Chapitre 6
Le lendemain, après avoir roulé durant des heures à travers les campagnes défrichées, après avoir supporté le râle continu de Noah de l'autre côté de la banquette sur la longueur du voyage, après avoir vu des champs composés de tous les animaux de ferme possibles et inimaginables, je me retrouve attablé à une grande table, dans cette petite maison aux confins d'un hameau perdu, ornée de volets azurs et d'hortensias mauves.
Ce sont les repas de mamie Angèle. Chaque mois, elle nous prend un samedi pour nous convier dans sa cuisine, autour d'un plat qu'elle aura passé la journée à cuisiner, discutant entre deux bouchées de ce que devient sa descendance. Les invités à table varient, mais bien souvent, y figurent mes deux parents, mon frère, mon oncle, ma tante, ma petite cousine Iris, moi, et bien entendu, ma grand-mère Angèle.
Cette dernière est d'ailleurs en train de s'exclamer. Je ne comprends pas vraiment la raison de sa surprise, même si j'essaie du mieux que je puisse de suivre la conversation. Rien à faire, je me perds toujours au détour d'une réplique, bute sur un mot qui me rechigne, ou est juste attiré comme un papillon dans la lumière vers d'autres pensées, que je ne devrais pas suivre, je le sais.
Mon père est en train de se justifier, assis à côté de ma grand-mère. Mais mamie Angèle balaie ses explications d'un revers de main, étant persuadée que l'histoire qu'il raconte aurait pu se dérouler autrement si son fils avait mieux agi à ce moment. J'en connais un autre, ne puis-je m'empêcher de penser.
À ma droite, Noah découpe avec précaution et minutie le veau de son assiette, du bout de son couteau. Lui non plus ne suit pas la conversation, et ne cherche même pas à la comprendre. Dans les repas de famille, il a toujours fait ça, décortiquer son repas, mâcher longuement avec concentration pour finalement terminer après tout le monde. J'imagine que c'est pour lui donner un air occupé, ou pour s'occuper réellement lui-même.
Peut-être parce que toutes les discussions qui tournent à cette table ne le passionne pas vraiment, finalement.
J'étais de ce bord-là, moi aussi. Mais là, j'ai besoin d'écouter. D'écouter autre chose que moi-même, ou cette autre personne à l'intérieur qui débat et argumente toute seule des choses que je n'ai pas envie d'entendre.
Mais c'est compliqué, parfois, de s'oublier.
Mon père continue de narrer une histoire de boulot, rythmé par les réactions épouvantées de ma grand-mère, qui ne semble pas en croire ses oreilles. Ma mère boit ses paroles et hoche la tête, de toute façon j'imagine qu'elle connaît déjà l'histoire. Mon oncle et ma tante tentent de participer et d'intervenir, mais il semble compliqué de s'interposer entre mon père et mamie Angèle. Quant à Iris, ma petite-cousine, elle a un air bien dépité : visiblement, le repas du jour ne lui convient pas. Elle non plus n'écoute pas un traître mot de ce qui se raconte, et s'en moque complètement de paraître ennuyée. Je la vois déjà glisser tout doucement son assiette vers celle de son père. Bientôt, ce dernier en soutirera ce pauvre sauté de veau, et le mangera à sa place. J'ai certainement du faire pareil, à cet âge.
Bref, tout le déroulement et les toutes circonstances d'un repas de famille normal... Bien que j'ai du mal à le considérer tel quel, aujourd'hui. Bien que je n'arrive concentrer sur rien, ni sur la consistance du repas, ni sur les sujets qui passent.
« Maman, je peux sortir de table ? »
Les regards se tournent vers le bout de la table.
Iris, qui a gagné quelques centimètres en déposant deux ou trois livres sur l'assise de sa chaise, a le regard dirigé vers sa mère, ma tante. Cette dernière lui sourit :
« Oui, vas-y. »
La conversation actuelle n'est plus. Il a fallu que ma cousine intervienne pour la congédier loin de cette cuisine.
Celle-ci lance avec allégresse :
« Cool ! Noah, Tim, vous venez jouer ? »
À ma gauche, Noah relève la tête de son assiette, et esquisse un sourire :
« J'arrive, je termine mon assiette. Je te rejoindrai juste après. »
En vérité, je sais que Noah n'a qu'une envie, c'est de laisser tomber dans la sauce ses couverts, et de filer à l'étage avec notre cousine. Je le connais bien, quand-même. Il a toujours eu beaucoup de tact avec les enfants, bien qu'il ne m'ait jamais gardé étant petit, notre écart d'âge étant insuffisant. Il a toujours aimé s'occuper de gamins.
Iris affiche une mine déçue, mais ne reste pas bien longtemps sur cette mauvaise nouvelle : elle fait volte-face vers moi, et m'interpelle joyeusement :
« Alors, tu viens, Tim ? »
Mon père bondit sur l'idée avant même que je n'ouvre la bouche :
« Excellente idée ! Timothée, tu sais où sont les jeux de société ? »
J'acquiesce, je ne crains que le destin soit irréfutable pour mon cas. J'aime beaucoup ma petite-cousine, cela va sans dire, mais je ne me sens pas de taille à faire marcher mes méninges autour d'un jeu, jeu dont je devrais lire les règles, sûrement rébarbatives. J'aurais préféré rester sur ma chaise, attendre le dessert, manger, écouter ce qui se passe sans avoir besoin de réagir. Rien que ça m'était fatiguant, alors partager un jeu de société avec une petite fille de six ans ?
En tout cas, Iris a l'air ravie. Elle descend de sa chaise, et déjà m'empoigne le bas de mon pantalon avec empressement, tout en poussant des petits cris de joie.
Je repense à Gretel, tandis que je grimpe les marches des escaliers. Je secoue la tête.
Je ne devrais pas y penser, je le sais.
***
« Voiture ! Une voiture ! Héhé, tu as failli perdre ! »
Devant moi, sur le plateau, le pendu a perdu presque la totalité de ses membres, devenant rouges à chaque nouvelle lettre incorrecte.
Iris retire gaiement les petites lettres de son présentoir, pour me léguer sa place. Quant à moi, je retourne les membres du pendu sur un vert plus agréable, réinitialisant la sentence de ce pauvre homme.
« À toi, à toi ! » fait ma petite cousine.
C'est la seconde manche de ce jeu, et très honnêtement, je suis bien content de composer un mot : je réfléchis pendant quelques secondes, pour ensuite laisser ma cousine camper sur un mystère, beaucoup plus longtemps, me laissant libre de toutes mes pensées. Ce n'est pas trop exténuant, comme rôle.
Un mot. Qu'est-ce que je pourrais bien faire ? Un truc simple, sans être simplet... Quoique.
En face de moi, Iris s'impatiente déjà :
« Tu as fini ?
— Pas encore », soufflé-je.
C'est quand-même bien, ce jeu. Je me souviens, on y jouait avec Gretel quand un de nos professeurs était manquant, en permanence. On condamnait des dizaines et des dizaines de pages de cahier sans aucun scrupule. Et quand ce n'était pas le pendu, c'était le morpion, le baccalauréat, la cocotte...
Déjà, je sens ma gorge se nouer. Je suis vraiment incapable de taire pensées et souvenirs durant plus d'une minute, ils pourraient m'étrangler que je continuerais de les écouter. Simplement, je ne voudrais pas m'effondrer face à ma petite cousine, parce que je n'ai pas su faire taire tout ce que j'ai en tête. Ni face à qui que ce soit dans cette maison, en fait.
« ... Dis, Timothée...
— Je n'ai pas encore terminé.
— C'est pas ça... »
Je me sors de mes lettres, interrogatif.
Iris se dandine un peu, visiblement mal à l'aise.
Je me fige. Oh oh... Je commence à craindre le pire.
« ... Pourquoi tes cheveux sont tout blancs ? »
Je demeure stupéfait quelques secondes, car je ne m'attendais pas à ça. Comme pour me rappeler de leur présence, je passe une main sur mon crâne, et lisse une mèche déjà parfaitement lisse, effectivement blanche.
« C'est comme ça, réponds-je. Je suis né avec. Presque.
— C'est quand-même drôlement bizarre, insiste Iris, abandonnant toute gêne et dévisageant ma masse capillaire. On dirait un papi. »
Je l'ai trop entendu pour que ça ne me vexe davantage. Je hausse les épaules.
Ma cousine poursuit :
« Si ça se trouve, tu es un magicien. »
Un magicien...
Je souffle un petit rire, tandis qu'Iris s'écrie :
« Mais oui ! Tu es Merlin l'Enchanteur ! Hein ?
— Je ne crois pas.
— Mais si, bien sûr que si. Ils ne sont même pas gris, ils sont vraiment blancs. Tu es Merlin l'Enchanteur, pas vrai ? »
J'essaie de me concentrer pour terminer mon mot, dont sa composition commence à s'étirer en longueur, mais ma cousine attend visiblement une réponse. Ou alors, elle considère mon silence comme une affirmation.
« T'es un sorcier ! se met-elle à piailler. Tu sais faire de la magie ?
— Non, vraiment pas, Iris. C'est bon, j'ai terminé.
— Tu sais faire voler un balai magique ? Tu es ami avec Miss Brice, hein ?
— Toujours pas. Je ne suis pas un sorcier, Iris, je suis juste né comme ça. Allez, c'est à ton tour ! »
Iris finit par m'entendre qu'au bout de la quatrième reprise. Elle croise les bras d'un air boudeur, je crois que le pendu lui passe un peu au-dessus, désormais.
« Z », déclare-elle avec conviction.
Hum. Si on commence par faire le tour des lettres les moins probables... J'aurais du mettre un mot qui contienne toutes les lettres de l'alphabet. Ou du moins, quelque chose qui s'en approche.
La tête du pendu devient rouge, Iris demande à présent un W. Puis un Q. Un X.
Un à un, tous les membres du pendu prennent une vive couleur écarlate. Je plains ce pauvre homme pendu, il n'a aucune chance de s'en sortir. À ce rythme-là, je suis persuadé qu'il doit vouloir en finir.
Iris termine par un S. Un peu plus réfléchi que le reste, mais tout de même incorrect. Je secoue négativement la tête, et la dernière jambe du pendu se colore de rouge.
« C'était canapé, expliqué-je, lui tournant mon présentoir à lettres. Tu as failli gagner, c'est dommage... »
Enfin, failli... Disons qu'elle avait trouvé les deux A et que je lui avais donné le É. Une moitié du mot était ainsi trouvée... Mais j'imagine qu'Iris n'est pas le genre de personne avec qui il faut débattre de ce genre de chose.
Mais Iris ne dit rien. En fait, elle ne regarde même pas mon mot. Ses yeux sont rivés sur le bonhomme rouge du plateau.
« ... Tim... fait-elle d'une toute petite voix. C'est quelqu'un, ça ? »
Elle pointe du doigt le pendu.
C'est quelqu'un ? Qu'entend-t-elle par c'est quelqu'un ? Que c'est un personnage ?
Il est vrai que ça n'est pas forcément évident. Ce n'est qu'une vague silhouette, sans détail et sans ombre, aux bras et aux jambes plus géométriques que nature.
Je hoche la tête :
« Oui, c'est quelqu'un. C'est le pendu.
— ... Mais pourquoi il est pendu ?
— Sûrement parce qu'il a fait quelque chose d'interdit, de très mal. »
Iris se détourne vers moi :
« Hein ? Depuis quand on se pend quand on est méchant ? »
Je me rends compte qu'elle ne prend peut-être pas le bon sens du verbe pendre. Peut-être que pour elle, cet homme est simplement pendu à un arbre, sûrement parce qu'il a chuté dans son sommeil sur une branche, que son veston est resté accroché à l'écorce, et qu'il demeure là, planant dans le vide... Pas parce qu'il a une corde autour du cou, pas parce qu'on voudrait le faire disparaître.
Mais finalement, les enfants doivent avoir un certain instinct. Les yeux d'Iris s'agrandissent, et sa toute petite voix me demande :
« ... Il est mort ? »
J'encaisse le mot, comme si ma petite-cousine venait de me jeter la plus redoutable des malédictions. Je demeure une fraction de seconde la bouche ouverte, sans réellement savoir quoi répondre.
Puis je souffle :
« S'il était méchant, alors... »
Iris me dévisage.
Puis brusquement, elle fond en larmes.
Hein, quoi ?
Je la regarde faire, complètement désemparé.
Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Qu'est-ce que j'ai répondu, déjà ?Elle se met à sangloter bruyamment, criant à moitié entre ses pleurs. Je n'ai pas le temps de réagir que la porte de la chambre s'ouvre à la volée :
« Qu'est-ce qu'il se passe ?! »
Noah apparaît dans l'embrasure. C'est à présent lui que je fixe, l'air totalement désabusé. Il m'interroge férocement du regard. Je balbutie faiblement :
« Je... Je ne sais pas, je... »
Mes bégaiements infondés sont ignorés, Noah se précipite sur notre cousine et la prend dans ses bras :
« Qu'est-ce qu'il se passe, Iris ? »
Elle pointe d'un doigt tremblant le plateau, et beugle :
« IL EST MOOOOOORT ! »
C'est un peu abstrait comme explication, mais Noah semble saisir ce qui se passe. Il la soulève de ses deux bras, et m'expédie hors de la chambre d'un regard pénétrant.
***
... Mais... qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Un peu hagard, j'ai encore la main sur la poignée de la chambre. À l'intérieur, les cris et les pleurs d'Iris semblent déjà s'être estompés, un petit rire gazouille de l'autre côté de la porte.
C'est indéniable : Noah sait s'y prendre avec les enfants.
Pas comme moi.
C'est de ma faute, c'est sûrement de ma faute. On était seuls, avec Iris, et il n'y a rien d'autre que moi qui aurait pu lui tirer les larmes.
Mais qu'est-ce que j'ai fichu ? Où est mon erreur ?
Est-ce à cause de cette histoire de pendu ?...
Je sépare enfin ma main de la poignée. Je demeure un instant, droit comme un i, face au battant fermé, puis sans vraiment y penser, je remonte le corridor jusqu'à la seconde chambre de l'étage : celle de mon père. J'allume la lumière, celle du jour étant retenue par de grands volets. Je fais quelques pas, me laisse tomber sur le matelas dépourvu de draps.
Cet instant où Iris s'est mise à pleurer... Si Noah n'était pas intervenu à temps, que se serait-il passé ? Je suis persuadé que je n'aurais pas su réagir. Sortir de ma torpeur aurait déjà été un exploit prodigieux. Et quand bien même la stupéfaction aurait desserré son étreinte, je pense que j'aurais agi de sorte à ce qu'elle pleure encore plus.
S'il est méchant, alors... C'est ce que j'ai dit, non ? En quoi ma réponse a-t-elle pu déclencher ces violents pleurs ? Est-ce que mes mots étaient si déplacés de que cela dans les oreilles d'une gamine ? Est-ce que je ne saisis pas leur véritable ampleur ?
Mais comment, sans même m'en rendre compte, ai-je pu faire pleurer si fort ma petite cousine ?
En tout cas, ses pleurs ne me laissent pas du tout insensible. Ils ont disparu, maintenant, je crois que je ne les entends plus. Mais pourtant, ils crépitent et résonnent dans cette petite chambre pleine de poussières, ils me rendent fous et clament cette même chose : c'est moi, l'auteur de ces larmes. C'est moi, le coupable.
Et le pire, c'est que je ne vois toujours pas réellement pourquoi je le suis.
Mais quel genre de personne suis-je pour commettre une telle chose ?
Si ça se trouve, c'est ce pourquoi Gretel est morte. Ce pourquoi elle a décidé de me donner son cœur. Par ma faute, parce qu'elle n'en pouvait plus de moi. Par ma faute, parce qu'elle voyait bien que j'étais trop fourbe pour vivre.
Je repense immédiatement au magazine de ma mère, celui avec lequel elle me suit. Je lui fais tant de soucis, à elle aussi... À tout le monde, finalement.
J'entends des pas grimper les escaliers, et traverser nerveusement le couloir. Je reconnais la voix de ma tante, faisant irruption dans sa chambre d'enfance. J'entends la petite voix d'Iris, pépiant à nouveau gaiment. Je les entends échanger rapidement avec mon frère, puis ils s'en vont, ils redescendent au rez-de-chaussée, sûrement pour poursuivre le repas.
Je ne me lève pas.
Je demeure là, sur le lit sans draps de mon père, à fixer le mur bleu. Personne ne semble venir me chercher, ça m'arrange un peu.
Comment, mais comment ai-je pu faire une chose pareille, sans rien comprendre...
« Le dessert est servi, Timothée. »
Je sursaute.
À l'embrasure de la porte désormais ouverte, ma grand-mère se tient, sa main fripée posée sur le cadran de la porte.
Je ne l'ai même pas entendu monter les escaliers, même pas pousser la porte. Je lui adresse un regard sûrement bien vide, puis je finis par acquiescer.
Comment vais-je affronter cette suite de repas avec ce que j'ai à l'esprit ? Comment vais-je gérer ces deux choses en même temps ? Ne peut-on pas me laisser là, jusqu'à ce que je reparte, ou jusqu'à ce que je chasse mes réflexions ?
Je me positionne lentement sur mes deux pieds, puis exécute quelques pas d'automate vers le seuil.
Mais à mon approche, mamie Angèle ne se décale pas du chemin. Elle me fixe. Je m'arrête, puis, la gorge pleine de remords, baisse le nez :
« Pardon. Je n'ai pas fait exprès. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. »
Ma grand-mère ne me dit rien. Elle continue de me regarder. Elle doit se demander comment tout ceci s'est déroulé, mais je n'ai pas le courage de relater quoi que ce soit, dans l'immédiat.
« J'ai appris que tu avais vécu un décès, récemment. »
Je redresse la tête et la dévisage, interdit.
Parce que durant quelques instants, je ne vois pas de quoi elle parle.
Certainement parce que je ne me sens toujours pas concerné, sûrement parce que je ne veux toujours pas y croire.
Parce que pour moi, quelque part, Gretel est toujours là.
Peut-être que si mamie Angèle avait placé son prénom dans sa phrase, j'aurais plus vite compris.
Comment se fait-il que ma grand-mère soit au courant ? Mes parents lui ont parlé de Gretel ? Quand ? À table, tout à l'heure ? Mais comment ? J'aurais pu m'en rendre compte... Ou alors par téléphone ?
Peu importe, maintenant, elle sait.
« ... Tu sais... Tu n'as pas connu ton grand-père, mais moi, je l'ai très bien connu. Sa perte m'a été dure, très dure. »
Ma grand-mère s'appuie contre la porte. Un soupir s'envole, signe que finalement, elle n'est pas tant la mamie infaillible qu'elle en a l'air. Je sens ma gorge se recroqueviller sur elle-même, en proie du chagrin.
Elle m'interroge :
« Il y a eu un enterrement ? »
Un enterrement...
Discuter d'une quelconque sépulture pour ma meilleure amie, dans l'ancienne chambre de mon père, avec ma grand-mère est vraiment l'une de mes dernières envies sur ma liste, tout de suite.
Je ne sais même pas si je serai capable de me rendre à son enterrement s'il avait lieu. Je ne sais pas si je pourrais voir sans m'effondrer Gretel, immobile, dans une position qu'elle ne quittera plus jamais, dans un cercueil, dans une... une...
Le regard insistant de mamie Angèle m'incite à souffler avec difficulté un :
« Pas encore. »
Il faudrait déjà que les Hinston reconnaissent le décès de leur fille. Je ne sais pas où ils en sont. Sûrement au même stade où je les ai laissé. Peut-être pas. Je ne sais pas, vraiment pas, et je ne veux pas savoir.
« Il faut, reprend mamie Angèle. Il faut couronner la fin d'une vie, et l'envolée dans l'au-delà par une sépulture digne de ce nom. »
Et alors, Gretel partirait.
Elle partirait loin, très loin, trop loin pour un vivant comme moi.
Non ! Je ne veux pas qu'elle s'en aille !
Je veux qu'elle reste là, avec moi, avec nous, avec ce monde ! Elle n'a pas le droit de partir, pas le droit de s'en aller comme ça !
Je ne veux pas qu'elle parte...
Je ne veux pas l'oublier...
Soudain, ma grand-mère se penche. Tout d'abord, je la crois s'incliner, et je m'interroge sur cette brutale révérence qui n'a rien à faire là. Mais elle ne fait que cambrer la nuque, sans me lâcher du regard, et je comprends qu'elle instaure autour de nous une bulle de confidence, un instant de secrets et de partage. J'ai envie de marquer un pas en arrière, de casser cette bulle, de toute façon toutes les bulles qui m'ont maintenu hors du temps jusqu'ici ne m'ont rien apporté de bon. Je ne veux pas m'enfermer, entendre la vérité, la dernière fois avec ma mère, ça s'était bien mal déroulé.
Mais je reste.
« Ton amie... Fais en sorte de satisfaire ses derniers vœux, afin qu'elle monte au ciel... »
Elle chuchote d'un petit sourire :
« Quitte à ne pas l'avoir connue davantage, autant lui faire plaisir... »
Elle se redresse, puis observe ce qu'il reste de son petit-fils après avoir entendu ses mots.
Puis elle ajoute, doucement :
« Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ? »
***
« ... Dis-moi Tim, que s'est-il passé avec Iris, au juste ? »
Je m'arrache de l'oisive contemplation du paysage crépusculaire, défilant derrière la fenêtre de la voiture.
Dans le rétroviseur, mon père m'observe. Il attend une réponse. Je manque de lui rétorquer ce qui tourne et retourne dans ma tête depuis deux heures : « je ne veux pas oublier Gretel. »
J'aurais voulu répliquer ça à ma grand-mère, tout à l'heure, et c'est ce dont je suis convaincu. Non, je ne veux pas oublier Gretel. Jamais je ne l'oublierai. Même si j'ai cru durant longtemps que c'était impossible d'oublier une telle personne, je me rends compte que si je continue de vivre longtemps (quoique c'est extrêmement incertain), je passerai forcément par cette case où le prénom de Gretel perdra de sa familiarité dans son écho.
Et ça, moi, je ne veux pas. Je ne veux pas oublier Gretel.
Mon père n'a pas cessé de me fixer, et patiente en silence que je daigne à ouvrir la bouche. Même s'il est le seul à me regarder ainsi, je sens dans notre voiture que tout le monde a dressé l'oreille d'un air intéressé.
Ce qui s'est passé avec Iris ?
« ... Je ne sais pas. »
C'est tout ce que je sais. Je n'en ai strictement aucune idée, je ne sais toujours pas où est mon erreur, bien que je sache qu'elle est atrocement présente, et que c'est bien de ma faute si ma petite cousine a piqué une telle crise de larmes. Était-ce le moment où elle m'a questionné sur mes cheveux ? Était-ce simplement cette histoire de pendu, où je croyais réellement avoir bien répondu ? Impossible de savoir... et ça me tourmente.
« Je suis désolé, rajouté-je. On jouait normalement, et puis... »
Mon père m'interrompt d'un mouvement de la main :
« Ne t'inquiète pas. Iris reste une enfant, et qui plus est, une enfant assez sensible. L'important, c'est que toute cette histoire soit rentrée dans l'ordre, qu'Iris aille mieux. »
Merci Noah, c'est ce que crient chacun de ses mots.
Les questions à propos de ce drôle d'évènement s'arrêtent là. J'imagine que mon père voit bien que je suis incapable de leur fournir davantage d'informations qu'ils n'en ont déjà. Je me tourne, et repose ma tempe contre la vitre.
Le ciel commence à se peindre d'un profond bleu nuit, par-dessus les champs. Les animaux de ferme ont disparu.
Et je ne veux toujours pas oublier Gretel.
Fais en sorte de satisfaire ses derniers vœux...
J'aimerais. J'adorerais, même. Je ferais tout et son contraire pour que Gretel soit heureuse, où qu'elle soit. Même si elle m'en a fait voir de toutes les couleurs. Même si son acte conserve une gigantesque part de mystère à mes yeux.
Mais qu'est-ce que je pourrais faire, pour la rendre heureuse ?
Qu'est-ce que je pourrais bien faire, pour que son repos éternel soit le meilleur ?
Moi, Timothée Nottin, de ma personne si grise ?...
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