Chapitre 9

J'ignore exactement ce qui s'est passé.

C'est un peu bête à dire, surtout que j'étais dans les premières loges de la situation. Mais je n'ai fait qu'assister à mes actes en tant que spectateur, et non en tant que Timothée Nottin, celui qui était censé animer la totalité de la pièce.

Et même si cela ne fait que quelques heures, je mets difficilement la main sur les évènements.

En remontant les couloirs des bâtiments (vides, puisque la cloche avait sonné depuis plusieurs minutes) après avoir ingurgité la potion — qu'il était compliqué de se souvenir de cette simple chose !—, j'avais l'étrange impression de flotter. De me savoir vide et frêle, et pourtant, d'apprécier pleinement ce que j'étais, léger et insouciant, aussi irrégulier que le vent. Tout comme ces fois où l'on pleure trop, où l'on se déverse de tout son être, et qu'à la fin, on se retrouve avec un corps tout vide, une carcasse remplie d'air.

Puis, la première chose que j'ai faite en arrivant en cours d'espagnol, sous les yeux médusés de Mathias, a été d'alpaguer señora Estarella, et de lui dire que, du week-end, je n'ai pas lu, ni prononcé, ni écrit le moindre mot d'espagnol.

Je me souviens, j'étais d'une désinvolture affreuse pour Timothée. Mais Timothée, je n'étais pas sûr de le sentir, à ce moment-là, quelque part en moi. Je me sentais comme une pâquerette, battant furieusement sous n'importe quel zéphyr, profitant avec bonheur de tout ce qu'elle trouve, qui sait que sa vie est aussi éphémère que fragile, et pourtant se moquer de sa mort et de ses conditions, de vivre passionnément et sans restriction.

Oui, j'étais tout ça quand j'ai déclaré à señora Estarella que je n'ai littéralement rien foutu.

Et étonnamment, je n'ai pas été si mal accueilli.

Señora Estarella s'est contentée d'hausser les épaules, et de me conseiller d'un ton gentiment appuyé de suivre la leçon d'aujourd'hui.

Et là, à nouveau, je me suis surpris, car je peux le dire : j'ai été un élève exemplaire, et ce, durant tous les cours qui ont suivi.

Toutes ces prouesses et tous ces efforts, je m'en souviens très bien. Néanmoins, j'ai encore du mal à saisir que j'en suis l'auteur, et je sais parfaitement qu'il m'est désormais impossible de recommencer.

J'ai continué à jouer la pâquerette, à faire vivre avec innocence une vie insignifiante, le savoir et m'en régaler. De m'intéresser à tout, de picorer dans tous les sujets, même les plus rébarbatifs. Et le tout, rythmé de temps à autre par une effluve mentholée, me caressant le palais et les dents, me rappelant que tout ce que je suis, à cet instant, je le dois sûrement à une seule et unique chose.

La potion de Gretel.

De tous les mystères de cette journée, celui-ci demeure le plus insoluble.

Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment, par un seul et même liquide, j'ai délaissé tout ce que j'étais sur le sol des toilettes ? Qu'y avait-il vraiment dans ce flacon, au juste ? Comment Gretel est-elle entrée en possession d'un tel objet ?

Dans le petit mot qu'elle m'a laissé avec la boîte, elle disait « goutte de ma personne, et si elle te plaît, prends mon cœur. » Elle faisait référence aux petits flacons, il n'y a aucun doute là-dessus. Mais comment parviennent-ils à poser sur mon nez les lunettes à travers lesquelles Gretel voyait et vivait dans ce monde ?

Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle est tout de même une sacrée chanceuse.

De ma vie, je n'ai jamais vécu comme ça. En quinze ans d'existence, jamais je ne m'étais senti ainsi, dans un monde si léger, si douillet, à l'avenir radieux et au passé reposant.

Et visiblement, c'était le quotidien de Gretel.

Ça ne m'étonne pas. Pour l'avoir connue un certain bout de temps, cette vision-là lui appartient en tout point. Mais naît-on avec une vision du monde ? La développe-t-on ? Si c'est ce dernier cas, alors je serai bien incapable de dire comment s'y prendre.

Et me voilà de retour dans mon monde à moi, celui dans lequel j'évolue par la force des choses, gris, morne, habituel et sans fantaisie. Je sens l'euphorie et l'enthousiasme retomber, se terrer puis se désintégrer, et ce cher Timothée qui reprend les contrôles — du moins, à peu près pour me souvenir et réfléchir à cette journée.

Je m'allonge sur le lit. Ma tête pèse lourd sur le matelas, je ne comprends rien. Je suis seul à la maison, mes parents travaillent et mon frère est à son cours de basket. Mais comment trouver réponse à mes questions ? À qui demander ?

Évidemment, la première réponse qui remonte est : Gretel. Une amère mélancolie me noue la gorge. Bien entendu que Gretel est la mieux placée pour me répondre. Mais elle est également la dernière en mesure de le faire.

Je vais devoir me débrouiller. Sans elle.

Et pour toujours.

J'ai un petit reniflement, tandis que le nœud ressemble de plus en plus à un de ces nœuds compliqués qui maintiennent les cordes d'un mât. Tant que le vent souffle suffisamment pour faire gonfler les voiles, ces nœuds ne s'en iront pas.

Bon. Pensons à autre chose. J'attrape mon téléphone, le déverrouille, et fais rapidement deux ou trois choses qui n'ont pas le moindre intérêt, sinon celui de m'occuper passivement.

Soudain, je me rends compte que cela fait plusieurs jours que je n'ai pas rappelé les Hinston. Je saute sur l'occasion de me meubler l'esprit, et condamne la prochaine demi-heure, accroché à mon téléphone.

Je lance l'appel. Je me redresse, dans une position un peu plus polie et sérieuse, comme si je m'apprêtais à inviter Kirstie dans ma chambre, alors qu'il n'y aura que sa voix qui retentira dans cette pièce pour aujourd'hui.

Ça sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois.

« ... Allô ? »

Typique de Kirstie : elle ne met jamais bien longtemps avant de décrocher, je l'ai rapidement compris.

« Allô, Kirstie ? C'est moi, Timothée !

— Ah, Timothée ! Comment vas-tu ? Dieu soit loué, enfin un peu de lumière ! »

Quelle ironie. Kirstie n'est absolument pas croyante.

Je m'enquis presque naturellement :

« Comment va Gretel ? »

Le douloureux nœud refait surface. Par chance, ma voix n'a pas le temps de se briser sur mes mots.

Quelle question idiote. Mais n'empêche, c'était l'une de mes premières questions, à chaque appel. Une coutume peut s'attraper facilement, et on s'en soigne bien difficilement.

Et pourtant... J'ai la nette impression que Gretel est là, juste à côté de sa mère, écoutant mes mots à travers le combiné.

« Gretel ? Mais elle va très bien ! »

... Je... Pardon ?

Durant un instant, je m'interroge si j'ai bien entendu ce que j'ai entendu. Puis je me suis demandé si ces mots m'étaient réellement destinés, et tournaient réellement autour de Gretel.

Et à ces trois questions, j'ai du mal à croire que la réponse soit la même : oui.

« Elle va bien ? répété-je, stupéfait.

— Oui oui oui ! assure gaiement Kirstie. Elle est toujours à l'hôpital. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, donc tout va bien ! »

Je cligne des yeux.

Puis brusquement, je me souviens que lors de mon dernier appel avec les Hinston, ils croyaient encore avec ferveur que Gretel était encore là.

Je me prends à penser que peut-être, ils n'ont pas tort. Que peut-être, Gretel est toujours là, et que tout ça n'est qu'une énorme et gigantesque farce. J'ai envie de me laisser prendre par les paroles de Kirstie, et de baigner dans ce mensonge agréable, mais ma raison me ramène à la réalité : j'ai tout de même le cœur de Gretel dans mon sac de cours.

Quoique choquante, c'est la preuve irréfutable que... Qu'il est stupide de croire en un potentiel retour de Gretel.

Cela fait plusieurs secondes que la ligne est muette. Je me tire de mes réflexions, et, sans exactement savoir vers quel but je m'embarque, j'interroge :

« Mais elle a quoi, Gretel ? »

Kirstie me répond sans ciller :

« La dernière fois que nous sommes allés à l'hôpital, elle avait une insuffisance cardiaque. Mais rien ne semble avoir évolué, et puis elle est solide, notre petite Gretel, pas vrai, Kristof ? »

Un marmonnement baveux et indistinct remonte depuis le téléphone, sûrement Kristof, le père de Gretel, qui opine avec sa femme. Kirstie a un petit rire allègre.

« Voilà voilà, elle va bien, conclut-elle sur cet air réjoui. Et sinon, comment va ta famille ? »

J'ai envie de rester sur la même conversation, mais celle-ci semble épuisée à tous les points de vues.

Je suis complètement perdu. C'est totalement irréel.

Moi qui cherchais des preuves comme quoi Gretel était encore vivante, des jours plus tôt, et qui n'en trouvais plus, me voici, totalement perdu, à entendre dix milliards de rumeurs et quand-même posséder la preuve ultime de la mort de Gretel.

Il y a quelque chose qui cloche.

Soudain, une idée fait brusquement son apparition et surplombe ses semblables dans mon esprit.

Une idée, qui a le doux et réconfortant parfum de la solution, me soufflant qu'on pourrait peut-être découvrir ce qui s'est réellement passé.

J'essaie de clore la conversation avec Kirstie rapidement, mais sans aucune habileté ni délicatesse. Je finis par prétexter une masse incommensurable de devoirs, et raccroche. Au lieu de quitter mon téléphone, je lance Google, et tape les coordonnées de l'hôpital de Gretel.

Je tombe rapidement sur une série de numéros : le téléphone de l'hôpital.

Je compose la suite de chiffres dans mon téléphone, et, le cœur un peu tremblant tout de même, je presse le bouton appeler.

Je ne sais même pas comment je vais présenter la chose à celui ou celle qui décrochera. Mais cet appel est mon dernier espoir de comprendre ce qui se passe, de savoir où est Gretel.

« Krch krchhh... Allô ? »

Je sursaute, et demeure coi durant plusieurs secondes, désarçonné.

Je ne m'attendais pas à ce que qui que ce soit décroche aussi rapidement. Je n'ai même pas eu le temps de réfléchir à ce que j'allais bien pouvoir dire.

« Allô ? s'impatiente l'inconnue à l'autre bout du fil.

— Oui, euh, bonjour ! fais-je. Euh... C'est bien ici, l'hôpital St-Jean D'armes ?

— En effet. Que voulez-vous ? »

Je dois avoir froid, car je me sens trembler. J'ai déjà eu mille conversations téléphoniques sans n'avoir aucun sujet à partager avec celui ou celle qui m'appelait, mais à cet instant, j'ai mon sujet, mais je ne sais ni comment l'aborder, ni comment l'exposer.

En fait, je ne sais même pas ce que je veux.

Tout ce que je sais, c'est que cette femme est potentiellement plus proche de Gretel actuellement que n'importe qui à ma connaissance.

« Je... Je suis Timothée Nottin, commencé-je à bafouiller. Et j'aimerais savoir... Au sujet de Gretel Hinston... »

Décidément lamentable. Rien ne va, je confonds mes mots et mes expressions, et ma formulation n'est clairement pas des meilleures. Mais l'inconnue semble continuer de m'écouter, je l'entends ponctuer mes balbutiements par des hm-mh qui se voulaient certainement intéressés. Et puis, je ne pense pas que j'aurais pu sortir mieux aussi spontanément.

Je puise dans mes forces et dans mon embarras, et parviens enfin à énoncer correctement :

« Est-ce que je pourrais connaître son état, s'il vous plaît ?

— Désolée, mais nous ne communiquons rien par téléphone. Le secret médical, voyez-vous. »

J'en reste sonné.

Quelle déception. Bon, il est vrai que je me suis un peu jeté dans la mêlée sans réellement savoir quoi chercher ni où porter mes coups. Évidemment, comment ai-je pu penser que ce serait aussi simple ? Cette femme ne me connaît pas, et il est clair qu'elle ne me dira rien de l'état de Gretel.

« ... Oh... Euh... pardon, je murmure. Je... Je l'ignorais. »

Qu'est-ce que je vais faire, maintenant ?

« Vous pouvez toujours passer la voir à l'hôpital, propose la femme de l'autre côté du fil. Enfin, seules les visites familiales sont acceptées. »

Ça m'exclut à tout point de vue. Seuls les Hinston pourraient me révéler l'état de Gretel.

Mais pourquoi ces derniers continuent-ils de me raconter des bêtises ?

Est-ce que Gretel est finalement bien vivante ? Est-ce que le cœur que j'ai ne lui appartient absolument pas, en fin de compte ? C'est quand-même étrange, ce petit mot de sa main, dans la boîte...

« Autre chose ? s'enquit la femme.

— Euh, oui ! »

Je n'ai en vérité absolument rien à lui dire, il est inutile de chercher plus loin sur ce chemin-là. Mais cette femme est mon lien le plus proche avec l'hôpital et Gretel, et je ne veux pas le perdre. Elle doit sûrement pouvoir me renseigner sur quelque chose.

« ...Si je suis un ami de Gretel Hinston, je ne peux pas la voir ? »

La réponse me paraît évidente, et ma question doit encore me faire passer pour imbécile de premier choix. Mais il faut que je gagne du temps. Il faut que je trouve un moyen d'agir, quelque chose à dire qui débloquera la situation, et pour que je soutire des informations de Gretel.

« Non, vous ne pouvez pas, me répond patiemment la secrétaire avec courtoisie. Seuls ses parents et les proches membres de sa famille peuvent la voir... À condition qu'ils aient au-delà de seize ans. Pour les microbes, vous comprenez. »

Il ne doit pas être compliqué de mentir sur mon âge, d'autant plus que ces seize ans, je les aurais d'ici quelques mois, à peine. Mais le barrage de la famille continue de se dresser, et de m'écarter du chemin.

Soudain, je m'exclame :

« Les Hinston ont appelé ?

— Pardon ? »

Je dois l'agacer avec mes histoires, mais il me semble que j'ai une piste.

« Les Hinston, les parents de Gretel. Ils appellent, aussi ? »

J'entends la femme souffler du nez. Oui, je l'agace, plus aucun doute là-dessus.

« C'est inutile, puisqu'ils ne connaîtront rien de l'état de leur fille. On ne dit vraiment rien par téléphone, à cause du secret médical. »

Je fronce les sourcils.

« Donc, il faut forcément aller là-bas ? je questionne, songeur.

— Oui. »

Et je fais le lien.

Les Hinston font comme moi. Ils nient.

Ils ont du saisir l'idée que Gretel était... enfin... qu'elle n'était plus ce qu'elle a toujours été jusqu'ici. Peut-être qu'un médecin le leur a dit, peut-être qu'ils l'ont deviné par eux-mêmes.

Et maintenant, ils ne veulent plus en entendre parler.

La voiture qui les empêche de retourner à l'hôpital... le secret médical, qui refuse toute information confidentielle sur les lignes téléphoniques...

Les Hinston ont désiré de savoir Gretel vivante.

Ils ont désiré de vivre dans le mensonge, loin de ce qui pourrait les ramener à la réalité.

Y a-t-il une mort plus affreuse que la mort incertaine ? Celle qui laisse dans le doute, alors que la mort est irrévocable ?

« Autre chose, monsieur ? »

Une petite partie de moi a envie de la supplier jusqu'à ce qu'elle finisse par me révéler si Gretel va bien ou non. Je sais que c'est impossible, et qui plus est, drôlement impoli. Je réponds par la négative :

« Non, merci. Pardon de vous avoir dérangée.

— Ce n'est rien. Bonne journée. »

Et elle raccroche.

Aussitôt, je repose mon téléphone, et m'allonge sur mon lit, à nouveau.

C'est bien beau, tout ça, mais le mystère ne décante pas vraiment. Je ne sais toujours pas vraiment ce qui a ôté le dernier souffle de Gretel. Je n'ai pas la moindre idée de démarche pour connaître la vérité. J'ignore toujours comment j'ai pu être en possession de son cœur, ce que contenaient les flacons dans la petite boîte. Comment je dois agir auprès des Hinston. Je n'ai pas courage de leur taper sur l'épaule et de leur expliquer ce qu'est devenue leur fille, ce rôle me parait trop difficile à endosser, surtout pour quelqu'un qui passe son temps à déceler des échantillons de Gretel dans tout ce qui l'entoure.

Je ferme les yeux, fais disparaître le plafond blanc de ma vue.

Si seulement j'avais la force et l'audace de crier de souffrance, je le ferai.

Si seulement.

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