CHAPITRE IV - EXPLORATION
Interspace, vaisseau inconnu – zone de contrôle, samedi 19 mai 2356.
Une pénombre absolue régnait dans la coursive déserte ; seule la lueur des torches de Jerem et de Becka perçait les ténèbres. Les deux travlers restèrent un long moment immobiles, observant autour d'eux, chacun attendant que l'autre prenne l'initiative de s'enfoncer vers les tripes du vaisseau. Jerem finit par surmonter sa sensation de malaise :
« On y va ? »
Becka sursauta légèrement au son de sa voix dans les récepteurs de son scaphandre :
« On y va...
— Quel côté ?
— Par là, répondit la mécanicienne en désignant la droite. Vu sa taille, ce vaisseau doit comporter à l'avant un poste de pilotage, une salle des transmissions et un point de contrôle technique indépendants.
— Si tu le dis... »
D'une démarche entravée par les lourdes combinaisons, Jerem et Becka s'avancèrent dans le long corridor, examinant au passage chaque centimètre carré de sol et de paroi.
« C'est bizarre... murmura la mécanicienne. Ce type d'appareils comprend en général deux niveaux de générateurs de secours. Il est rare que tous les systèmes claquent en même temps. Surtout en l'absence d'avarie apparente.
— Peut-être qu'il est là depuis longtemps et que toute l'énergie a été grillée.
— Ce serait logique... s'il ne venait pas d'apparaître devant nous, fit Becka avec une certaine nervosité. Tu es bien sûr que tu ne l'as pas vu avant ?
— Sûr et certain, répliqua Jerem d'un ton légèrement offensé. Les instruments n'ont rien capté et je ne l'ai pas aperçu en visuel.
— Il a pu tout simplement dériver de sa position initiale ! Mirella dormait à moitié. D'un autre côté, il n'émet aucun signal. Ça aussi, c'est plus que bizarre. En principe, le transpondeur fonctionne sur un système autonome.
— Peut-être qu'il ne voulait pas qu'on le repère, hasarda Jerem. Tu as dit que le système d'ouverture de la trappe d'urgence était particulièrement sécurisé. Du style... protocole militaire.
— Un vaisseau de l'armée en mission secrète ? »
La torche de Becka vacilla ; elle s'arrêta net et se tourna vers Jerem :
« Tu crois qu'on devrait continuer ? Si ça se trouve, il fait partie d'un projet top secret. L'armée n'aime pas vraiment qu'on patouille dans ses affaires. »
Jerem rit nerveusement :
« Écoute-toi ! On croirait entendre Josse. Il fallait y penser avant. C'est toi qui as forcé la combinaison. Ne t'en fais pas, ce n'est sans doute rien de plus qu'un transport de troupe ou de matériel qui a eu quelques problèmes techniques ! »
Malgré ses paroles assurées, le capitaine du Moonshine Runner était loin d'être serein. Il reprit son avancée dans la coursive, sa main libre effleurant presque à chaque pas la crosse de son arme.
Soudain, les faisceaux jumeaux de leurs torches firent surgir de l'ombre un sas resté en position ouverte, comme une bouche noire et béante. Becka braqua la lumière vers l'intérieur de la pièce, éclairant une paroi couverte d'écrans et d'instruments, tous éteints, une console et deux fauteuils.
« La salle des transmissions », déclara-t-elle sur un ton de guide touristique.
Elle s'avança, suivie de près par Jerem, et examina soigneusement chaque recoin, sans rien trouver d'inhabituel – mis à part cette panne d'énergie généralisée. S'approchant de la console, elle la contempla pensivement avant de manipuler plusieurs interrupteurs, sans le moindre effet. Soudain, quelque chose attira son regard. Une sorte de clef de données insérée dans un port. Avec autant de délicatesse que ses gants épais pouvaient le lui permettre, elle la débrancha et la plaça dans la sacoche qu'elle portait à la ceinture.
« Je l'examinerai une fois sur le Moonshine, expliqua-t-elle. Peut-être qu'il y a dessus un message des passagers qui nous permettra de comprendre ce qui leur est arrivé. Un appel au secours... ou des informations pour les retrouver. »
Jerem haussa un sourcil sceptique, mais se garda d'intervenir. A ses yeux, cet appareil ressemblait de plus en plus à un vaisseau fantôme.
***
Interspace, vaisseau inconnu – poste de pilotage, samedi 19 mai 2356.
Comme ils s'y attendaient, le poste de pilotage et le point de contrôle technique s'étaient révélés tout aussi vides et inertes que la salle des transmissions. Absolument rien n'indiquait qu'un équipage avait un jour arpenté les couloirs du vaisseau. Jerem commençait à s'interroger sur le bien fondé de poursuivre l'exploration de l'appareil abandonné. Devinant ses pensées, Becka posa la main sur son bras, le serrant légèrement à travers la combinaison, en un geste insistant :
« Jerem, plaida-t-elle, nous n'avons vu que des zones de travail, pas les quartiers de l'équipage... Ni la salle commune. Nous aurons plus de chance d'y trouver des éléments. »
Le travler secoua la tête, découragé :
« Becka, nous ne sommes pas la police. Ni des agents d'assurance qui doivent éclaircir un sinistre. Nous devrions peut-être alerter l'ISM. La Marine Spatiale prendra en charge l'affaire bien mieux que nous. D'ailleurs, ajouta-t-il, un peu gêné, ce n'est peut-être pas une très bonne idée d'attirer l'attention sur le Moonshine Runner. »
À travers la baie du poste de pilotage, Jerem jeta un coup d'œil vers la forme allongée de son cargo léger ; il y avait quelque chose de désuet dans le carénage, dans la ligne générale. Plus d'une personne avait plaisanté sur la taille des propulseurs, sur les protubérances de l'avant qui lui donnaient plus l'allure d'une grenouille que d'un exocet. Mais le Moonshine Runner était tout à la fois son outil de travail, son moyen de transport et sa demeure ; l'idée de le perdre lui était insupportable. Au point qu'en dépit de son caractère farouchement indépendant, il serait sans doute prêt, quand le poids des années se ferait trop lourd, à passer avec son éventuel successeur le type d'arrangement auquel Josse s'était résolu.
« Skipper ? »
Il secoua la tête à nouveau, maudissant un sens moral qui, dans son domaine professionnel, ne se révélait pas toujours une bénédiction.
« Tu connais le plus court chemin pour se rendre dans les quartiers d'équipage ? »
Le sourire de Becka étincela derrière la vitre de son casque :
« J'ai joué les ouvre-boîtes sur ce genre d'appareil. Ils sont tous plus ou moins conçus de la même manière... »
Machinalement, tout en parlant, elle esquissa des deux mains les formes générales du vaisseau, envoyant la lumière de sa torche danser sur les parois :
« Au-delà de la zone de contrôle, le corps se sépare en deux niveaux. Au niveau inférieur, il y a les zones de stockage et les salles des machines. Au niveau supérieur, les quartiers de l'équipage et la salle commune. Il nous suffit de... »
Jerem tendit la main pour arrêter les gesticulations de Becka :
« C'est bon, c'est bon ! J'ai compris. »
Becka se dégagea et esquissa un sourire confus :
« Nous pouvons y aller, alors ? proposa-t-elle.
— Quand tu veux...
— Les quartiers de l'équipage, donc. »
D'un pas décidé, Becka se dirigea vers le sas du poste de pilotage. Jerem poussa un soupir de lassitude avant de la suivre.
***
Interspace, vaisseau inconnu – quartiers de l'équipage, samedi 19 mai 2356
Les cabines s'enfilaient de part et d'autre du couloir central, derrière de simples sas aveugles, sans la moindre indication ; ce détail ne manqua pas de troubler Becka tout autant que Jerem :
« Je n'ai jamais vu un vaisseau, civil ou militaire, où le nom – ou la fonction – des officiers n'était pas indiqué, murmura la mécanicienne. C'est à croire que ce vaisseau était un prototype en phase d'essai. »
Jerem n'avait pas envisagé cette éventualité, mais à présent qu'il y pensait, ce n'était pas totalement absurde.
« Un drone peut-être ? Piloté à distance ? »
Même si le visage de Becka était à peine visible sous le casque, il l'entendit presque froncer les sourcils.
« Pas ce type d'appareils. À moins qu'on ait testé une technologie dangereuse.
— De mieux en mieux ! », marmonna Jerem.
Il manœuvra l'ouverture de la cabine la plus proche : le sas glissa aussitôt, révélant une pièce relativement spacieuse où une couchette, un bureau et un module sanitaire avaient été habilement agencés. L'espace du capitaine. Jerem l'observa avec intérêt sous le faisceau de sa lampe, en se demandant s'il ne devait pas s'en inspirer pour ses quartiers, qui semblaient peu pratiques en comparaison. Cela dit, il fallait admettre que sa propre cabine était envahie d'effets personnels, d'équipement et de souvenirs ; il devait quotidiennement lutter contre ses tendances désordonnées pour ne pas se laisser submerger. Tandis que cette pièce paraissait... vide. Aseptisée. Comme si aucun être humain n'y avait jamais posé ses bagages.
« Même chose à côté », fit Becka dans son dos.
Jerem n'avait pas réalisé que la jeune femme ne l'avait pas accompagné, tant ses pensées l'accaparaient. Il s'avança vers la couchette et passa ses doigts gantés sur un matelas plastifié et une couverture isolante qui ne retenaient aucun pli, aucune déformation. Rien qui puisse prouver que quelqu'un avait dormi juste à cet endroit.
« Je pense que tout sera pareil, répondit-il avec découragement. Y compris la salle commune... Peut-être serait-il temps d'y aller. Mirella et Josse doivent commencer à s'inquié... »
Étonné par l'absence de réponse de sa mécanicienne, il se retourna vers elle. Immobile près de l'entrée, elle semblait profondément absorbée. Une vague d'inquiétude, alimentée par l'étrange ambiance qui régnait à bord du vaisseau abandonné, submergea soudain Jerem. Il bondit vers la jeune femme, autant que pouvait le permettre la lourde combinaison :
« Becka ? Becka ! »
La véhémence de sa voix fit sursauter la jeune femme, qui releva les yeux vers lui avec surprise. Jerem s'attendait à l'entendre protester et l'accuser de lui avoir défoncé les tympans, mais la mécanicienne se contenta de prononcer d'un ton stupéfait :
« La gravité... »
Jerem s'arrêta à deux pas d'elle et la regarda sans comprendre :
« Quoi, la gravité ? »
Un large sourire apparut sur le visage de Becka : elle ressemblait à une gamine le matin de Noël.
« Tu ne comprends pas, Jerem ? », s'exclama-t-elle d'un ton ravi.
Elle en sautait presque sur place d'excitation, ce qui n'était pas son style habituellement, et Jerem devait avouer que non, il ne comprenait toujours pas. Sans doute une affaire de technicien...
Il sentait sa patience s'amenuiser ; le point de rupture n'était plus très loin. Il opéra un demi-tour peu gracieux et se dirigeait droit vers la sortie, en espérant que face à sa détermination, Becka lui céderait le passage, quand la réalisation s'abattit sur lui subitement, aussi subitement qu'elle avait saisi la mécanicienne :
« Avec tous les circuits coupés... il ne devrait pas y avoir de gravité artificielle... prononça-t-il lentement, formulant tout haut la pensée qui venait traverser son esprit avec une fulgurante clarté. Il y a donc des circuits encore actifs.
— Exactement ! s'écria Becka avec enthousiasme. Il faut aller vérifier les générateurs au niveau inférieur. Avec un peu de chance, nous pourrons dérouter l'énergie restante vers les ordinateurs et comprendre ce qui s'est passé ici ! »
***
Interspace, vaisseau inconnu – pont inférieur, samedi 19 mai 2356
Une rampe en pente douce menait au pont inférieur ; elle s'avançait largement au cœur d'un vaste espace qui pouvait être aménagé pour accueillir un chargement de matériel ou des troupes supplémentaires. Le plus souvent, de hauts treillages amovibles permettaient de sécuriser la cargaison, mais ils avaient été démontés pour laisser place à un grand container métallique qui occupait quasiment toute la partie centrale. De sa torche, Becka suivit les câbles et les tuyaux qui disparaissaient à l'intérieur.
« A ton avis, cela sert à quoi ? demanda Jerem, partagé entre la curiosité et la méfiance.
— Le container ou le câblage ?
— Les deux. »
Becka s'approcha de quelques pas et observa pensivement l'ensemble :
« On dirait une sorte de... caisson d'isolation. Alimenté en air et en énergie. Peut-être que le voici, ce fameux mystère... »
Elle longea le container, gardant la main au contact des épaisses plaques de métal tandis qu'elle avançait :
« Il doit bien y avoir une porte ou un sas... »
Elle stoppa brusquement :
« Oui ! »
Sa voix avait pris un accent triomphant. Braquant sa torche sur le système de fermeture, elle examina avec attention la serrure électronique. Jerem s'avança à son tour et décida de vérifier la supposition qui lui venait à l'esprit. Il appuya sur le bouton de déverrouillage et la porte coulissa sous les yeux d'une Becka plutôt surprise. Avant même qu'elle ne lui pose la question, Jerem expliqua, en tentant de ne pas paraître trop fier de lui :
« Si toutes les autres portes intérieures étaient ouvertes, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas de celle-ci !
— C'est logique », admit Becka, un peu pincée.
A la place de la pénombre absolue à laquelle s'attendait Jerem, une lueur bleutée illuminait faiblement l'intérieur du container. Le casque l'isolait des sons extérieurs, mais il ressentait une légère pulsation, une vibration qui se diffusait à travers le métal, jusque dans le sol du pont inférieur.
Toujours pragmatique, Becka vérifia les capteurs de sa combinaison :
« Pas de trace de radiations... Pas de toxine identifiable ou de polluants chimiques détectables. Il sera sans doute plus prudent de passer à la décontamination en rentrant, juste au cas où... »
Jerem ne l'écoutait que d'une oreille. Il s'avança à l'intérieur du container. Il se sentait trembler sous l'expectative, son cœur battait violemment contre ses côtes. Étrangement, la perspective qui l'effrayait le plus était celle de ne rien trouver, ou du moins rien qui ne puisse éclairer le mystère du vaisseau abandonné. Surtout, ne rien prévoir... Ne pas supposer...
S'il l'avait permis, les hypothèses les plus folles auraient envahi son esprit : mais il ne s'attendait pas à cela. Surtout pas à cela.
La seule vue du caisson – et de son contenu le figea sur place, le cœur au bord des lèvres. À travers le communicateur de son casque, il entendit le souffle étrangement rauque de la mécanicienne, immobile à hauteur de son épaule. Finalement, ce fut elle qui brisa le silence en laissant échapper d'une voix sidérée :
« Oh, mon Dieu... »
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