CHAPITRE II - DERELICT
CHAPITRE II – DERELICT
Interspace, cargo léger Moonshine Runner, samedi 19 mai 2356
Un brusque soubresaut, une plainte stridente arrachée à la carcasse du vaisseau, la vibration mourante des systèmes de propulsion... Le cargo léger Moonshine Runner, brutalement expulsé de sa trajectoire entre la Terre et la planète Azur, s'immobilisa au beau milieu de nulle part.
Étourdi par la perte subite de vélocité, Jeremy Straszinsky cligna des yeux ; instinctivement, il tendit une main vers les instruments de bord, puis la laissa retomber en secouant légèrement la tête pour dissiper sa confusion. À peine avait-il repris le contrôle de lui-même qu'il laissa échapper un chapelet d'imprécations dans cinq ou six dialectes différents, pas tous terriens. Il leva le regard vers la baie vitrée : automatiquement opacifiée en phase supraluminique, elle avait regagné sa transparence et offrait à sa vue une prairie d'étoiles immobiles. Les instruments bipaient doucement, pour avertir le pilote de l'arrêt impromptu de la phase, mais sans en signaler la raison.
Dans un geste de frustration, Jerem frappa sa cuisse de son poing fermé puis activa l'interphone :
« Mirella ! J'ai besoin que tu me remplaces au poste de pilotage. Immédiatement. »
— Mmmm ? Qu'est-ce qu'il y a ? marmonna une voix jeune, féminine et ensommeillée.
— Bouge ton train ! grommela Jerem. Je vais voir Becka. Nous avons été jetés de la phase. »
Sans attendre que Mirella réalise la portée de ses paroles, il interrompit la conversation et se dégagea du siège de pilotage, lissant inconsciemment – et inutilement – sa combinaison de vol gris foncé. Une dernière vérification des instruments lui indiqua que les capteurs du vaisseau triangulaient frénétiquement les astres visibles afin de déterminer à quel point de la trajectoire la phase supraluminique avait été coupée et de redéfinir une courbe de vol.
Frottant sa courte barbe, Jerem quitta le poste de commande et se dirigea vers la salle des machines, sans croiser Mirella sur le chemin – ce dont il ne fut pas excessivement surpris. Après un bref trajet dans les coursives, il s'engagea sur la rampe qui menait dans les entrailles du Moonshine Runner. Par-dessus la vrombissement régulier des systèmes de propulsion, il perçut les échos d'une conversation animée ; il n'eut aucun mal à reconnaître les accents nasillards et traînants de Josse Niemeyer et le timbre profond et vibrant de Becka M'Bari.
Il s'avança, se laissant accueillir par les effluves de métal brûlant, de fluides chimiques, d'ozone et d'air recyclé, mais aussi par la fragrance épicée qui flottait en permanence autour de Becka. Au fond du boyau couvert de trappes de maintenance, d'écrans de contrôle et de tuyaux translucides transportant des liquides incandescents, une porte de cristal synthétique isolait le cylindre surchauffé du module de propulsion. La lueur qui filtrait à travers l'épaisse paroi vitrée se reflétait en contre-jour sur la longue chevelure blanche, nouée en catogan, de Niemeyer et la peau sombre et satinée de Becka. Percevant l'arrivée de Jerem, tous deux se tournèrent vers lui dans un parfait ensemble.
La capitaine du cargo passa machinalement ses doigts dans la seule et unique mèche argentée qui marquait sa tempe droite et les considéra gravement. La mécanicienne et le vieux travler semblaient contrariés ; il espérait que ce n'était pas l'un contre l'autre.
« Jerem, lança Josse, j'y pige rien.
— Tout à l'air de fonctionner ! ajouta Becka. Nous nous sommes juste... arrêtés.
— Je parie que c'est encore un truc des consortiums, pour tuer les indépendants », grogna Josse, ce qui lui valut un regard irrité de la part de Becka.
La mécanicienne croisa les bras sur sa poitrine et secoua la tête :
« Skipper, dis-lui que ce n'est pas un complot ! Il y a une explication valable. »
En dépit de la situation, Jerem ne put réprimer un sourire. Josse, l'ancien propriétaire du Moonshine Runner devenu « simple actionnaire » et résident permanent, était doté d'un esprit imaginatif et fantasque. Grand et sec comme un coup de trique, les prunelles pâles et les traits anguleux, Niemeyer était né dans la première génération des extra-solaires, sur une planète marécageuse à l'autre bout de nulle part. Avec sa veste de cuir gris bleuté et son pantalon fripé, on se le représentait aisément assis sur un ponton, une bière à la main, en train de raconter dans la touffeur d'un soir des histoires à dormir debout.
Becka, la mécanicienne officielle du cargo, semblait s'opposer en tout à Niemeyer : de stature râblée, souple et musclée, elle tenait de ses ancêtres africains une peau couleur d'acajou brûlé et de beaux yeux largement fendus au regard pénétrant. Sa formation aux frais d'une corporation de transport lui avait assuré un solide sens pratique et une approche rationnelle des problèmes. Elle avait roulé le haut de sa combinaison kaki, retenue à la taille par les manches nouées, pour laisser apparaître le débardeur jaune qui moulait avantageusement son buste. Elle gardait ses cheveux crépus coupés au ras d'un crâne élégant. Une épaisse chaîne d'or, dans laquelle se trouvait glissé un simple écrou d'acier, encerclait son cou.
En dépit de leurs différences, tous deux semblaient vibrer au même rythme que le Moonshine Runner, avec une intimité que Jerem ne parviendrait jamais à entretenir avec son propre vaisseau.
« Je me moque de la cause ! finit-il par répondre en soupirant. Quand pourra-t-on relancer la phase ?
— Doucement, Skipper... Il faut laisser courir le diagnostique système. A priori, tout a l'air de marcher, mais si ce n'est pas le cas, je suis trop jeune pour finir en purée d'étoiles ! »
Les dents blanches de Becka luisent brièvement dans les lueurs erratiques des machineries. Josse laissa échapper un grand éclat de rire :
« Ça c'est dit, Chef ! »
Jerem ne put réprimer un sourire : l'assurance tranquille de son équipage avait un effet calmant sur ses nerfs à vif. Jusqu'au moment, du moins, où l'intercom grésilla :
« Jerem, remonte ! Il faut que tu voies ça ! »
Ce n'était pas que l'effet des crépitements statiques qui enflait la voix de Mirella vers les aigus.
***
Interspace, cargo léger Moonshine Runner, samedi 19 mai 2356
Quand Jerem se propulsa dans le poste de pilotage, Mirella était recroquevillée dans son fauteuil, toute son attention fixée sur la baie. Elle portait toujours le T-shirt trop large et le demi-caleçon rayé qui constituaient sa tenue de détente sur le vaisseau. Dans la lumière des instruments, ses mèches violettes paraissaient presque fluorescentes.
En entendant entrer Jerem, sans même lever le regard vers lui, elle tendit la main vers la vaste forme visible à travers la vitre épaisse. Le capitaine du Moonshine Runner se glissa dans le siège du copilote, son attention capturée par la vision qui retenait déjà celle de la jeune femme.
« Il est juste apparu là », prononça-t-elle d'un ton neutre, mais sa voix acidulée tremblait légèrement.
Elle se tourna enfin vers Jerem, ses yeux sombres plus larges que jamais dans son fin visage olivâtre. Il se pencha en avant, détaillant l'engin immobile : trois fois comme le cargo, le nez carré, une ligne militaire... mais il ne semblait porter aucun logo, aucune immatriculation. Et surtout... il était totalement inerte. S'il venait juste de quitter la phase, ses éléments de propulsion auraient dû pulser d'énergie résiduelle, des témoins de position clignoter à chacun de ses angles, des lumières intérieures filtrer à travers ses baies.
Par obligation légale, chaque vaisseau qui parcourait l'Interspace devait émettre un signal qui lui était propre, afin de pouvoir être identifié ou repéré en case de problème matériel... ou judiciaire. Et les appareils du Moonshine Runner ne captaient rien.
Soit l'engin inconnu avait été victime d'une panne majeure de l'ensemble de ses systèmes, soit il s'agissait d'une carcasse abandonnée. L'un n'excluait pas l'autre, car une telle défaillance ne pouvait qu'entraîner celle des dispositifs de survie. De toutes les façons, il ne restait sans doute plus personne à bord de cette forme silencieuse. Du moins, plus personne de vivant.
Mirella repoussa nerveusement les longues mèches violettes qui dissimulaient à demi son visage :
« Alors ? fit-elle nerveusement. On fait quoi, Jerem ? »
***
Interspace, module d'abordage du cargo léger Moonshine Runner, samedi 19 mai 2356
« Je n'aurais jamais dû me laisser persuader, grommela sourdement Jerem.
— Allons, Skipper, lui répondit Becka d'un ton amusé, qu'est devenu ton esprit d'aventure ?
— Il a eu le bon sens de rester à bord ! » rétorqua-t-il lugubrement.
Le rire vibrant de Becka s'éleva, voilé par le système de communication de son casque. Les deux travlers se trouvaient serrés dans l'espace confiné et aveugle du module d'abordage, d'autant plus restreint qu'ils étaient tous les deux engoncés dans un scaphandre avec une honnête réserve d'oxygène. Depuis le poste de pilotage du Moonshine Runner, la voix de Mirella retentit :
« Trajectoire calculée. Prêts au largage ?
— Quand tu veux ! répliqua Jerem, avec plus d'assurance qu'il n'en ressentait.
— C'est parti... »
Le petit module globulaire, collé au flanc du cargo comme un arapède, se trouva éjecté en direction de sa cible. Tandis que les puissants câbles qui le maintenaient toujours au vaisseau se déroulaient, il traversa comme un boulet de canon l'espace entre les deux engins pour aller se fixer juste sur l'issue d'urgence de l'appareil silencieux. Le joint étanche épousa soigneusement la coque. Becka examina attentivement les écrans de contrôle avant de laisser le sas du module s'ouvrir dans un sifflement asthmatique. La mécanicienne s'extirpa de sa nacelle et détacha de sa ceinture un boîtier dont elle brancha les cordons sur les prises de la trappe. En théorie, seules les équipes de secours spatial possédaient les habilitations nécessaires pour manipuler ce style d'appareil.
« Tu es sûre que c'est légal ? demanda Jerem avec scepticisme, désignant depuis sa nacelle l'engin incriminé.
— À peu près autant que les extensions de tes soutes », répondit sereinement Becka, le regard fixé sur les témoins du boîtier qui clignotaient frénétiquement.
La mécanicienne, absorbée par le jeu des voyants, laissa échapper un soupir d'agacement :
« Du costaud... Pas un modèle standard. Du matériel de l'armée, probablement... Sinon, c'est complètement illicite. »
Malgré les gants épais qui rendaient ses gestes malhabiles, elle força les commandes dans le boîtier, pendant que Jerem patientait... ou plutôt, qu'il perdait patience :
« Tu es sûre que tu vas y arriver ?
— J'en ai mâté des plus costauds... »
Subitement, tous les voyants se mirent à clignoter en même temps.
« Et voilà ! » lança Becka d'un ton triomphant. Elle raccrocha soigneusement le boîtier à sa ceinture et manœuvra d'une poigne expérimentée le système d'ouverture de la trappe.
« En tout cas, le matériel est en bon état », constata-t-elle en se glissant à travers le passage restreint.
À demi engagée déjà dans le passage, elle se tourna vers Jerem :
« Tu viens ? »
Sans grand enthousiasme, le capitaine se dégagea de sa nacelle et rejoignit Becka, qui venait de disparaître à l'intérieur de l'engin inconnu. Il constata avec chagrin qu'il avait plus de mal à négocier l'issue étroite que la mécanicienne et se demanda s'il devait attribuer ses efforts laborieux aux effets de la quarantaine ou à tout le temps passé affalé dans son siège devant la console de pilotage.
Peu après, les deux travlers se tenaient dans la coursive du vaisseau mystérieux ; Becka se pencha sur l'analyseur d'atmosphère fixé au bras du scaphandre :
« Pas de problème d'oxygène. Pas de polluants repérables. Mais on ne peut pas écarter la possibilité d'un élément pathogène... Je ne vois pas pour quelle autre raison un vaisseau pourrait être abandonné ainsi. »
Jerem ne répondit pas, mais il pensait à une demi-douzaine d'autres possibilités bien plus désagréables encore. Machinalement, il posa la main sur l'arme légère qu'il portait au côté.
***
Interspace, cargo léger Moonshine Runner, samedi 19 mai 2356
Dans le poste de pilotage du Moonshine Runner, Mirella gardait fermement son attention sur le vaisseau inconnu et le petit module collé sur son flanc. Machinalement, elle passa une main dans ses cheveux, dévoilant le complexe réseau d'arabesques pourpres qui montait à l'assaut de sa joue droite. Elle se tourna vers Josse, qui se tenait debout derrière elle :
« Tu crois qu'ils sont en danger ? »
Le vieux travler secoua la tête :
« J'en sais rien, gal, j'en sais rien... Mais tu connais Jerem : il a beau dire, s'il pense qu'il y a encore des gens dans ce machin, il les laissera pas derrière. Et Becka est encore pire. »
Mirella esquissa un sourire, mais, rapidement, l'inquiétude reprit le dessus et sa respiration s'accéléra nerveusement.
INDEX
Derelict :
ancien terme de marine désignant les épaves errantes des navires abandonnés par leur équipage.
Extra-solaire :
humains nés sur l'une des planètes colonisées par l'Intermonde, hors du Système solaire.
Gal :
(familier) déformation de girl (« fille » en anglais).
Travler :
(familier) membre de la marine civile.
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