Chapitre 8

Je suis assis sur un banc, et, pour être tout à fait franc, je ne me sens pas très bien.

Ce matin déjà, j'étais un peu en décalé par rapport à tout ce qui se passait, mais je pensais que ce n'était du qu'à ma mauvaise nuit et à mon mauvais réveil, ainsi que mon retard, et que tous ces symptômes nauséabonds allaient se dissoudre dans le courant de la journée. Erreur, au contraire, j'ai même l'impression qu'ils se sont accentués.

Je suis peut-être malade, après tout, c'est dans la saison.

En plus, j'ai oublié de prendre un livre avant de partir, et je n'ai rien à faire, rien pour combler le temps et le silence que Gretel a laissé derrière elle.

Gretel... je la revoie, tout le temps. Les dernières images de sa vision me harcèlent, j'en ai le torse irrité, l'œsophage agité, comme si les allées et les venues à l'intérieur étaient fréquentes alors que je n'ai pas tant mangé que cela ce matin. Je me suis retrouvé bien bête, d'ailleurs, en cours de français, lorsque j'ai appelé à voix haute Gretel, en pensant qu'elle était à la table voisine alors qu'il n'y a personne à côté de moi depuis plusieurs jours déjà. J'ai cru si fort qu'elle allait me répondre que la réalité m'a fait ravalé mon grand espoir sans la moindre délicatesse.

Je laisse mon regard désabusé errer dans la cour principale du lycée, qui s'étend tout autour de moi. Au loin, je distingue Mathias et sa fidèle capuche, au cœur d'une joyeuse animation. Je ne peux pas m'empêcher de retrousser la manche de mon pull, et de presser deux doigts à mon poignet. Je tends l'oreille, mais je n'entends rien.

Et dire que lui l'a trouvé en une simple seconde, et qu'à la suivante, il avait déjà déterminé, par une oreille aiguisée et du bon sens, sous quel sentiment battait mon cœur, tout ce qui se tramait à l'intérieur...

Malgré moi, je regrette ses âneries. Parce que maintenant, j'affronte tout ce que lui, inconsciemment, encaissait puis renvoyait loin de moi, à savoir l'ennui et la solitude.

Mon ventre se serre, je me recroqueville. Mes pensées sont brumeuses. J'ai beau essayer de m'empêcher de réfléchir, elles sont toujours là, quoi que je fasse. Qui, de la maladie physique ou de la maladie mentale en est la responsable, je n'en ai pas la moindre idée. Peut-être que l'une a entraîné l'autre.

Je fouille mollement dans mon sac à la recherche d'une distraction, et plus mes yeux parcourent mes classeurs et manuels, plus la liste de mes devoirs non-faits s'accumulent dans mon esprit. J'ai eu beau prétexter à mes parents que je faisais mes devoirs, là où j'observais le cœur de Gretel ou ressassait cette vie révolue, en vérité il n'en était rien. Je n'ai pas touché mon sac de cours du week-end. Señora Estarella m'avait pourtant laissé un assez mauvais souvenir, avec sa réprimande sur mon inattention, mais il faut croire que ça n'a pas suffi, et que mon esprit trouve encore la force de se rebeller — ou au contraire, n'en trouve plus assez pour suivre le rythme.

J'ai le cœur qui bat... de manière habituelle. Est-il en train de mourir ? Peut-être vais-je bientôt rejoindre Gretel ? Non, c'est stupide. Comme beaucoup de mes idées, ces temps-ci.

La sonnerie me tire un peu de mes vapes. Je referme mon sac, et, connaissant M. Starphe, je sens que les choses vont mal se passer.

***

Allez... plus que quinze minutes...

La seule chose que mon regard enregistre depuis ce début de cours, ce sont les minutes qui s'égrènent à l'horloge de M. Starphe.

Ce dernier est en train d'expédier une explication aussi calculée que sa matière, debout, devant le tableau velleda. Je le fixe d'un air sûr de moi, pas comme si ses paroles résonnaient dans mon intérieur sans sens et sans but.

Je suis ailleurs, je suis complètement ailleurs. J'ai l'esprit qui dérape, qui s'enfuit par mon oreille, qui court dans un univers atroce que je ne m'étais jamais imaginé. Je n'arrive pas à l'en faire sortir, à m'en faire sortir. Je me débats, et me raccroche à l'horloge comme à une bouée de sauvetage. Je veux sortir de là, de ce cours ignoble, qui semble avoir réveillé toutes mes douleurs.

Onze minutes... Plus que onze minutes à tenir...

Ça va me faire un nouveau cours à rattraper, ça. Déjà que le précédent, je l'ai à peine suivi, je vais finir par devoir tasser un mois de cours dans mes petites et ténues vacances de Noël.

Noël... Ça me paraît si loin. Et c'est le dernier évènement auquel j'ai envie d'assister, là, maintenant, tout de suite.

Sept minutes...

D'où revenait Gretel, ce jour-là ? Que faisait-elle, comment a-t-elle mis son plan à exécution, comment a-t-elle pu avoir une idée pareille ? Où est-elle, actuellement ? Toujours à l'hôpital de la ville ? Elle me manque, elle me manque tant qu'elle me fait passer pour un ivrogne dans le besoin.

Gretel. Gretel qui remonte la ruelle. Son tee-shirt ensanglanté. Ses yeux livides. Sa main. Cette main tenant sa boîte. Cette boîte. Cette boîte qui se retrouve dans ma main. La mienne. Gretel qui s'en va. Qui glisse comme sur un tapis roulant, jusqu'à ce qu'elle disparaisse à tout jamais. Moi qui m'en vais, dans la plus légère des naïvetés.

Plus qu'une minute...

... Mais plus qu'une minute pour quoi, en fait ?...

Qu'est-ce qu'il va se passer, après ?

« M. Nottin ? Tout va bien ? »

Accoudé à ma table, mes paumes soutiennent mon front brûlant, rempli de pensées en ébullition. Je ne parviens pas à couper le feu. Elles vont finir par déborder de la casserole.

M. Starphe s'approche. Je sens un frisson chaud me parcourir la colonne vertébrale. Ses yeux froids auscultent ma figure.

« Tu es tout pâle, relève-t-il. Tu devrais aller à l'infirmerie, durant l'inter-cours. »

... Oui, je pense que c'est la meilleure solution. Je crois que j'en ai besoin.

Je hoche péniblement la tête, quand soudain une voix s'élève, trois rangées derrière moi :

« Je peux l'accompagner, m'sieur, si vous voulez ! »

Mathias est debout, son sac sur sa table, et la main gigotant énergiquement en l'air.

M. Starphe le dévisage à son tour, puis retient un petit rire, amusé.

« Oui, allez-y, M. Purha. Allez-y. »

La cloche retentit, couvre la voix de M. Starphe et manque de me déchirer les tympans.
Je fais glisser mes affaires dans mon sac plus que je ne les range, puis je me traîne jusqu'au couloir.

Mathias ne met pas longtemps à me rattraper malgré la cohue, mais il lui doit tout de même de jouer des coudes. À ma hauteur, il me glisse :

« J'te l'avais dit, tu n'avais pas l'air bien, tout à l'heure... »

Peut-être, mais c'était toujours mieux que maintenant.

J'avance lentement, entre le bruit et les coups de coudes incontrôlés. Tout est mouvant autour de moi, de grandes vagues d'humains, des dizaines et des dizaines d'esprits bien plus forts que moi. Eux, ils vivent bien, eux, ils vivent joyeusement. Et moi, ils vont me manger, m'ensevelir, m'engloutir, et moi, je vais mourir dans le fin fond de leurs abysses.

« Hé, ça va ? »

Une poigne m'enserre l'épaule, Mathias me secoue un peu.

Je nage avec difficulté jusqu'au bout du couloir, descends la cascade d'élèves, remonte le couloir, et à cet instant, je crois que je coule pour de bon.

« ...Mais... balbutie Mathias, stupéfait de me voir brutalement virer dans un couloir adjacent. L'infirmerie n'est pas par-là...

— Je... Je vais juste aux toilettes. »

Je tente d'ouvrir la porte, et par chance, elle ne s'oppose pas bien longtemps à moi. Je m'y engouffre, et m'enferme dans une cabine, laissant Mathias dehors.

J'ai peur !

C'est la première pensée qui implose à peu près nettement dans mon esprit. J'ai peur, j'ai terriblement peur.

Mais de quoi ? Qu'est-ce que j'ai ? Pourquoi ai-je peur, pourquoi ?

Incapable de me cerner moi-même, je me laisse tomber contre la porte, et coule lentement, les bras croisés sur le torse, jusqu'au sol.

J'ai peur ! J'ai peur !

Mais de quoi as-tu peur, bon sang ?!

Et pourtant, je suis terrifié.

Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Je ne sais pas comment me récupérer, moi, Timothée, sur le carrelage des cabinets du bâtiment 3.

Je crois que... Je crois que j'ai besoin de Gretel. Plus que jamais, à cet instant.

Brusquement, je me souviens de quelque chose.

Cette nuit, je me suis endormi avec la boîte cubique.

Et puis, ce matin...

J'agrippe nerveusement mon sac et défais fébrilement la fermeture éclair avant.

Là, entre une boîte de compas cassée et un paquet de mouchoirs, se tient une boîte cubique diaphane.

Mes actions sont décomposées, comme si je les voyais de loin, très loin.

Ma main prend la boîte, mes ongles ouvrent le couvercle. Mes yeux s'attardent vaguement sur le petit bout de papier. Goutte à ma personne, puis si elle te satisfait, prends mon cœur.

Je ne vais pas prendre ton cœur, Gretel. Je veux juste ta personne, avec moi.

Mes doigts saisissent un flacon, le débouche.

Et enfin, mes lèvres recueillent le liquide du cœur de Gretel.

... C'est... assez épais.

Et... D'un drôle d'arôme.

Pourquoi j'ai fait ça ?

Je déglutis péniblement. J'ai l'impression de prendre une longue gorgée de miel beaucoup trop onctueux et beaucoup trop collant. Une étrange odeur se répand dans ma gorge...

« Timothée ? Ça va ? »

La porte de ma cabine se met à vibrer. Mathias tambourine de l'autre côté.

Ça y est, le contenu du flacon a complètement quitté ma bouche. Je le sens encore un peu, ramper le long de mon œsophage, s'accrocher fermement à ses parois, ralentissant son voyage.

« ...Tu as vomi ? »

Je demeure perplexe, un instant.

Puis étonnamment, je parviens à lâcher un petit rire.

De l'autre côté de la porte, Mathias insiste :

« Tu veux que j'aille chercher quelqu'un ? L'infirmière ? Un pion ? »

Je finis enfin par lui répondre :

« Non, non... Je vais bien. Je n'ai pas vomi. Je vais bien. Mieux. J'arrive. »

Une vague de fraîcheur remonte à mon palais et me pique la gorge, comme si j'avais croqué dans une grande feuille de menthe.

La voix de Mathias répète, étouffée et pourtant résonnante :

« Tu es sûr ?

— Va en cours, j'arrive.

— Ça a déjà sonné, je t'attends. »

Je me relève doucement. Mes pensées et leurs images se sont calmées, et commencent doucement à s'effacer dans les recoins de mon cerveau.

C'est bon. Je crois que je n'ai plus peur, maintenant. Ou alors, je n'en souffre plus tant que ça.

Dans ma main, j'ai toujours le petit flacon, vide, au fond néanmoins tapissé du liquide qui ne voulait pas descendre.

J'ai bu le contenu de ce flacon... Je n'aurais jamais cru le faire un jour. Je me sens plutôt léger, alors que je viens d'ingurgiter en pleine conscience un petit morceau de Gretel — en partant du principe que ça le soit.

Je dépose le flacon dans la boîte, la referme, et la range soigneusement dans mon sac. Je sens mon cœur battre, d'une manière que je ne lui ai encore jamais connue. Avec vigueur et dynamisme. Avec apaisement, surtout.

Je sors. Mathias est là, sur le côté, et me dévisage d'un air soucieux.

« Ça va ? Tu n'avais vraiment pas l'air bien... »

Je le coupe instantanément :

« T'inquiète, ça va beaucoup mieux.

— Mais c'est parti tout seul ? s'étonne-t-il.

— J'imagine.

— Tu es sûr de ne pas vouloir aller voir l'infirmière ? »

Je n'en vois plus le moindre intérêt. Je secoue négativement la tête.

« Je vais parfaitement bien. »

Évidemment, ç'aurait été un miracle si Mathias m'avait cru du premier coup. Ses pupilles noisettes se déplacent à toute vitesse, fixant mon visage d'un coin à l'autre, s'arrêtant sur des signes qui pourraient être révélateurs de mon mensonge, mais qui en réalité n'en sont pas.

« ... Merci beaucoup, au fait, déclaré-je subitement, le coupant dans son analyse faciale. C'était vraiment sympa, de m'accompagner. »

Ces mots-là résonnent étrangement dans ma bouche. Et pourtant, ils sont remplis de sincérité, celle que Mathias mérite amplement aujourd'hui.

Mal à l'aise, ce dernier bredouille :

« Euh... Bah... De rien. »

Le silence emplit soudainement les toilettes. Mathias n'ose plus croiser mon regard, il garde le sien fixé sur le bout de ses chaussures. Moi, je me prends à dévisager les lieux comme si c'était la première fois que j'y entrais. D'un côté, c'est la première fois qu'ils sont aussi vides, et aussi peu bruyantes... Ça peut être assez calme, en fait.

« ... Bon, faudrait peut-être qu'on y aille, fait prudemment Mathias, relevant la tête. Enfin... Tu... Tu es vraiment sûr que ça va ?

— Promis, juré, croix de bois, croix de fer, si je mens, je tue Gretel. »

Ce juron me remplit d'effroi.

Mais qu'est-ce qu'il me prend de dire un truc pareil ? Mon cerveau s'affole, persuadé que j'ai dit une énorme bêtise, mais mon cœur continue de battre tranquillement. Au contraire, il se régale des sonorités du prénom de Gretel, qui semble croquant de vie, et non pas une image du passé qui se délave de plus en plus.

Mathias fait les yeux ronds, un quart de seconde décontenancé, puis éclate de rire :

« Hé bah, t'es sûr de toi !

— C'est pour ça que je dis ça.

— Eh bien, tu m'as convaincu. Allez, direction : Señora Estarella ! »

Señora Estarella...

Je l'arrête :

« Je n'ai fait aucun devoir. »

Mathias se détourne, et revient sur ses pas, surpris.

« Ah bon ? Tu as oublié ? Fais gaffe, ou elle va encore partir sur ses grands caballos...

— Je sais, je sais... »

Si tout à l'heure, ça ne me semblait que très secondaire, comme oubli, maintenant c'est ma seule et unique préoccupation.

Malheureusement, ça a déjà sonné. Impossible pour moi de jeter un œil dans mon cahier pour réviser la leçon de la veille, ni de gribouiller quelque chose d'allure potable pour un exercice.

Bref : je suis cuit.

Mathias aurait pu me rire au nez, dire que faire ses devoirs était vraiment le cadet de ses soucis. Peut-être est-ce le cas. Mais mon expression doit lui faire pleinement saisir que pour moi, c'est quelque chose de tout de même assez important. Et lui n'a sûrement pas le cœur à contredire le mien.

« Tu peux peut-être dire que tu as vomi dessus, suggère-t-il. Ou alors, tu passes vraiment le restant du cours à l'infirmerie... »

Je réfléchis quelques instants, puis, à mon propre étonnement, je secoue la tête.

« Non. Je vais lui dire que je n'ai pas fait mon devoir. »

Mathias écarquille les yeux, stupéfait.

« Euh, t'es sûr de ton coup, là ? »

J'acquiesce :

« Oui. Disons que... que j'ai la flemme de mentir. »

C'est souvent ce que l'on dit, je remarque, pour camoufler le véritable sens de nos actions. On remet tout sur la fainéantise, pour paraître un peu moins rattaché à ce que l'on fait, alors qu'en vérité c'est totalement réfléchi et approuvé par notre cœur.

Non, je n'ai pas la flemme de mentir. Je ne veux pas mentir.

Et c'est là que je me rends compte que le flacon de Gretel fonctionne du tonnerre.

Car si Gretel possédait bien une qualité, c'était celle de dire la vérité. 

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