais superficiel.

Ces dernières années, il lui avait semblé retrouver la curiosité de sa jeunesse, quand l'idée que l'homme, en dépit de ses prétentions, ne possédait qu'une infime partie de la connaissance lui donnait envie de se plonger à corps perdu dans le gouffre de l'inconnu. D'en ramener juste une étincelle...

Il avait rapidement découvert que les voies austères de l'étude n'étaient pas son chemin de prédilection. Il pensait trop vite, trop loin pour se voir retenu par l'implacable raison des faits, pour être alourdi par le poids des détails. Ce qu'il pouvait offrir, c'était sa vision, ou plutôt, ses visions : celle qui percevait ce que personne ne semblait pouvoir appréhender, au-delà des horizons établis, tout autant que celle qui saisissait tous les enjeux stratégiques d'une campagne en dehors du petit champ de bataille d'un laboratoire.

Les doigts parfaitement manucurés se crispèrent : il avait été si proche... si proche. Que s'était-il passé ? Trahison ? Accident ? Coup du sort ? Il ne voulait pas renoncer. Pas si tôt.

« Monsieur ? »

Une voix douce. Une pointe d'accent oriental traînant dans son timbre.

Il pivota sur lui-même ; sa mince et élégante silhouette ne trahissait rien de la tension qui l'habitait. D'un geste désinvolte, il passa la main dans ses cheveux blond foncé, perturbant à peine les mèches soyeuses et esquissa machinalement un sourire affable. La jeune femme posait sur lui le regard impavide de prunelles noisette, où le vert, aujourd'hui, l'emportait sur le roux :

« Ah... Coral ! Avez-vous pu faire le point des participants à la réunion de cet après-midi ? »

Si son assistante était sensible au ton velouté et à la fluidité de sa voix, elle n'en avait jamais rien montré.

« Oui, monsieur. Toutes les personnes conviées viendront, à l'exception du professeur Arnothy qui est retenu par une affaire privée et qui vous prie de l'excuser.

— Merci, Coral. Rien d'autre ?

— Juste un appel de misser Montero, qui voulait savoir si vous viendriez au cocktail d'inauguration de l'Institut de Science de Salvatory. Souhaitez-vous que je lui réponde ?

— Non, je m'en occuperai.

— Très bien, monsieur. »

Les yeux de la jeune femme, à hauteur de son propre regard, s'absentèrent soudain. Elle leva une main fine à la peau olivâtre vers l'interface nomade branchée sur son ICHM. Dans le léger bruissement de sa tunique moirée, elle pivota et se dirigea vers la porte, chacun de ses pas résonnant comme une note cristalline sur le marbre étoilé.

Il retourna s'asseoir à son bureau, les yeux dans le vague, caressant machinalement la surface de néoteck. Sous ses doigts, le bois paraissait presque vivant, vibrant des mêmes couleurs que le long vêtement de Coral Yathagan. Depuis combien de temps déjà sa présence réservée l'accompagnait-elle ? Vingt ans ? Était-ce possible ? Les traitements de réjuvénation, génétiques, plastiques et hormonaux suspendaient le vieillissement, jusqu'à un certain point. Mais Coral était encore jeune. Pour sa part, il ne pourrait bientôt plus prétendre défier le temps. Un jour prochain, il lui échapperait. Ce qui expliquait – au moins partiellement pourquoi cet échec l'atteignait autant.

Il ne voulait pas perdre sa chance de savoir...

Il se pencha vers le module de communication, activa la connexion sécurisée :

« Toujours rien, Samaël ? »

***

Wellington, Terre, samedi 19 mai 2356.

Debout derrière un bureau de verre épais et limpide, la femme vrillait son interlocuteur d'un regard de silex, ses paupières bridées à demi-closes comme celle d'un prédateur. L'homme en face d'elle s'efforçait de soutenir l'attaque de ces froides prunelles. Il se frotta machinalement l'oreille et gratta une joue osseuse, remua légèrement les pieds sur le dallage investi par une gigantesque nébuleuse. L'image restituée au sol donnait l'impression que ses pieds reposaient sur le vide sidéral – une parabole assez juste, de fait.

La femme se pencha légèrement, appuyant ses deux paumes sur la surface du bureau. Aussitôt, des nuées sombres apparurent sous ses mains, se répandant lentement au cœur du verre dans des lueurs d'orage. L'homme maigre et grisonnant se força à détourner les yeux.

« Je pense avoir mal entendu, murmura-t-elle, chaque mot parfaitement détaché du précédent et portant son poids de menace.

— Vous n'avez pas mal entendu, rétorqua-t-il gravement, refusant de la suivre dans ce jeu d'intimidation. Le vaisseau a disparu. Sans la moindre trace. »

Elle se contenta de baisser très légèrement la tête, comme si elle se préparait à attaquer. Son interlocuteur tenait son terrain et poursuivit avec constance :

« Quand nous n'avons pas reçu le signal prévu, nous avons pensé que notre action avait été déjouée. Mais notre informateur n'a pas plus de nouvelles. Il a envoyé plusieurs appareils patrouiller tout au long du chemin prévisionnel du vaisseau, sans recueillir la moindre trace. Même pas de débris qui pourraient attester de sa destruction. »

Le visage de la femme n'exprimait pas la moindre émotion. Le combi-tailleur noir la fondait dans la semi-obscurité qu'elle affectionnait, contre les murs si sombres qu'ils semblaient absorber chaque parcelle de clarté.

« Ce qui est censé compenser votre échec ? », prononça-t-elle enfin, d'un ton glacial.

La mâchoire de l'homme se crispa :

« Non. Bien sûr que non.

— Il est plus que probable que tout cela ne soit qu'une mise en scène, poursuivit-elle. Notre... ami est tout à fait capable de feindre, pour donner le change. Ne le sous-estimez pas. »

Elle se redressa ; ses mains quittèrent le verre du bureau qui reprit aussitôt sa limpidité première. L'homme baissa les yeux vers la nébuleuse qui opérait une lente rotation sous ses semelles, une vision propre à donner le vertige.

« Il aura du mal à se sortir de là, assura-t-il enfin, d'un ton qui se voulait confiant.

— Il peut aussi s'ériger en victime. Ce qui lui ressemblerait bien.

— Si la pression devient trop forte, il commettra des erreurs. Il suffit de ne pas le perdre des yeux. De faire en sorte qu'il ne puisse pas prendre le temps de respirer. »

La femme croisa les bras, une ombre de dédain sur ses traits lisses :

« Ce que vous ne devez pas perdre des yeux, c'est que nous ne poursuivons pas une vindicte personnelle. Nous devons retrouver coûte que coûte le projet A2-12335. Si nous perdons notre crédibilité, je vous en tiendrai comme directement responsable. »

L'homme ferma brièvement les yeux et esquissa un hochement de tête :

« Oui... Je... J'ai compris.

— Je ne vous retiens pas. »


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