Chapitre 30
Un frisson d'effroi me cloue sur place, dévalant de mon crâne jusqu'au plus bas de mes chevilles, me mordant le moindre centimètre de peau.
Le visage de Gretel est englouti par un énorme sourire diaphane. Tout autour de sa tête, ses cheveux s'étreignent les uns les autres sans la moindre harmonie. Ils rayonnent d'un doux éclat, et semblent couronner son être d'une auréole divine.
Cette image, cette simple silhouette, je l'ai déjà vue des centaines et des centaines de fois, si ce n'est des millions et des millions de fois.
Et pourtant, aujourd'hui, j'ai un doute.
Je doute que ce soit réellement Gretel.
Je la fixe, terriblement perturbé. Je ne voudrais pas à nouveau la confondre comme je l'ai fait, ce jour où j'ai poursuivi une pure inconnue à travers toute la ville. Je ne voudrais pas m'alimenter d'une joie factice, le mensonge ne tient jamais longtemps la route chez moi, et quand il s'en va, tout retombe si abruptement que je préfère mille fois la vérité, amère mais directe.
Gretel... C'est toi ?
Ses yeux gris se plantent dans les miens, amusés, comme s'ils riaient du fait que je ne parvenais pas à les reconnaître.
Soudain, au fond de ses pupilles, j'entends cette présence, qui me happe, qui me crie mon nom, qui a tant crié mon nom, et qui, sans le vouloir, crie le sien par la même occasion.
Et c'est à mon tour que tout à coup, je crie :
« Gretel ! »
Je me mets à courir, mes mouvements sont drôlement lents, ma vitesse est ridicule alors que j'ai l'impression d'y mettre toute ma détermination et toute ma force.
Gretel, quant à elle, exécute un pas en arrière, et lance :
« Ne m'approche pas, tu risques d'être déçu. »
De quoi parle-t-elle ?
« Arrête de raconter des bêtises ! répliqué-je, sans cesser de courir.
- Non, vraiment. Si ça se trouve, quand tu vas me toucher, je vais voler en poussières. »
Cette déclaration me scie les jambes, et me coupe net dans ma course. Je me fige.
Aussitôt, l'horizon d'or et d'argent s'inonde de lumière. La nuit se découpe au-dessus de nous, s'étalant comme de l'encre sur un mouchoir. Quelque chose me cajole et me chatouille affectueusement la taille. Je baisse les yeux, et me découvre en train de baigner au beau milieu d'un champ de blé, aux épis affectueux et câlins. Une petite bise d'été se lève, souffle, et les hautes herbes se mettent à onduler comme de paisibles vagues dans un paisible océan.
Seule, à quelques mètres de moi, Gretel se tient, un arbre dans une prairie.
Évidemment que Gretel volerait en poussières, si elle n'en est pas déjà faite. Gretel, la véritable, je l'ai vue il y a quelques heures peut-être, et elle était allongée sur un lit d'hôpital, sans être capable de pouvoir reprendre son cœur pour vivre.
Celle-là... N'est qu'illusoire.
« ... Où est-ce qu'on est ? demandé-je, brisant ce silence qui commençait à s'installer. Qu'est-ce que tu fais là, alors ?
- Je ne sais pas, Tim, je ne sais pas... Et parfois, il y a certaines choses qu'il ne vaut mieux pas savoir. »
Elle m'adresse un nouveau sourire, espiègle et pétillant de malice, celui que j'ai du recevoir cent fois en une vie.
Elle est étrangement droite. Ses épaules symétriques et le bas de son corps en formeraient presque un rectangle parfait. On la croirait épinglée par le trac, sur scène, juste avant de déclamer un poème, ou de lancer le premier couplet d'une chanson.
Et c'est bien l'impression que j'ai : de la voir sur scène, rien que pour moi, mais n'être qu'un spectateur, incapable de franchir ce rideau invisible qui me sépare du monde du spectacle. La comédienne Gretel fait une dernière apparition, et son talent, contrairement à sa jeunesse, ne s'est pas envolé au cours de sa carrière. Dès que le rideau tombera, on ne la reverra plus.
« ... Gretel... T'es quand-même une sacrée abrutie. »
Le sourire de Gretel s'accentue encore. Sûrement qu'elle s'attendait à une telle entrée en matière de ma part.
Toutes ces fois où je me suis dit que quand je la reverrais, je la prendrais par le col et m'emporterais furieusement contre elle... Lui crier ma douleur, le manque que j'ai ressenti, le vide qui m'a butiné, tout ce que j'ai ressenti en l'espace de quelques semaines.
Une partie de moi a encore envie de laisser courir tous mes sentiments et toute ma colère, mais la sagesse me souffle que ce n'est ni le lieu, ni le moment.
« Pardon, Tim, s'excuse mon amie, inclinant légèrement la tête. Je sais que ça ne te paraît pas très intelligent de ma part.
- Tu m'étonnes ! je m'exclame, faisant un pas en avant, provoquant un pas en arrière chez elle. Pourquoi tu m'as donné ton cœur ? Le mien fonctionne parfaitement, tu aurais pu m'en parler, tu as disparu comme ça, sans prévenir, et je...
- Pardon, Tim, répète-t-elle. Mais... Il faut que tu saches quelque chose. »
Gretel marque une pause. Elle tente de dissimuler son regard troublé, amer et légèrement embarrassé en le baissant, puis le portant sur sa gauche, faisant tomber quelques cheveux au-devant de ses tempes.
Je fronce les sourcils, étonné. Je ne m'attendais pas à apprendre quoi que ce soit, au point où j'en étais.
« Tim... Je regrette ce que j'ai fait. »
La phrase met plusieurs et longues secondes à traverser mon cerveau, mais quand elle l'atteint, tout ce qui me semblait être connaissances acquises s'effondrent.
« ... Que... quoi ? je bafouille, pas réellement certain d'avoir compris. Qu'est-ce que tu racontes ? »
Mais Gretel me répète, sans la moindre altération :
« Tim, je regrette ce que j'ai fait. »
Doucement, son bras, qui pendait jusqu'ici le long de son corps, se plie et grimpe à son torse. Elle pose une main à sa poitrine.
« Maintenant, je n'ai plus de cœur. »
Je la dévisage.
Brusquement, une gigantesque vague de culpabilité s'abat sur moi. Je baisse la tête.
« Pardon.
- Et c'est entièrement de ma faute », me coupe Gretel.
Et dans mon esprit, ma conscience renchérit :
Oui. Oui, c'est entièrement de sa faute.
Tu n'y es pour rien, Timothée. Tu n'y es pour rien du tout.
Une lointaine colère refait subitement surface, soufflant sa haine en un brasier saisissant.
Et toute cette colère, dès l'instant où elle renaît, se transforme en une gigantesque peine.
« Mais Gretel, pourquoi tu as fait ça ? »
- Timothée, j'avais peur que ce ne soit toi qui ne meures. »
Moi qui ne meure ?
Je me fige.
« ... Mais... Mais qu'est-ce que tu racontes ? soufflé-je, dubitatif. Pourquoi est-ce que...
- Parce que tu ne semblais plus vouloir vivre ! »
Le sourire de Gretel vole en éclats. Brusquement, des sanglots percent sa voix, transpercent ses propres mots. Son chagrin est si saisissant que je fais un pas en arrière, espérant ne pas me faire emporter dans ce ras-de-marée de mélancolie.
Bientôt, les larmes dévalent les joues de Gretel. Mon cœur se serre, je la revoie, dans le coin de ma chambre, au sol, les pommettes inondées de tristesse.
« Le nombre de fois où tu semblais si sceptique face au meilleur que pouvait te donner la vie ! commence-t-elle à énumérer sous ce torrent de larmes. Le nombre de fois où tu semblais stoïque, sans émotion, las de tout ce que tu voyais ! Le nombre de fois où tu semblais avoir un attrait pour la mort elle-même... »
Ces derniers mots semblent se dégager de sa gorge comme un couteau que l'on aurait enfoncé à travers l'épiderme, sans songer à le retirer. La blessure libérée se remet à couler, Gretel s'arrête dans ses paroles.
Un attrait pour la mort elle-même ?
« Mais de quoi tu parles ? fais-je, perdu.
- Tu vois très bien de quoi je parle ! m'accuse-t-elle d'un ton soudain furieux. Tu ne te souviens pas de l'épisode de l'église ? »
L'épisode de l'église...
Je demeure bouche bée, face aux informations qui s'agencent, et qui deviennent une simple et agréable évidence.
« Mais Gretel, je n'ai aucun attrait pour la mort ! protesté-je. Ce jour-là, je voulais simplement visiter, je n'envisageais rien... Et puis, je ne voulais même pas voir le cimetière...
- Je le sais, maintenant. Mais je l'ai compris trop tard. »
Gretel renifle, ravalant non pas un simple rhume, mais la maladie de la tristesse et du regret tout entière.
« Durant plusieurs mois, j'ai cru que tu allais vraiment mal finir... et je ne voulais pas que tu ne meures, Timothée, c'était hors de question. Il me fallait un moyen de te garder en vie, de te montrer qu'elle en valait la peine. Et puis, un jour, je suis tombée sur l'Attrape-Cœur. »
Elle marque une pause, mais ne reprend pas. Je la sens exténuée, remplie et désemplie de tous ces évènements.
« ... Tu veux marcher ? » suggéré-je.
Autour de nous, le champ semble infini, tout comme le firmament veillant sur nous. Le blé s'agite doucement, opinant sûrement ma proposition.
Sans un mot, Gretel hoche la tête.
À deux mètres l'un de l'autre, nous commençons à marcher, silencieusement.
« ...Je suis tombée sur l'Attrape-Cœur, finit par poursuivre Gretel. Le chemin a été assez compliqué. Mes parents discutaient du fait que je ne semblais plus tout à fait dans mon assiette, ces temps-ci, avec ma tante. Ma tante elle-même, par la suite, avait parlé de mon cas à sa propre psychologue, et cette psychologue travaillait également à l'Attrape-Cœur - et elle a décidé de me contacter.
- Dorothée », deviné-je.
Gretel acquiesce.
« Avec un peu de mal, j'ai finalement compris ce en quoi consistait cet hôpital. Et ça ne faisait plus l'ombre d'un doute : pour que tu vives, il te fallait un cœur, un autre cœur que le tien, pour profiter de tout ce que tu manquais chaque jour, chaque instant, que tu ne prenais pas en considération mais qui pourtant était bien là. Pour t'empêcher de quitter notre monde. »
Elle faisait fausse-route. Complètement.
« Puis je me suis dit : pourquoi ne pas lui donner le miens ? En fait, je voulais te montrer une bonne raison de chérir un cœur, et de chérir la vie, surtout. Puis voilà : je suis passée par tous ces rendez-vous, toutes ces opérations, et finalement... »
Elle ne termine pas sa phrase, car nous connaissons tous les deux le débouché de cette histoire.
« ... Tu sais, dis-je, il est peut-être un peu trop tard pour le dire, mais... je vivais très bien, avant. »
Elle hoche tristement la tête :
« Je sais. »
Pourtant, j'ai l'impression que, sur le moment, elle ne saisit pas pleinement ce que je viens de dire. Que pour elle, il y a toujours une part de moi, qui pourrait être davantage heureuse avec son cœur dans la poitrine.
« Mais j'avais terriblement peur que tu t'en ailles. »
« On peut vivre avec une peur, mais on vit mal. Il faut la combattre, l'éradiquer, ou au moins sympathiser. Alors, on vit mieux. »
De toutes les voix, c'est celle-ci que je ne m'attendais pas à réentendre :
« Certes, tu as peur, Timothée... mais sais-tu ce dont Gretel avait peur ? »
« Tu avais peur que je m'en aille, répété-je.
- Oui. Tout comme le restant de mes proches, en vérité. Mes parents, ma famille, mes amis, tout ceux que je côtoyais et que j'aimais profondément. Mais leur vie était encore longue devant eux, du moins à mon sens, tandis que toi, tu semblais déjà dans l'impasse, le terminus de la ligne de la vie. »
Gretel a peur de perdre.
Gretel a peur de la mort.
Qu'elle emporte tout sur son passage, qu'elle entraîne tout son bonheur à sa suite.
C'était ça, la réponse. C'était ça, la plus grande peur de Gretel.
« Et puis, tu vois, continue-t-elle, à la fin, je me disais tout le monde autour de moi avait besoin de vivre plus longtemps, si bien que j'étais terriblement anxieuse à l'idée de devoir faire un choix. À qui donner mon cœur, finalement ?... Mais au moins... Mon opération sans retour m'a permis de couper avec ces angoisses étouffantes.
- ... Et tu regrettes ?
- Plutôt. Je me rends compte qu'avec tout ça, j'en ai oublié de chérir ce que j'étais moi. »
La fin du champ, autour de nous, n'apparaît toujours pas. Cependant, le blé, qui avant s'accrochait au haut de mon ventre, atteint avec peine mes hanches.
« Et je regrette, répète Gretel. J'aurais du prendre l'importance de ce cœur que j'avais.
- Gretel, tu avais peur de mourir, toi ? »
Le regard de Gretel se perd soudain.
« Peut-être. »
Le silence s'impose, profond et sans appel.
On marche, on continue de marcher. Au fond de moi, je sens une faim se calmer, un manque se satisfaire, une absence se compenser.
« ... Alors, peut-être que ton opération n'était pas vaine » murmuré-je.
Gretel me répond :
« C'est ce que je commence petit à petit à me dire. »
On peut vivre avec une peur, mais on vit mal. Il faut la combattre, l'éradiquer, ou au moins sympathiser. Alors, on vit mieux.
Les paroles de Dorothée semblent vibrer dans l'air nocturne, un instant, et briller dans nos deux esprits aussi confusément que ces lointaines étoiles, au-dessus de nous.
« Est-ce que j'aurais pu continuer à vivre tout en craignant sa fin, chaque jour ? »
Je lui réponds honnêtement :
« Je ne sais pas. »
Même si la question semblait plutôt destinée à une vieille conscience que Gretel aurait pu avoir, le jour où elle vivait encore.
On continue de marcher.
On ne se reverra plus. On ne pourra plus jamais se parler, plus jamais faire... tout ça.
Et pourtant, moi, je n'ai pas peur de ce moment-là. Je n'ai plus peur.
Brusquement, Gretel fait volte-face vers moi. Elle plante dans mes yeux un regard résolu, piqué d'une détermination farouche et d'une étrange sagesse, comme s'il lui était donné davantage de choses à voir qu'un banal adulte.
« Timothée, s'il te plaît - prends soin de ton cœur. »
Avant que je n'ai pu répondre quoi que ce soit, elle poursuit :
« Tu n'en as qu'un seul. Un seul et ultime, tu le porteras avec toi toute ta vie. Ne fais pas comme moi, ne le donne pas au premier venu. Ne fais pas comme celui que j'ai cru que tu étais, celui qui le laissait dépérir dans sa poitrine sans la moindre affection. »
« Vis, Timothée, vis. La vie continue pour toi...Moi, elle a pris une tournure légèrement différente. »
Les larmes commencent à poindre aux coins de mes yeux.
« Gretel, je ne veux pas t'oublier...
- Tu ne m'oublieras jamais, affirme-t-elle avec assurance. Jamais tu ne m'oublieras, pas moi. Je te le promets. Et puis... Je t'ai trop façonné pour que tu ne m'oublies. »
Un petit sourire me picote à mon tour les lèvres, malgré ce début de larmes.
« ... Gretel... Tu vas me manquer. »
Elle me sourit, elle n'en pense pas moins.
« Allez, fait-elle, retourne dans ta réalité... Celle dans laquelle je t'ai toujours connu, et qui aurait peut-être été une erreur de changer, finalement. Vis, Timothée... Tu n'as qu'un cœur, et va vaincre, toi aussi, la peur qui le ronge... »
Mon cœur s'agite. Je crois qu'il a reconnu quelque chose correspondant à cette description.
À mes pieds, le champ est désormais vide, ce n'est qu'un grand parterre gondolé.
J'envoie un dernier regard à Gretel, à ses grands yeux qui m'avaient manqué, à cette silhouette qui commence à se fragmenter d'éclats d'or...
Un mois et demi que je ne l'avais plus vue...
Et je crois que j'avais bien besoin de cela avant de la revoir, une dernière fois.
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