17. Le plan du démon
Les choses allaient mal, très mal.
Agenouillé sur le sol froid de la cour, Keith réfléchissait à toute vitesse, essayant d'organiser ses pensées en un raisonnement cohérent qui lui permettrait de se sortir de ce mauvais pas. Tout était allé si vite qu'il était dur de retracer précisément la chronologie des événements ; et les mots du démon s'enfonçaient comme des lames dans son corps, sapant sa volonté et son énergie. Il lui fallait user de toutes ses capacités pour parvenir à une solution. Mais son cerveau embrumé par les paroles venimeuses de Lotor peinait à articuler une pensée sensée. Il devait procéder étape par étape, déterminer ce qui était le plus urgent, et comment y remédier. Déjà, il lui fallait établir ce qui était le plus important : Lance.
Quand l'humain était apparu, l'ange avait senti son coeur se contracter douloureusement. Tous les efforts qu'il avait fait pour le semer étaient vains, et maintenant, ils se retrouvaient tous les deux à la merci du démon supérieur, qui n'hésiterait pas à profiter de cette situation. De plus, la présence de Lance compliquait les choses pour Keith, qui ne serait pas en mesure de libérer complètement ses pouvoirs au cas où il réussirait à les récupérer entièrement. En effet, depuis les premiers signes qui l'avait averti de la présence du démon, il avait senti des petits picotements à l'extrémité de ses doigts, et il espérait qu'il s'agissait de ses capacités magiques. Mais elles ne lui serviraient à rien si Lance était là : il avait supporté la vue des ailes, mais tous les autres attributs divins n'étaient pas fait pour les mortels, ils lui brûleraient la rétine.
La situation était tendue. D'un côté, l'humain qu'il devait protéger coûte que coûte, incapable de se défendre seul, de l'autre, un démon de classe une, redoutable adversaire dont Keith avait seulement pu imaginer les pouvoirs en assistant aux discussions des «Éveillés», ces groupuscules d'anges pour qui le Charme du Paradis avait été rompu lui aussi. Il essaya de se remémorer l'étendu de leurs capacités, mais il réfléchissait au ralenti, toujours sous l'influence des paroles du démon. Ce qui était sûr, c'est qu'il n'était pas là pour leur faire du bien. C'était même plutôt le contraire qui semblait s'annoncer : son regard mauvais passait de Keith à Lance, comme pour se demander lequel il allait croquer en premier.
-Un démon ? s'exclama Lance. Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? Keith n'est pas un démon, c'est un ange ! Il vient du Paradis !
Lotor éclata à nouveau de rire.
-Pauvre petit humain innocent ! Tu parles d'un monde auquel tu ne comprends rien, duquel tu ne sais rien ! La vie ne se résume pas à tes croyances d'adolescents biberonné aux contes et aux légendes. Il y a des entités puissantes, qui se battent pour des enjeux plus importants que tout ce que tu pourrais imaginer ! Vous, humains, n'êtes que des pièces du puzzle. Même pas, votre chère planète Terre n'est qu'une pièce de puzzle ! Une pièce qui ne sait même pas qu'elle en est une. Et Kezech, ou Keith si c'est ainsi que tu l'appelles, fait parti d'une autre pièce de puzzle lui aussi. Tu prétends connaître des forces aussi imposantes que le Paradis, en maîtriser les ressorts et les conflits, mais que sais-tu à part ce que ton protecteur a bien voulu te dire ? Que sais-tu des démons, des anges et de ce qui les sépare ? Qui te dit que ce que tu crois être vrai l'est ?
Lance ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt. Le discours du démon avait fait mouche : vaincu, l'humain n'avait rien à opposer. Cependant, l'abandon du jeune homme fit tiquer Keith. Certes, la maîtrise des mots de Lotor était irréprochable, et il était assurément un maître de la rhétorique et de l'art de manipuler ses ennemis. Mais il y avait autre chose, une sensation derrière ses paroles qu'il ne parvenait pas tout à fait à reconnaître. Comme si tout ce qu'il disait atteignait sa cible à l'intérieur, pour la persuader intimement de la véracité de ces paroles. Le regard que l'humain lui lança confirma cette hypothèse : un regard déçu, accusateur. Il n'était pas son genre de douter aussi rapidement, surtout à cause de l'accusation d'un simple inconnu. Keith voulut aussitôt se défendre :
-Ne l'écoute pas Lance, il ment ! Je ne suis pas un démon, je te jure !
-C'est trop tard, jeune Kezech : mes paroles lui ont ouvert les yeux. Il s'est éveillé à la conscience de la vérité, et elle est ancrée dans son coeur à présent.
Il s'approcha encore plus de Lance et passa rapidement la main devant ses yeux. Une seconde plus tard, l'humain s'écroulait dans ses bras. Lotor l'étendit au sol, puis se tourna vers Keith, un sourire sur le visage.
-C'était plus simple que je ne le pensais. Les humains sont vraiment des créatures faibles.
-Qu'est-ce vous lui avez fait ? cracha Keith, la panique au ventre.
-Rien qui ne soit irréversible si jamais tu écoutes tranquillement ce que j'ai à te dire.
Ce que redoutait le plus Keith était arrivé : Lance avait été utilisé comme un moyen de pression. C'est pour éviter cela qu'il avait voulu s'éloigner de lui, brouiller les pistes. Quand il avait commencé à sentir une présence étrange, non-humaine, il avait eu la présence d'esprit de se séparer de son protégé, sachant qu'il aurait pu être en danger. Hélas, le plan n'avait pas fonctionné. Il aurait dû être plus prudent, avertir Lance de rester caché. Mais il était trop tard, à présent le mal était fait, et l'humain gisait à terre, inconscient, à cause des manipulations douteuses d'un démon supérieur.
-Je vous écouterais, grogna Keith. Mais je veux des garanties. Amenez le auprès de moi pour que je puisse surveiller son état.
Lotor s'inclina devant les volontés de Keith, et d'un claquement de doigt, fit léviter le corps de l'humain jusqu'à l'ange. Il le lâcha sans ménagement à quelques centimètres du sol, et Lance retomba dans un «boum» peu amical. Aussitôt, Keith prit sa tête pour la poser sur ses genoux, palpant le visage et s'assurant qu'il respirait encore. Quand le bon état de Lance fut confirmé, il se releva la tête et jeta un regard noir à son adversaire.
-Je t'avais dit qu'il allait bien, se moqua ce dernier. Maintenant, tu peux te concentrer sur ma proposition.
De son pas assuré, qui caractérisait bien l'arrogance des gens de son rang, il revint se placer devant Keith. L'éclairage peu flatteur des lampadaires du parc donnait à son visage l'impression d'un masque grimaçant, même si, pour l'avoir vu faire la même expression quelques minutes auparavant, Keith savait qu'il souriait. Le costume noir dont il était vêtu accentuait l'impression bizarre d'avoir à faire à un homme d'affaire un peu spécial. Avec ses va-et-vient, il avait laissé dans l'air la trace d'une odeur artificielle, douceâtre et enjôleuse. Il ne semblait pas à sa place au milieu d'un parc d'école, entouré de bâtiments de béton et de bancs, les pieds sur de l'herbe approximativement bien coupée. L'arbre contre lequel il s'appuyait à présent était la seule chose qui paraissait un tant soit peu s'accorder à son image luxueuse : grand, puissant et se tenant fièrement debout.
-Parlez, et je verrais bien ce que j'ai à répondre.
-Oh, petit ange, je ne crois pas que les possibilités de réponse soient multiples. Certes, je te laisserais le choix, mais je ne suis pas certain que l'une des options te convainque plus que l'autre.
Maintenant que Keith avait réalisé l'étendue des pouvoirs que portaient les paroles de Lotor, il lui fallait tout mettre en oeuvre pour y résister. Le charme de ces dernières était redoutable, et bien placé. On ne se rendait même pas compte qu'on était manipulé. Il avait dû obtenir beaucoup de choses de cette manière. Mais Keith refusait de le laisser influer sur son esprit. Il devait garder en tête que la seule chose qui importait était la protection de Lance.
-Avant que vous ne commenciez, j'ai une question, déclara-il froidement. Pourquoi avoir prétendu que j'étais un démon ? Quand je suis mort, je me suis réveillé au Paradis, j'en suis certain.
-Mais tu as été déchu, rappela le démon en s'avançant, forçant Keith à relever la tête pour le regarder dans les yeux. Et tu sais ce que deviennent les anges déchus ?
Il s'accroupit pour murmurer la réponse à l'oreille de Keith.
-Des démons.
Les yeux du brun s'agrandirent, mais ce fut la seule réaction qu'il laissa paraître, cachant les tumultes bien plus profonds qu'avaient créé ces deux mots au fond de son coeur. Lotor se releva, faisant à nouveau face à l'ange. Serrant les dents, Keith lui jeta au visage toute la haine qu'il éprouvait :
-Je ne suis pas un démon ! Et je n'en serais jamais un !
-Quelle colère ! Une chose est sûre, tu n'es pas fait pour être un ange. Es-tu bien sûr de ce que tu avances ? Lucifer, le premier des anges à être déchu, est devenu le Seigneur des Enfers, le Roi du monde souterrain. Et depuis, tout ceux qui ont succombé à leurs pulsions animales, à leur instincts primaires ont rejoint nos rangs.
-Vous mentez ! Quand les anges sont punis, ils effectuent des travaux pour les Archanges ou ils sont envoyés sur Terre, comme moi ! Jamais ils ne s'associeraient à des démons, peu importe ce qu'ont leur fait miroiter !
Cette fois, Lotor ne cacha pas son amusement, et il gloussa allègrement, comme si Keith venait de dire quelque chose de très stupide.
-Mais c'est ça le mieux, petit ange ! On ne leur fait rien miroiter ! On leur explique simplement les faits, et ils viennent d'eux-mêmes signer pour nous rejoindre ! Ils ont tous l'ambition de détruire le Paradis, détruire ce lieu qui les a exilé, qui les a jeté ! Ils ont soif de revanche, soif d'ichor, le sang doré des Archanges !
-Vous avez peut-être réussi à en attirer deux ou trois, mais rien de ce que vous pourrez dire ne pourra me convaincre, soyez en sûr ! Je ne suis pas le plus fervent défenseur du Paradis, mais je n'en suis pas au point de m'associer contre eux. Vos guerres de pouvoir ne m'intéressent pas !
-Et qu'est-ce donc qui t'intéresse, petit ange ? Moi, je le sais. Le repos éternel, le repos du juste. Mourir sans se réveiller dans un nouvel endroit et devoir en accepter les codes. Mourir sans devenir ni un ange, ni un démon. Juste... Ne plus exister.
Devant le mutisme de Keith, il continua sa tirade.
-Tu ne rêves que de ça depuis si longtemps. Que tout s'arrête, enfin. Une éternité de paix. Ne plus ressentir. Ne plus être toi. Je peux t'offrir ce repos. Si tu m'aides, si tu acceptes le marché que je vais te proposer, je t'autoriserais à boire l'eau du Léthé, et à être emmené au Champ d'Asphodèle.
Keith tressaillit. Les noms que venait de prononcer Lotor ne lui étaient pas inconnu. Durant ses nombreuses recherches, que ce soit au Paradis ou sur Terre, il avait bien souvent rêvé de la possibilité de se retrouver au Champ d'Asphodèle. L'asphodèle était une fleur, qu'on utilisait autrefois pour fleurir la tombe des morts, et dont le feuillage se présentait sous la forme d'une rosette composée de feuilles étroites et linéaires. Associée depuis toujours aux défunts, elle avait donné son nom à un lieu des Enfers, celui dans lequel se retrouvaient les âmes n'ayant fait ni de bien, ni de mal. Ici, elles erraient pour l'éternité, sans ressentir ni peine ni douleur. Quant au Léthé, il s'agissait d'un des Cinq fleuves principaux des Enfers, celui de l'Oubli. Keith avait lu qu'une seule de ses gouttes et on en oubliait jusqu'à la notion même de son existence. La proposition était plus qu'alléchante, pour lui qui ne souhaitait que quitter cette vie, ou cette après-vie.
-Je vois bien que tu es tenté, continua Lotor, qui n'avait pas terminé son plaidoyer. Il est plus que simple d'accéder à cette requête. Pour cela, je je te demande qu'une chose : des renseignements. Je veux que tu m'indiques comment détruire le Paradis.
Keith cligna plusieurs fois des yeux. Encore une fois, il s'était facilement laissé abuser par les paroles doucereuses du démon. Il avait cru se jouer de lui, être plus fort que tout ces prédécesseurs, mais il s'était surestimé. Le pouvoir de Lotor était décidément redoutable.
-Rien que ça ? sourit-il amèrement. Et comment comptez-vous vous y prendre ?
-Cela ne te regarde pas. Mais soit assuré que j'ai tous les moyens nécessaires pour organiser une attaque qui leur sera fatale. Tout est en place. Tu es la dernière personne manquante, Kezech. Ma pièce de puzzle qui n'a plus qu'à être insérée au milieu des autres pour que l'image apparaisse enfin, claire comme de l'eau de roche.
Venait-il de révéler intentionnellement que Keith était un élément indispensable, et que sans lui tout était fichu ? Non, Lotor était plus malin que ça. Il n'aurait pas avoué une faiblesse aussi facilement. Il avait donc une raison derrière cette dernière réplique. Keith aurait voulu y réfléchir plus, mais le démon ne lui en laissa pas le temps.
-J'imagine que tu t'imagines pouvoir refuser et ainsi faire échouer mon plan. Mais j'ai assuré mes arrières. Ton protégé...
Keith compris ce qu'il allait faire avant qu'il le fasse. Il tendit la main pour retenir Lance, mais il était trop tard : déjà, Lotor le maintenait en lévitation comme plus tôt. D'un geste désinvolte de la main, comme si soutenir le poids d'un humain moyen n'était rien, il le ramena auprès de lui, à la hauteur de son buste. Sans quitter l'ange des yeux, il caressa la joue du jeune homme.
-Mmmm... Quel peau douce, et sans défauts... Tu n'aimerais pas qu'elle soit abîmée, pas vrai ?
Keith se releva d'un bond, et ses ailes se déployèrent, puissantes et imposantes. Mais il n'osa pas faire un geste, de peur que le démon fasse du mal à Lance. Sa protection était tout ce qui lui importait. Il le savait, et Lotor le savait aussi. Il aurait été prête à tout pour le sauver.
-Tu n'es pas idiot, tu as déjà compris, tu sais que je ne le laisserais pas repartir. La perspective de vivre... Ou devrais-je dire, de mourir tranquillement t'es agréable, mais elle ne sera pas suffisante. Tu n'aurais pas été prête à abandonner ton protégé. Mais tu as considéré l'option, pas vrai ? Tout n'est donc pas perdu. Le problème, c'est lui...
Keith serra les poings alors que Lotor observait longuement Lance.
-J'ai besoin que tu m'aides. Tu es le premier ange depuis longtemps à tomber du Paradis. C'est de gens comme toi dont nous avons besoin. Ils peuvent nous expliquer les dernières mises à jour. Ceux que les Archanges ont déçu, rejeté, méprisé. N'as-tu pas envie de prendre ta revanche ? De voir leur royaume partir en flammes ? Ne t'ont-ils pas fait plus de mal que de bien ?
Tout ce qu'il disait était vrai. Et c'était ça le pire !
-Nous n'avons pas besoin de toi pour ce que tu es. Nous ne te mentirons pas sur ce point : la personne que tu es ne nous est pas utile. Ce sont tes renseignements qui sont importants. Tu viens du Paradis : tu es une mine de données pour nous. Et entre nous, nous savons que tu n'es pas tout à fait un ange. Nous sommes incapable d'accéder au rapport de ton jugement divin, mais si tu nous suis au Paradis, tu trouveras les réponses à toutes tes questions.
Il tendit une main violette vers Keith, qui recula. Lotor rit encore.
-Pas convaincu, hein ? C'est pour ça que j'ai jugé utile de prendre un petit moyen de pression. Je te laisse réfléchir, je te donne deux jours, quarante huit heures humaines. Si tu veux récupérer ton protégé... Je m'attends à une réponse positive. Tout peut être à toi, la vérité, la mort, l'amour. C'est ton choix. C'est ta décision. Je reviendrais ici à l'heure prévue.
Et sans rien ajouter de plus, il claqua des doigts et se volatilisa, laissant un Keith désespéré, la main tendue vers l'endroit d'où venait de disparaître Lance.
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