3. Faux départ

Le lendemain matin, l'orage semble s'être enfin calmé. Bien qu'un fin crachin ait remplacé l'averse de la veille, le ciel est encore lourdement chargé.

Je m'habille d'un jean et d'un pull léger et laisse Margaux en pyjama. Un peu mal à l'aise dans cette maison que nous ne connaissons pas, nous nous dirigeons instinctivement vers la cuisine d'où provient un bruit d'assiettes et de couverts.

"Bonjour, nous salue Tanguy, les cheveux en bataille. Vous avez bien dormi ?

— À merveille, encore merci.

— Il va falloir que vous cessiez de me remercier à chaque fois que l'on s'adresse la parole.

— N'y comptez pas.

— Vous avez faim ? C'est le début des vacances, alors c'est gaufres pour le petit-déjeuner.

— Je crois qu'il y en a une à qui ça va plaire, dis-je en regardant ma sœur qui salive déjà. L'odeur est terriblement appétissante.

— Des gaufres !" s'exclame une voix derrière nous.

Une autre petite fille en pyjama nous rejoint autour de la table, se léchant les babines.

"Je crois que l'on va vous mettre 5 étoiles pour l'accueil et la cuisine, annoncé-je en reposant mes couverts. C'est délicieux.

— Mon papa, c'est le meilleur. Il sait tout faire.

— Je vois ça." dis-je en croisant deux yeux bleus perçants.

Il soutient mon regard quelques secondes et esquisse un petit sourire avant de se lever et de se diriger vers le lave-vaisselle. Ce qui ne m'a pas sauté aux yeux hier me frappe soudainement. Peut-être était-ce à cause de la fatigue ou de mes préoccupations, je ne saurais le dire. Mais ce matin, avec ses cheveux décoiffés et ce bref échange légèrement troublant, je le trouve plutôt charmant.

Après avoir débarrassé la table, il me désigne le téléphone.

"Je crois que la ligne est rétablie. Vous devriez réessayer."

Je compose le numéro et écoute la sonnerie avec soulagement. Une femme décroche et je lui explique mon problème. Elle m'indique qu'elle s'occupe de contacter un dépanneur et que je dois attendre qu'il m'appelle.

"Ça ne vous dérange pas si je passe un autre coup de fil pour prévenir de notre retard ?

— Pas de problème, utilisez-le autant que nécessaire."

Je compose le numéro de ma mère tout en appréhendant sa réaction. À peine a-t-elle décroché que je sens déjà sa nervosité.

"Allô, maman ? C'est Sophie.

— Où êtes-vous ? Tout va bien ? J'étais folle d'inquiétude ! Tu n'as pas reçu mes messages ?

— Tout va bien, ne t'en fais pas. Nous sommes tombées en panne hier soir et je n'avais pas de réseau pour te prévenir.

— Mais quand allez-vous venir ?

— J'espère faire réparer la voiture aujourd'hui et reprendre la route immédiatement après.

— Vous avez dormi à l'hôtel ?

— Pas exactement, nous avons été hébergées par une famille.

— Vous avez dormi chez des inconnus ? s'affole t-elle

— Nous n'avions pas trop le choix, avec cet énorme orage... Mais ne t'inquiète pas, ils sont vraiment gentils. Il y a même une petite fille de l'âge de Margaux.

— D'accord. Je vais devoir te laisser, je dois aller voir comment avance la décoration. Tiens moi au courant.

— Oui, à plus tard."

Je raccroche en plaignant ma future belle sœur qui doit supporter ma mère et son agitation grandissante à l'approche de l'événement. Je culpabilise un peu de ne pas être là pour calmer ses ardeurs.

Le dépanneur ne tarde pas à rappeler, m'expliquant qu'il enverra une dépanneuse dans l'après-midi, une fois que la route sera dégagée. Il semblerait que l'orage ait fait des dégâts et qu'un arbre soit tombé sur la chaussée.

Tanguy remarque ma mine déconfite quand je raccroche.

"Un problème ? s'enquiert-il. Vous pouvez rester ici plus longtemps, s'il le faut.

— Je ne veux pas abuser de votre hospitalité... Ils pourront venir chercher ma voiture seulement cet après-midi, apparemment un arbre est couché sur la route.

— Ne vous inquiétez pas, Adèle sera ravie d'avoir un peu de compagnie, et moi aussi. Je peux quand même jeter un coup d'œil à votre voiture, si ça ne vous dérange pas."

Je souris et acquiesce. Je me sens un peu gênée de toutes ses attentions. Des personnes qui font autant de choses gratuitement pour des inconnus, je n'en ai pas rencontré beaucoup dans ma vie.

Les filles semblent avoir déjà sympathisé. Nous les laissons jouer ensemble et nous nous dirigeons vers la voiture, munis d'une boîte à outils.

Je me place côté passager tandis qu'il branche son lecteur de code d'erreur sur la prise OBD2.

"Vous venez de loin ? m'interroge-t-il alors que nous patientons.

— Assez. Nous avons pris la route directement après la sortie de l'école. Mes parents ont dû partir plus tôt pour les derniers préparatifs du mariage de mon frère, et nous devions les rejoindre hier.

— Quand est-ce que le mariage a lieu ?

— Demain. J'espère que la voiture sera réparée à temps, ça m'embêterait de rater ça.

— Je suis sûr que ça ira. Alors, qu'as-tu à nous dire, petit boîtier ? Code d'erreur P0190...

— Panne du capteur de pression de la rampe de distribution, complété-je en déchiffrant l'écran. Ce qui veut dire ?

— Il va falloir changer le capteur si vous voulez que le carburant soit correctement acheminé au moteur.

— Super...

— Ce n'est pas si difficile à changer, ils auront sûrement la pièce qu'il faut au garage.

— Espérons-le."

Il débranche le boîtier de diagnostic avant que nous n'abandonnions de nouveau le véhicule au bord de la route, préférant la chaleur de la maison à l'humidité ambiante.

Pour le déjeuner, c'est un véritable atelier collectif de cuisine qui prend place autour des fourneaux. C'est l'occasion d'admirer une fois de plus les talents de cuistot de Tanguy.

"Les filles, vous épluchez les légumes ?

— Oui papa." dit Adèle en tendant un économe à Margaux.

Cette dernière le prend et tourne l'objet entre ses doigts, l'étudiant d'un air circonspect. Sans rien dire, elle s'assoit à table et tente d'imiter son amie en frottant l'ustensile contre une pauvre carotte sans obtenir de résultat satisfaisant.

Je remarque son expression dépitée et m'apprête à lui venir en aide quand je suis surprise de voir Tanguy prendre place à ses côtés et lui expliquer pédagogiquement comment utiliser l'outil. Patiemment, il l'observe essayer, l'aidant à ajuster sa main et son mouvement. Le visage de Margaux s'éclaire quand une première épluchure tombe sur la planche à découper.

"J'ai réussi !

— Bravo, championne ! la félicite-t-il.

— Tu as vu, Sophie ? s'enthousiasme-t-elle. Merci." ajoute-t-elle à l'attention de son professeur.

Je lui envoie un regard reconnaissant auquel il répond par un sourire doux qui me ferait presque rater un battement de cœur.

Deux heures plus tard, la vaisselle est faite et la voiture confiée aux soins du dépanneur, un cinquantenaire bedonnant et nonchalant qui nous a assuré qu'elle serait réparée en fin d'après-midi.

"Que diriez-vous d'une après-midi jeux de société ? propose Tanguy en ouvrant un armoire remplie de boîtes en tout genre.

— C'est une merveilleuse idée avec ce temps."

Les équipes se constituent naturellement ; les filles qui semblent déjà inséparables choisissent d'affronter les adultes. Margaux associe son esprit de compétition à celui d'Adèle, qui semble aussi féroce que celui de son père. Dès le premier lancer de dés, je comprends que la partie promet d'être mouvementée.

"Vous avez triché, vous devez d'abord payer les impôts ! s'indigne Adèle au bout de quelques tours.

— Mais on va être ruinés si on fait ça.

— C'est la vie, papa." commente-t-elle, le plus naturellement du monde.

Le rire communicatif de Tanguy résonne dans la pièce, et je remarque les deux fossettes qui se forment au coin de ses yeux. Nous payons les taxes et renonçons à l'achat de cette splendide villa qui nous faisait de l'œil. Quand vient leur tour, les filles ne sont plus aussi ravies de l'existence de cette redevance obligatoire. Nous rions de bon cœur en les voyant s'offusquer de ce qui est pour l'instant à mille lieues de leurs préoccupations d'enfant.

"C'est la vie, ma chérie." la nargue son père.

En fin d'après-midi, les valises sont prêtes et les filles célèbrent encore allègrement leur victoire. Nous nous rendons au garage pour apprendre finalement que la voiture n'est pas encore réparée.

"Demain, c'est dimanche, alors je ne pourrai pas recevoir les pièces avant lundi ou mardi, nous explique le garagiste qui n'a pas l'air le moins du monde affecté par notre situation.

— Ce week-end est un mauvais sketch.

— Ça va aller, on va trouver une solution, me rassure Tanguy. Votre assurance peut sûrement vous prêter une voiture. Je peux même vous proposer la mienne, si besoin.

— C'est gentil. Ce n'est pas que je n'ai pas envie de prolonger mon séjour ici, mais ma mère risque de m'étriper si je manque ne serait-ce qu'une seconde de la cérémonie de demain. Si ma future belle sœur ne lui a pas réservé le même sort avant.

— Sophie ! m'appelle ma petite sœur. Adèle n'est jamais allée à un mariage, on peut l'emmener avec nous ? 

— Pour l'instant, nous n'avons même pas de voiture pour y aller.

— Mais papa peut nous emmener ? propose spontanément Adèle, cherchant l'accord de son père.

— Ma chérie, on ne s'introduit pas comme ça dans une réunion de famille.

— On peut les inviter, s'il-te-plaît ? insiste Margaux auprès de moi.

— Elles sont en train de se liguer contre nous, là ?

— On dirait bien." me répond Tanguy, amusé.

Un échange de regard s'en suit. Nous nous sondons mutuellement. Je cherche à déchiffrer ce qu'il veut. N'a-t-il pas envie de venir ou a-t-il peur de déranger ?

"Si vous en avez envie, je serais ravie de vous inviter pour vous remercier de nous avoir hébergé. Mais je ne veux pas que vous vous sentiez obligé.

— Papa, dis oui, s'il-te-plaît.

— Hé bien, je ne vois aucune raison de refuser d'aller faire la fête."

Mes lèvres s'étirent sur mon visage. Pourquoi suis-je si emballée à l'idée qu'un homme qui m'était encore étranger hier nous accompagne à ce mariage ?

Adèle et Margaux expriment leur joie et leur excitation tout le long du trajet retour.

"Maintenant que nous savons que nous allons passer un peu plus de temps ensemble, nous pouvons peut-être nous tutoyer ? suggère Tanguy en se garant dans son allée.

— Bonne idée."

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