Chapitre 5

Le bus tourne à l'angle de la rue, et s'enfuit sans se retourner. Je le regarde s'en aller, avec désespoir et consternation.

J'aurais du m'en douter. Enfin, peut-être m'en suis-je douté, mais sûrement que j'ai nié.

Ce matin, le réveil a eu du mal à traverser l'épaisse enveloppe de sommeil qui m'entourait. Et quand bien même la sonnerie a retenti à mes tympans, je me suis contenté de me retourner, vide d'énergie et de motivation, entre mes draps.

Vingt minutes plus tard, j'enfilais mon pantalon d'une main en me brossant les dents de l'autre, me répétant que je mangerai suffisamment à la cantine, avec deux grosses cernes pendantes à chaque œil. J'ai filé sans croiser personne, tout le monde devait déjà être parti.

Et évidemment, j'ai raté mon bus.

De premières gouttes s'abattent sur mes joues. Je les essuie, et lève le nez vers le ciel. Il est teinté d'un gris plutôt menaçant, le genre qui nous rappelle que nous ne sommes que des humains, et que peu importe ce qu'on invente sur notre planète, il y a bien plus fort, et bien pire au-dessus des nuages.

Et bizarrement, je me sens drôlement impuissant, face à cette pluie.

Alors que sa présence est plutôt anodine, vu la saison.

J'attends quelques secondes, puis finalement, je me délaisse de l'arrêt de bus, et m'éloigne sur le trottoir.

Aller voir Gretel à l'hôpital... hein ?

Pendant que je marche en direction du lycée, je revois l'article, trouvé hier nuit. Ma mémoire est vraiment une drôle de machine alambiquée, car aucune des sept étapes ne manquent à l'appel dans mes souvenirs, et elles dansent avec euphorie dans mon esprit. Je m'interdis de me pencher dessus. De toute façon, comment pourrais-je savoir à quelle étape je me situe ? Et puis, à quoi ça me servirait ? Je me sens encore si difficilement concerné par toute cette histoire...

Suffisamment pour toujours vouloir aller à l'hôpital pour voir Gretel...

Ma gorge se noue.

Les voitures frôlent le rebord du trottoir, fragmentent et soulèvent les flaques de pluie. Il ne doit pas me falloir longtemps avant que je ne me fasse asperger par quelqu'un de pressé.

Le lycée me semble loin, beaucoup trop loin. Ou, du moins, beaucoup trop loin pour mon corps, que mes pensées amenuisent un peu plus chaque instant.

Je m'arrête à un feu rouge, je regarde les toits des voitures ruisselants de pluie qui passent. Est-ce que l'une d'entre elles transportent Gretel ? Est-ce que Gretel me voit ?

Non, bien sûr que non.

Mais pourquoi elle a fait ça ? Juste, pourquoi.

Et ma mère, qui coche et note mon état psychologique... Elle m'épie et m'étudie, reporte le tout dans son magazine, pour ensuite s'autoriser à soupirer de soulagement, ou à angoisser douloureusement...

... Je suis quand-même une sacrée plaie.

Le feu passe au vert, sa joie m'arrache la rétine. Les voitures s'arrêtent, pour laisser passer un garçon qui n'a visiblement aucune envie de passer. Il a même plutôt envie de battre retraite, de remonter les rues jusqu'à sa maison.

Ou alors, juste de s'oublier là, sur le trottoir.

Je m'arrête, cette fois il n'y a pas de feu de circulation, pas de route à traverser. Je suis dans les vieux quartiers de la ville, aux briques délogées et sales, au bitume de la route cabossé et aux murs délavés de gris. Une traînée de pleurs du ciel jusqu'à la Terre, une cascade de maquillage sur des joues abîmées.

Je me pose contre le mur.

Il n'y a pas grand-monde, dans cette rue, et pourtant j'ai l'impression qu'il y en a trop. Je me sens compressé et oppressé par une grande cohue, qui me bouscule de tous les côtés, qui cherche à me faire tomber.

... Pourquoi me suis-je levé, déjà ?

Mon dos glisse un peu contre le mur. Mes paupières finissent par se fermer. Je sens encore mon cœur trembler dans mon torse, apeuré par cette foule qui n'a pourtant jamais existé.





« Timothée ? »

Je cligne des yeux.

Entre la brume et les gouttes de pluie, une silhouette s'avance vers moi, d'un pas plutôt rapide. Je plisse les yeux. Je n'arrive pas à reconnaître de qui il s'agit.

Puis il arrive à ma hauteur.

Mathias.

« Qu'est-ce que tu faisais ? fait-il d'un air étonné. Qu'est-ce que tu fais là ? »

Si lui est étonné, moi je suis profondément confus. Je ne sais plus vraiment quoi lui répondre, ni quoi répondre à moi-même.

...Plutôt, que fait-il là, lui ? Où me suis-je posé, exactement ? Quelle est cette rue, déjà ?

Je le dévisage, désarçonné. Puis, après un grand silence, je finis par révéler en secouant la tête :

« J'ai loupé le bus. Du coup, j'y vais à pied.

— Ah, OK. »

Cette réponse, courte, simple et concise, m'immobilise une seconde de plus.

Tiens, pour une fois qu'il se tient à la première version qu'on lui raconte, sans interrompre en suggérant une tournure épique et rocambolesque...

Je remets mon sac sur mon dos. Il est drôlement lourd, avec toute l'eau que contiennent ses mailles. Cette fois, la capuche de Mathias prend son sens, sous cette pluie qui se fortifie un peu plus à chaque minute, même si je doute qu'elle fasse vraiment l'affaire contre une telle averse.

« ... Tu aurais pu prendre le prochain. »

— De quoi ? » lâché-je, sans comprendre.

Il répète :

« Le bus. Tu aurais pu prendre le prochain. »

Je secoue la tête :

« Je préfère marcher plutôt que d'attendre sous la pluie. »

À nouveau, Mathias hoche la tête.

Puis il sourit, d'un sourire railleur :

« N'attends pas la fin de la pluie pour te remettre en route, ou tu n'irais en cours que demain, ou après-demain... »

Il tire sur sa capuche déjà trempée, et reprend d'un pas dynamique sa route.

Et je lui emboîte le pas.

Ai-je dormi ? Je ne me sens pas tellement plus énergique que tout à l'heure... Et le temps qui s'est écoulé alors que j'avais les yeux fermés m'a semblé court, terriblement court... De toute façon, dès qu'on ne lui porte plus attention, le temps peut courir et réaliser des performances aussi fabuleuses qu'effrayantes.

Même si Mathias est à côté de moi, je sens ma foule intérieure se calmer un peu, se désemplir légèrement. C'est à mon tour de l'interroger :

« Tu ne prends pas les transports, toi ? L'arrêt n'est pourtant pas si loin...

— Je le prenais. Puis un jour, j'ai perdu ma carte de bus. Je ne veux pas que ma mère le sache, ou elle va rentrer dans une colère noire. Mais je ne peux pas frauder non plus, car si je ramène une amende à la maison, je peux dire au revoir à la lumière du jour. Donc tout me ramène à la marche à pied.

— Je vois. »

C'est un peu futile, comme conversation, mais ça m'apaise un peu. Boire des paroles aussi légères que des nuages, et sentir la lourdeur de nos pensées nous délaisser. Je ne pensais pas qu'il me faudrait un traitement aussi simple, et surtout qu'il serait aussi efficace.

« Tu t'es pas réveillé ? poursuit Mathias.

— Pas à temps, en tout cas.

— Hum. Juliette qui te tourmentait... »

Juliette ? Quelle Juliette ?

... Ah oui. De Roméo et Juliette. Gretel, donc.

Je soupire :

« Arrête avec ça. »

Le pire, c'est qu'il n'a pas totalement tort. C'est bien Gretel qui a troué mon sommeil.

Gretel, et son cœur.

« Ça fait une semaine, maintenant, insiste Mathias. Une semaine qu'elle n'est pas là. Je sais que la grippe peut être vicieuse, mais là... Enfin, tu as déjà eu plus d'une semaine de grippe ? »

Non, bien sûr que non. Plus d'une semaine d'état grippal, je me demande si la guérison est encore envisageable.

J'ai envie de lui rétorquer qu'elle reviendra certainement lundi, mais il comprendra bien trop tôt — peut-être même plus tôt que moi — que ce n'est pas le cas.

Je ferai mieux de lui avouer la vérité. Peut-être qu'il cesserait de me suivre partout, qu'il arrêterait ses théories, et qu'il me laisserait, comme avant... avant tout ça.

Mais admettre ceci à voix haute... admettre que Gretel n'est plus là... J'ai peur que laisser ma bouche prononcer une chose pareille pourrait renforcer cet attrait de la réalité. Dans ma tête, il demeure encore légèrement irréel malgré tout.

« Toi, t'aurais préféré rester au lit », devine Mathias.

C'est exactement ce que je pense, et ce, depuis le moment où le sommeil m'a relâché, seul, dans ce monde.

« Moi aussi, reprend-t-il. Parce que franchement, les cours de Starphe, c'est la chose la plus longue au monde.

— Tu n'aimes pas les maths ?

— Je n'aime pas trop l'école tout court. Mais je n'aime pas trop les maths non plus, c'est vrai.

— L'école est bientôt finie pour nous, tu sais. Deux ans.

— Ouais. Mais il y a les études, après. »

Les études ?

Ça me semble beaucoup trop loin. Si loin que je ne sais pas si un jour j'y parviendrais.

Et ce n'est pas comme si j'ai la force de rapprocher tout ça près de moi, aujourd'hui.

« Tu n'es pas obligé de passer par cette case-là, réponds-je simplement.

— C'est quand-même mieux, me contredit Mathias. Je ne sais même pas ce que je vais faire, après.

— Moi non plus, tu sais. »

Je n'ai pas vraiment envie d'y réfléchir. Je crois que je n'en ai jamais eu vraiment envie, en fait.

J'avais fait mon stage de troisième dans une librairie, je me souviens. Avec Gretel. Devant notre tuteur, un vieux libraire décrépi, on faisait mine de ne pas se connaître, tous les deux. De toute façon, on passait déjà tellement de temps ensemble qu'on avait pris l'habitude de se côtoyer sans parler durant plusieurs heures, sans même s'ennuyer. Mais dès que le libraire avait le dos tourné, on se camouflait dans les rayons de la boutique, et on lisait ces livres qui coûtaient si chers qu'on devait attendre Noël ou nos anniversaires pour pouvoir les convoiter sérieusement.

Ç'avait été une semaine plutôt amusante, mais sans Gretel, j'avoue que mon stage aurait perdu tout son charme.

« Tu as fait quoi, comme stage, toi ? je demande à Mathias.

— En troisième ? »

Je hoche la tête.

Il hausse les épaules, et passes ses mains sur les lanières de son sac :

« Dans l'entreprise de mon père. Quand je te disais que je ne sais vraiment pas quoi faire...

— Je pense que tu n'es pas le seul dans ton cas.

— Je pense aussi. Mais dire ça, c'est comme dire un fumeur qu'il n'est pas le seul à fumer. Il va continuer de le faire quand-même — et ce n'est pas forcément une bonne chose. »

De toute ma vie, je n'ai alors connu qu'un seul fumeur : le père de Gretel. Il était en revanche très respectueux, il se mettait toujours au balcon, parfumait ses vêtements pour ne pas déranger, il était vraiment dur de voir qu'il fumait, c'était comme s'il s'effaçait du monde à chaque fois. Et puis, j'avais l'impression qu'il fumait peu.

Les paroles de Kirstie, l'autre soir, semblent soudain tomber un peu plus sous le sens.

Elle a sûrement du se rendre à l'hôpital, les infirmiers ont du lui annoncer cette lourde vérité dévastatrice, et les Hinston ont nié, nié, nié. Je ne sais pas combien de temps ils nieront encore, peut-être que ce sera moi qui les raisonnerai ? Je n'espère pas, j'ai encore du mal à me raisonner moi-même...

... Gretel est-elle encore à l'hôpital, à l'heure qu'il est ? Ou transférée dans une nouvelle clinique, sous les ordres des Hinston ? Je ne sais pas... Et je ne vois pas réellement comment je pourrais poser la question.

On atteint enfin l'arrêt auquel le bus aurait du me déposer si j'avais réussi à l'attraper à temps. Il n'y a plus personne. Tout le monde doit être entré, vu la pluie battante.

« ... Et tu affrontes la météo tous les matins, comme ça ? » je questionne, me tournant vers Mathias.

Il fait la moue :

« Je me renseigne sur Internet, et j'ai pris l'habitude d'avoir un autre vêtement dans mon sac, de quoi me changer.

— Il serait plus simple de prendre un parapluie.

— C'est suspect, aux yeux du contrôle parental. »

En effet. Il a minutieusement calculé son coup.

Il poursuit :

« Et puis, on s'y fait, tu sais. Le bus est toujours bondé...

— C'est vrai. »

Mathias s'arrête soudain.

Puis il éclate de rire :

« Je t'ai convaincu plus rapidement que je ne me suis convaincu ! »

Il rigole, il rigole d'un rire qui contraste avec tout, avec la pluie, avec la rue sombre, avec le décès de Gretel.

Ça fait combien de temps que je n'ai pas entendu un rire ?

Combien de temps que je n'ai pas entendu celui de Gretel ?...

***

Pour le coup, je suis d'accord avec Mathias : l'école, parfois, peut être vraiment pesante.

Après avoir roulé durant toute une journée mon corps d'une salle de classe à une autre, je fais dégringoler mon sac au sol, perds plusieurs kilos d'eau en ôtant mes chaussures et m'affale dans le canapé du salon.

Cette fois, derrière les vitres, il ne fait pas nuit, mais le ciel est tout de même bien sombre. La pluie a cessé, mais je ne doute pas qu'elle recommencera à tomber dès que j'aurai le dos tourné.

J'ai envie de dire que je suis content d'être en week-end. Mais d'un côté, ce n'est pas totalement vrai.

Qu'est-ce que je vais faire, durant ces deux jours ? Bon, ce samedi, je suis de visite chez ma grand-mère, mamie Angèle. Et puis, j'ai bien des livres à lire... Mais je n'ai pas très envie de les lire. J'ai certainement quelques devoirs, mais je n'ai évidemment pas envie de les faire.

En fait, je n'ai envie de rien. Et je ne sais même pas si j'ai besoin de me débarrasser de cette envie de rien, et toutes ces choses que je n'arrive pas à définir qui me collent à la peau.

Je me penche vers le porte-revue. Le magazine Cérémonie est toujours là, et, comme présumé, le stylo a dégringolé de la pile pour finir au sol. Je me demande si ma mère a eu le temps de le reprendre, aujourd'hui. Juste d'y jeter un coup d'œil, histoire de savoir où se situe son fils dans tout ce grabuge que seul ce magazine semble clairement définir. J'imagine que non, sinon le stylo aurait regagné une place un peu plus respectable. Je soupire, et me repositionne face à la télé.

« ... Eh bah, ça a l'air intéressant, de regarder un écran noir. »

Je hausse les épaules d'un air mou.

Noah entre dans le salon, mordant dans un de ces grands cookies dont il raffole depuis qu'il est né.

« Tu veux faire un truc ? me demande-t-il, la bouche pleine. Tu veux jouer à la PS4?

— Bof, pas trop envie. »

Mon grand-frère s'esclaffe :

« Tu as peur de m'affronter, maintenant, je terrorise tout le monde. En vrai, on pourrait faire plein de trucs, vu que maman n'est pas là. »

Ce soir, elle a été invitée à dîner par son agence. On n'arrive jamais vraiment à savoir si ce genre de réception lui fait plaisir ou non. Néanmoins, elle s'y rend à chaque fois. Bon, sauf la fois où elle avait avalé un yaourt sans savoir qu'il était périmé depuis cinq mois, mais je vous passe les détails de cette exception.

« Papa est là, rappelé-je. Il ne va peut-être pas nous laisser faire tout ce que tu entends de faire.

— Rien de très intrépide, assure immédiatement Noah, fourrant les restants de son cookie dans sa bouche. Genre, bouffer dans le salon. Ou commander une pizza. Oh, ça te dirait une pizza ? »

Je n'ai pas réellement envie de manger, mais ça ne m'a pas l'air d'être trop exténuant. J'acquiesce donc.

« Cool. J'vais demander à p'pa. Tu veux quoi, comme d'habitude ? »

J'acquiesce à nouveau, et Noah disparaît du salon.

Je m'avachis un peu plus dans le canapé en un grand soupir. Il n'est malheureusement pas assez mou pour engloutir mon corps et me faire disparaître, moi aussi, loin du salon. En tout cas, dur ou mou, il commence à être sacrément humide : mon pull trempé frotte contre le tissu depuis tout à l'heure, et l'eau commence à s'infiltrer à nouveau dans mon cou en un baiser glacial.

Je me hisse sur mes jambes, et, glacé par l'eau qui reste prisonnière de mes vêtements, m'en vais dans les escaliers.

Je pousse la porte de ma chambre.

J'ai déjà entendu un laïus du genre « l'endroit dans lequel on vit représente notre état d'esprit », et je me rends compte que c'est affreusement vrai. Ma chambre n'est pas dans un bazar monstre, mais je relève que certains objets dépassent de leur place d'origine, qu'ils refusent de s'aligner harmonieusement avec le reste ... Ce manque de pureté donne un côté fébrile à ma chambre, comme si ce barrage qu'elle a toujours été commençait à s'effriter sous le poids d'un gigantesque fleuve.

Enfin... Ce n'est qu'une chambre, après tout.

Je me traîne jusqu'à ma commode, tire les tiroirs, attrape des vêtements secs. Quelques secondes plus tard, le pull, le tee-shirt et le pantalon que j'ai porté durant toute la journée sont roulés en boule dans un coin de ma chambre, et ma peau commence à se réchauffer un peu au contact des tissus tièdes.

Sans vraiment y penser, je m'installe à mon bureau, et mon regard se rive immédiatement au plafond. Il est d'un blanc immaculé... J'espère que mon esprit retrouvera cette même forme, un jour ou l'autre.

Je laisse gambader mon regard à travers ma chambre blanche, puis soudain un petit détail que je n'avais pas encore relevé me saute aux yeux, comme un assassin sauterait sur sa victime dans un coupe-gorge.

Il s'agit de la pile de polycopiés de Gretel.

Elle est là, toute sage, toute rangée sur le coin de mon bureau. Aucune feuille ne dépasse, ce qui est inespéré. Moi qui les ai tant manipulées...

... Gretel.

Si, à cet instant, tu n'es pas la détendeur de ces feuilles, sache que c'est entièrement de ta faute.

C'est parce que tu m'as donné ton cœur.

Parce que tu es morte.

Je saute sur mes pieds. La colère commence à crépiter, un feu qui prend lentement, mais sûrement à un arbre. Je parcours la feuille du dessus de la pile du regard. Des maths. Je connais ce cours.

Pas Gretel.

Elle ne le connaîtra jamais. Elle s'est arrêtée de vivre, elle ne saura jamais plus et je dépasserai sans aucun effort ses connaissances et son savoir, Gretel, qu'as-tu fait ?!

Je saisis la pile, et brusquement, je plante mon poing dans les polycopiés. Aussitôt, les feuilles se rident et prennent une forme perforée, d'une personne qui aurait reçu ce même coup de poing dans le ventre. Ça ne me suffit pas, j'attrape le haut des feuilles et les déchire bruyamment. Elles sont trop épaisses, je les tords vainement, les déforme sans jamais les tuer.

Je finis par jeter cette boule de papier informe dans ma corbeille, et y cogne mon pied, pour la voir disparaître sous mon bureau. Elle ne veut visiblement pas assister à ce spectacle plus longtemps, et s'enfuit sans contester.

Je fais volte-face, les mains encore tremblantes et rougeoyantes de fureur.

Je suis tout seul, dans ma chambre.

Cependant, je sens ces murs-là, innocemment droits, et pourtant penchés au-dessus de moi. Les murs ont des oreilles pour écouter... Et malheureusement une bouche pour tout te répéter, une fois seul, face à toi.

***

Une bonne douche, plusieurs heures et quelques errances à travers ma chambre plus tard, que j'ai tenté de combler en me baladant à travers l'un de mes livres, j'ouvre le carton de ma pizza, assis en tailleur sur le canapé, aux côtés de mon père et de mon frère, ouvrant chacun le leur.

Dehors, les couleurs de la pluie ont cédé à la noirceur de la nuit. La télé diffuse un documentaire d'une grande forêt d'Australie. Ça me rappelle des choses dont je n'ai pas forcément envie de me rappeler.

« J'avoue, les garçons, que parfois vous avez de bonnes idées, rit mon père.

— On devrait faire ça plus souvent, renchérit Noah. Moi, je pense proposer notre idée à la mère Présidente. Si elle s'y oppose, on renverse le gouvernement, ça n'a pas l'air si compliqué.

— Renverser le gouvernement d'une femme n'est jamais simple, tu peux me croire. »

Je les écoute d'une oreille distante, tout comme le reportage diffusé. Je n'ai toujours pas entamé ma pizza. Elle patiente, devant moi, et elle-même doit se demander ce que je fiche. Un long spectre de fumée émane de la garniture, et vient réchauffer le bout de mon nez, qui, malgré tout, demeure un peu humide après cette journée pluvieuse.

« Comment s'est passée votre journée, les garçons ? » s'enquit mon père, découpant avec précision une part dans son carton.

Noah fait la moue, et commence à raconter ses essais avec ses amis pour jouer sur un terrain de basket trempé.

Moi, je ne sais pas trop. Tout ce que je peux dire, c'est qu'elle était longue, cette journée... Et qu'elle n'est sûrement rien face au week-end qui m'attend.

Je me prends à fixer le dédale que forment les différents morceaux de garniture.

Et soudain, mes yeux accrochent sur le petit sachet de sauce pimentée, coincée dans la rainure du carton.

« Quoi ? On a vraiment fait toutes les pizzas ?! »

Le garçon hocha silencieusement la tête.

Gretel, quant à elle, la secoua vivement, de droite à gauche, se rebellant contre cette triste réponse.

« Non non non, c'est pas possible ! Fais voir, passe-moi le menu ! »

Timothée opéra, et bientôt, le visage de son amie disparut derrière le prospectus, engloutie dans ces noms italiens sans queue ni tête.

« ... Attends, on a vraiment fait la pizza au pesto ?

— Oui, répondit Timothée. Il y a deux semaines, je crois.

— Ah oui, c'est vrai... Et la pizza blanche à la Ricotta, là ?

— Tu ne t'en souviens pas ? Celle qu'on avait décidé d'offrir à ta tante, parce qu'elle était beaucoup trop copieuse !

— Ah oui, c'est vrai. Elle avait adoré. »

Une voiture emprunta la petite rue ensoleillée, frôlant la terrasse sur laquelle les deux jeunes étaient installés. À son passage, les petites fleurs bordant l'allée s'étaient mises à onduler nerveusement, et le rebord des nappes à battre.

Gretel finit par rabattre le menu sur la table, vaincue.

« Qu'est-ce qu'on fait, du coup ? demanda-t-elle, un peu perdue. Il est trop tard pour aller ailleurs...

— On peut en prendre une qu'on a déjà prise auparavant, proposa Timothée. En vérité, je n'aurais jamais cru que la pizza aux épinards et à la courgette m'aurait plue... »

La jeune fille éclata de rire :

« C'est vrai, c'était si bon ! Bon, d'accord alors, déjouons-nous de cette règle que nous nous étions instaurée ! »

Une dizaine de minutes plus tard, le serveur arrivait, son aimable sourire sur ses lèvres, apportant de ses mains rougies une grande pizza à la garniture étonnamment verte.

Les deux amis le remercièrent, et, tandis qu'il regagnait l'intérieur du restaurant, ils se mirent à découper minutieusement leur plat.

« ... Oui, c'était plutôt une bonne idée ! fit Gretel, la bouche pleine d'une première bouchée de sa part.

— Je sais, je sais. Bizarrement, c'est souvent moi qui les ai.

— Roh, toi ! »

Timothée s'apprêtait déjà à se resservir, quand soudain Gretel s'exclama :

« Attends !

— Hein, quoi ?

— Ne bouge surtout pas. »

Il suspendit sa main en l'air, au-dessus du plat, mais ne put s'empêcher de froncer les sourcils, perplexe.

Gretel souleva un rebord de la pizza, et en tira un petit sachet vert, légèrement enflé.

Timothée suivit l'échantillon du regard, avant de comprendre ce qu'il contenait.

« Je sais comment nous allons pimenter un peu ce repas, déclara la jeune fille avec malice, tout en déchirant le sachet. Cherche, normalement il y en a deux, si le serveur n'est pas trop stupide. »

Effectivement, un second échantillon de sauce était dissimulé sous une part.

Timothée l'analysa du regard.

« J'avoue que je vois ça depuis que je suis tout petit, et je ne m'en suis jamais servi, commenta-t-il.

— Pareil pour moi. J'avais bien un oncle qui répétait inlassablement que la sauce pimentée, c'était la base de la pizza... Mais personne n'aime mon oncle. »

Timothée eut un petit rire, retournant le sachet.

« On met tout ?

— Tout !

— T'es sûre de ton coup ?

— Bien entendu ! On ne va pas en mourir... Bon, t'es prêt ?

— On va dire ça comme ça...

— À la une... à la deux... »

« Tim ? »

Je tressaute, et la pizza rebondit dangereusement sur mes genoux.

Mon père m'observe depuis son fauteuil d'un air amusé. Dans le carton devant lui, il n'y a déjà plus qu'une moitié de pizza.

« Tu étais dans la lune, rit-il. Tu ne manges pas ?

—... Si, si. »

Comment n'ai-je pas pu songer à nos incroyables expériences culinaires avec Gretel ? Dès que nous avions suffisamment d'argent de poche, on prenait un samedi, et le midi, on écumait tout Internet pour découvrir un restaurant où l'on pourrait commander le plat le plus farfelu qui soit. On était déjà parti à plus de trente kilomètres de chez nous, pour sentir le parfum d'une glace à la lavande et au wasabi.

Et ce souvenir, je ne peux que me le ressasser, et jamais espérer le revivre.

Maintenant, tout ça, c'est fini.

Je déglutis péniblement. Mon ventre se tord, et se remplit de souvenirs. Je n'ai qu'une envie, c'est de quitter le salon. De plus, ma pizza refroidit. Ce n'est pas ça qui va m'allécher.

« Ça ne va pas, Tim ? fait mon père, qui a du remarquer ma réticence. Un problème ?

— On ne peut pas la garder pour demain ? déclaré-je soudain, refermant la boîte. Je n'ai pas très faim. »

Voire même pas du tout, mais qu'importe.

Mon père tique. Demain, nous sommes de sortie chez ma grand-mère, difficile d'emporter un repas avec soi. Noah, en revanche, lorgne mon carton plein d'un œil convoiteux.

« T'en veux ? je devine, sa pizza n'étant déjà plus de ce monde. Vas-y, sers-toi. Tu peux y aller aussi, papa », j'ajoute.

Noah se rue sur ma pizza, mais mon père reste stoïque, droit dans son fauteuil. Il n'accorde pas le moindre regard à mon repas.

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