Chapitre 28
Elle est là, dans un lit tout blanc, les yeux clos. Sa tête repose sur un grand oreiller, ses cheveux mi-courts dévalent tranquillement le tissu blanc.
Gretel.
Ça fait un mois et deux semaines que je ne l'avais plus revue.
Elle est effroyablement inerte ; il n'y a pas la moindre activité sous son épiderme, pas le moindre air qui circule à ses poumons, pas la moindre idée qui se joue dans sa tête.
Jamais Gretel ne m'a parue aussi silencieuse.
Est-ce moi, les circonstances, la fatigue, la lumière peut-être, ou son visage me semble légèrement différent ?
Je le reconnais, évidemment que je le reconnais. Simplement... Je ne m'imaginais pas qu'elle avait de si petites tempes. Ou alors, un nez si relevé. Comme si ces caractéristiques lui avaient soudainement poussé. Ou alors, est-ce moi qui ai tout oublié ?...
J'ai la soudaine envie de l'attraper par les épaules, et de la secouer comme un prunier. Très, très mauvaise idée, évidemment. Mais je me fais tout de même violence pour ne pas l'écouter.
Je remarque soudain que Mathias et Sabrina étaient restés au fond de la pièce, tous deux droits comme des piquets. Quand je me détourne, Sabrina déclare immédiatement, exécutant deux grandes enjambées pour arriver à ma hauteur :
« Elle a mauvaise mine, évidemment, mais notre sérum a déjà fait un effet considérable. Un mois et demi inanimée, et on dirait que ça fait à peine une semaine. »
Ce commentaire me fait froncer du nez. Malgré tout, je trouve la peau de Gretel pâle, presque plus livide que celle de Mathias quand il regardait le parking s'étaler à ses pieds depuis l'échelle de secours.
Sabrina fait volte-face vers nous :
« Bon, les garçons, je vais me mettre au travail. Même si j'ai bien l'impression qu'il n'y a pas grand-monde qui passe par-ici, demeurez prudents, s'il vous plaît. Vous pouvez prendre le trousseau de clés, s'il vous arrive pépin, vous pourrez toujours vous enfuir. Quant à moi, je peux toujours passer par la fenêtre et me débrouiller. »
Sauf si elle a une Gretel réveillée mais engourdie avec elle, pensé-je. Mais cette éventualité ne semble soit pas la traverser, soit pas la déranger.
Mon regard glisse à nouveau vers Gretel, allongée dans son lit.
Je m'en veux de l'avoir fait attendre si longtemps. Elle me manque affreusement.
***
« Bon, on fait quoi ? »
C'est le murmure de Mathias qui me ramène dans l'instant présent.
Je suis de retour, dans le couloir aux murs intimement serrés et aux douces lumières. Derrière moi, la porte se referme, le voyant lumineux de la poignée passe au rouge.
Je me tourne vers Mathias, hébété, sans trop savoir quoi répondre.
« Euh... Bah... On attend.
— J'imagine. Elle n'avait pas parlé de placard à balais, Sabrina ? »
En effet, ça me revient. Mathias a décidément un peu plus l'esprit en alerte que moi, j'ai l'impression d'être complètement évaporé. Pour un peu, je pourrais me tromper de porte et me balader dans l'hôpital sans même m'en rendre compte.
Mathias commence à s'éloigner doucement le long du couloir, inspectant les portes et les pancartes. Je le suis sans trop réfléchir, je suis un peu vide, pour le moment.
« ... Il y a quand-même pas mal de chambres, remarque Mathias. Si ce ne sont que des chambres de patients décédés... Ça fait froid dans le dos. »
Je ne réponds pas. Mais une lointaine conscience doit forcément l'approuver, quelque part.
On remonte le couloir, se rapprochant de la porte. Si un infirmier débarque, on sera dans sa première zone de mire, et notre dernière solution sera de foncer jusqu'à la porte de secours, et de prier pour ne pas se casser la figure en dévalant les barreaux.
Malgré cette menace, je me sens plutôt candide. Quel type de drogue ai-je ingurgité, au juste, pour me sentir si calme, et dans cet apaisement étouffant ?
Devant moi, Mathias s'arrête devant une porte, à la poignée différente et ne comportant aucune fiche. Il s'exclame à voix basse :
« Super, ça a l'air d'être ça, et c'est une serrure mécanique. Passe-moi les clés, s'il te plaît. »
Il aurait pu me demander de lui donner un rein, je l'aurais fait à la seconde sans même y penser. Le trousseau teinte dans ses mains, les clés s'insèrent tour à tour dans la serrure, et, un long moment plus tard, la porte s'ouvre.
Mathias s'y engouffre, et se met aussitôt en quête d'un interrupteur.
Quand la lumière éclate de l'ampoule nue, pendue au plafond, je me rends compte que « placard à balai » est peut-être un peu en-dessous de la vérité.
« Waw ! s'exclame Mathias. C'est ça, un placard à balais ? »
En toute réponse, la lumière de l'ampoule se met à vaciller dans un bruit de déflagration.
Nous venons de déboucher sur une pièce assez grande, qui est à mi-chemin entre un entrepôt, un débarras et une réserve : de grandes étagères couvrent la moitié des murs, transportant tout un tas de cartons et d'outils médicaux. À leurs pieds s'élèvent des piles d'autres cartons, et nous avons, en effet, dans les coins de la pièce, des balais et des serpillères.
Le tout est sans poussière, ce qui est étonnant. L'endroit n'est pas si abandonné qu'on aurait pu le présumer. En tout cas, ça reste tout de même un gros bazar.
« Je parie que dans dix minutes, la lampe nous lâche » fait Mathias, les yeux rivés vers l'ampoule.
En toute réponse, je ferme la porte. Ça serait dommage qu'on se fasse prendre, tout de même, juste parce que les enchères de nos paris se font un peu trop bruyamment.
Mathias s'installe en tailleur sur le sol, et sort son portable. Bon, je pense que c'est la meilleure des choses à faire.
Je me place non-loin de lui, et fais de même. Je l'avais pris au cas où Sabrina voudrait me joindre, ou encore mes parents, quoique j'espère que ce dernier cas n'arrivera pas. Si mes parents appellent, c'est que mon subterfuge a été dévoilé. Enfin, mon subterfuge... Tasser deux oreillers et une vieille peluche sous ma couette n'est pas vraiment une stratégie d'enfer, mais c'est la meilleure que j'aurais pu trouver sur le moment, entre la fatigue et la nervosité.
Sabrina ne pourrait nous reprocher d'être sonores et peu discrets : les minutes qui suivent, le débarras est plongé dans un profond silence. Je perçois à peine nos souffles, et encore, on pourrait les confondre avec le murmure des flacons, un vent qui siffle dans le mur ou les messes basses des cartons.
« ... Dis, Timothée... »
Je relève la tête de mon portable.
Et pile à cet instant, l'ampoule s'éteint.
Je demeure coi quelques secondes, puis on pouffe d'un rire nerveux. Je crois qu'on commence sincèrement à être fatigués, tous les deux.
Au moins, la lumière du couloir nous parvient à travers les rainures de la porte, et nos portables produisent une lumière suffisante pour comprendre à peu près où nous sommes.
« Qu'est-ce que tu veux ? fais-je alors.
—... Tu crois que Gretel va revivre ? »
Est-ce que Gretel va revivre ?
J'ai envie de dire que oui. Non seulement parce que Sabrina a l'air très droite dans son travail, et possède un sérieux à tout épreuve ; mais également parce que Gretel ne s'est jamais laissée abattre.
Elle n'avait pas une petite santé, Gretel. Elle tombait que très peu malade, et quand vraiment la maladie la clouait au lit, elle s'en sortait toujours.
Toutes ces fois où on ne pouvaient plus se voir... Toutes ces fois où nous avons longuement patienté pour se retrouver...Et toutes ces fois où nous nous sommes retrouvés...
... Il n'y a pas de raison pour que cette fois-ci soit une exception, non ?
Comme toutes les fois où mon grand-frère s'est redressé de ses chutes de vélo...
Simplement, je n'arrive pas à formuler un oui, ni même une quelconque réponse.
Je baisse la tête. Mathias m'observe, puis fait de même, soufflant faiblement un petit :
« Pardon. »
Je n'arrive pas non plus à lui en vouloir.
Sa question commence cependant à transpercer ce nuage paisible qui m'entoure depuis que j'ai quitté la chambre de Gretel. Mon cœur commence à trembler, je déclare alors à voix haute :
« Parle-moi de quelque chose. »
Drôle de requête, mais Mathias s'y plie sans se faire attendre. Il éteint son téléphone, et lance aussitôt :
« Tout à l'heure, au dîner, ma petite-sœur Sophie a jeté son bol à travers la cuisine. »
J'avoue que je ne m'attendais pas à ça, comme conversation. D'abord stupéfait, je finis par éclater de rire.
« Mais... Mais pourquoi ?
— Ne me demande pas. C'est vraiment traumatique, tu sais. On mangeait de la purée de carottes, quand tout à coup, elle a saisi son assiette, et a décidé de détruire la vie de ce repas. Il y en avait même sur le frigo. Mais le plus drôle, c'est qu'il y en avait sur la tête de mon père. »
Je n'ai jamais vu le père de Mathias, mais si ça arrivait au mien, certain que je me tordrais de rire — comme je le fais à cet instant.
On embraie sur d'autres sujets de conversation, tout aussi légers, à des kilomètres de ce dans quoi nous baignons jusqu'au cou. Pour un peu, je me croirai à la récréation, sur un banc, à écouter Mathias raconter des bêtises. Même si autour de nous plane un silence affolant, et qu'il fait noir, à présent, dans le débarras.
Il y a pire, quand-même, je me prends à penser.
En fait, je me sens plutôt bien. Même si je ne sais pas vraiment trop quoi faire, je suis dans une pièce loin de tout, loin du bruit, une petite capsule de calme. Personne ne me cherche — du moins, pas encore —, je n'ai aucun devoir à rendre, aucune tâche à accomplir.
Je suis juste... Là.
Et j'ai l'impression qu'on n'est pas souvent là.
Je dresse subitement l'oreille. Les bruits de pas sont plutôt sonores, un souffle bien prononcé remonte, on dirait que l'on secoue un trousseau de clés...
« Mathias ! je m'exclame à mi-voix. Quelqu'un vient !
— C'est pas Sabrina ? s'étonne-t-il simplement.
— Non, je ne crois pas ! Viens vite ! »
Je l'empoigne soudain par le col de son pull. Il se débat quelques secondes en grognant des choses inaudibles, tandis que je le traîne à toute vitesse dans un coin du débarras, entre deux étagères suffisamment rapprochées pour nous dissimuler complètement. Là, on se tasse dans l'interstice des deux, et au même instant, la porte s'ouvre.
Mathias cesse aussitôt ses bafouillages.
Un homme, tout habillé de blanc, se découpe dans l'embrasure de la porte. Il appuie une, deux, trois fois sur l'interrupteur. Une seconde passe, puis on l'entend jurer, il a compris que la lampe ne fonctionnerait désormais plus. Il se déplace lentement à travers la pièce, enjambe les cartons, et commence à farfouiller sur les étagères à tâtons.
J'ai le cœur qui bat — et c'est presque si j'entends celui de Mathias, s'étrangler à côté du mien.
L'homme ne trouve pas ce qu'il cherche. Il a les bras tendus, il ratisse de ses mains les étagères, et lentement, il remonte vers notre cachette, entre ces deux étagères, dans le coin de la pièce...
Nos souffles diminuent au fur et à mesure qu'il approche. On se tasse encore, alors que clairement, on va finir par s'étouffer l'un l'autre à force d'être si serrés.
Soudain, l'homme se fige, et, malgré la pénombre, je crois que son regard est rivé sur nous.
C'est la fin.
Je crois qu'il est temps de se mettre à courir.
Mais finalement, l'étoile qui veille sur Mathias et moi ne doit pas être si mauvaise : l'infirmier se détourne, fait deux grandes enjambées, et claque la porte.
Et la verrouille.
On reste comme deux ronds en flan, estomaqués, puis soudain, on s'exclame en chœur :
« Il nous a enfermé !
— J'ai failli avoir une crampe ! »
Je vous laisse deviner quelle déclaration appartient à qui.
On se dépêtre comme on peut de notre étroite cachette. On manque d'ailleurs de s'étaler tout de notre long sur les cartons et les fioles.
« Mais tu as vu ? je piaille. Il nous a enfermé !
— Mais on a les clés, objecte Mathias. Normalement, on n'a pas de soucis... »
Ah oui, c'est vrai, les clés. On a quand-même une sacrée chance.
Mathias soupire de soulagement, puis relève :
« Par contre, plus jamais je ne joue à cache-cache avec toi. J'ai bien failli manquer d'air.
— Et toi, j'ai cru que tu allais me transpercer la cage thoracique !
— En plus, tu me marchais sur le pied !
— Toi, sur les deux pieds !
— Moi, sur les trois !
— C'est possible, ça ? »
On s'esclaffe, la tension s'aténue un peu. On a eu chaud, pensé-je, mais on s'en sort drôlement bien.
***
« Bon... Ça fait à peu près trois quarts d'heures, non ? »
Mathias a raison. Ça fait environ trois quarts d'heures qu'on est là, à osciller entre des conversations sans queue ni tête, à aller sur nos téléphones, et à dormir un peu aussi. Il doit être dans les alentours de minuit, et visiblement, aucun n'est un combattant de la nuit, ici.
J'acquiesce, puis me lève.
« ... Timothée... J'ai une question. »
J'ai la main sur la poignée du débarras. Je me tourne vers Mathias, qui termine difficilement de se lever.
« Oui ? »
Mathias me rejoint. Il sort les clés de sa poche, et commence maladroitement à chercher celle qui nous faut.
« ... Quand Gretel reviendra... qu'est-ce qu'on fera ? »
Qu'est-ce qu'on fera ?
Je ne sais pas, mais je trouverai. Évidemment que je trouverai, il y a toujours quelque chose à faire avec Gretel, même ne rien faire est quelque chose à faire avec elle. Déjà, on quittera l'hôpital, puis après je vais peut-être la disputer un peu, pour m'avoir fait un truc pareil.
Mais encore après ?
Dans quel état je vais retrouver Gretel, si elle se réveille ? Je ne sais pas à quel point les sérums de l'Attrape-Cœur sont puissants... Et ça fait tout de même un mois que son cerveau a délaissé tout activité cérébrale. Aura-t-elle des souvenirs confus et diffus, de grands trous de mémoire, ce regard hagard qu'on ces personnes folles ?
Je me raidis. Ça ne m'enchante absolument pas.
« ... Je ne sais pas. »
Mathias semble avoir trouvé la bonne clé. Il me sourit d'un air compatissant :
« T'inquiète pas : moi non plus. »
J'ai envie de lui demander s'il aime encore Gretel, mais je n'ose pas. Il introduit la clé dans la serrure...
« ... Timothée... Elle est où, la serrure ?
— La serrure ? »
Je me baisse, passe le doigt sous la poignée, mais je ne sens rien. Aucun trou, aucune plaque métallique.
Je demande à Mathias de sortir son téléphone. Quelques secondes plus tard, un petit faisceau lumineux éclaire le dessous de la poignée. On a beau chercher, il faut se rendre à l'évidence : il n'y a pas de serrure.
« Mais comment on a fait, pour rentrer, tout à l'heure ? j'interroge, complètement dépassé.
— Il y avait une serrure, de l'autre côté... Peut-être qu'ici, par l'intérieur, il n'y en a pas. »
L'effroi nous frappe, et nous laisse muets.
« Appelle Sabrina, décide Mathias. Demande-lui de...
— J'ai pas son numéro.
— Quoi ?
— Je n'ai pas son numéro. »
Mathias me dévisage. Je le sens difficilement contenir un énième « quoi ? » stupéfait.
« ... Mais... balbutie-t-il, dérouté, comment tu as fait pour discuter avec elle ?
— C'est toujours elle qui appelle, et en masqué. Soit l'Attrape-Cœur te contacte, soit il n'y a pas de contact. »
Un nouveau silence s'abat, plus fort et plus sourd encore.
L'horreur commence indéniablement à me ronger. Je suis enfermé dans une pièce sans lumière, sans aucun contact avec notre accompagnatrice, il fait nuit, nous ne sommes pas censés être là... La liste des enjeux s'allonge et m'effraie.
Mathias n'a pas l'air d'en mener bien large non plus. Il demande prudemment :
« Euh... Qu'est-ce qu'on fait ? »
Ce qu'on fait ? Si seulement je le savais...
On vérifie une dernière fois si une serrure abstraite ne se serait pas dérobée de notre regard, mais on ne trouve rien. La panique commence à me saisir le cœur.
« Bon, il faut se calmer, soufflé-je sans trop y croire moi-même. Au pire des cas... On peut toujours appeler les parents. »
Mathias me fait parfaitement comprendre par un regard que si ses parents savaient où il était, sa vie s'arrêterait probablement ce soir.
J'imagine que ça serait pareil pour mon cas. Mais l'idée d'avoir une ultime source de secours, qu'on ne peut pas rester enfermés ici jusqu'à notre fin me détend un peu, et me permet de réfléchir.
« ... On ne peut pas faire le piratage de Sabrina ? hasarde Mathias. Si ça se trouve, ce n'est pas bien sorcier...
— Ça m'étonnerait que ce soit facile, répliqué-je. En plus, c'est une serrure traditionnelle, ce n'est pas un code. »
Je l'entends jurer dans la mi-pénombre.
Crocheter la porte est impossible, il n'y a aucune serrure. La forcer est la pire idée qui soit. Non seulement, Mathias et moi n'avons sûrement pas une masse musculaire suffisante pour la faire sauter hors de ses gongs, mais en plus, on risque de faire un tel boucan que tous les infirmiers de l'hôpital convergeront tête baissée dans ce couloir délaissé.
« Au pire, on attend que Sabrina vienne nous chercher... »
Tout à coup, j'entends un petit sifflement.
Une petite mélodie, joviale et un peu hasardeuse, qui remonte peu à peu vers nous.
J'échange à nouveau un regard avec Mathias. Il comprend ce qui se passe. Nous ne nous concertons pas, nous nous ruons aux deux côtés opposés du débarras. Je me jette entre les cartons, les déplace fébrilement sur moi, et j'entends un faible fracas qui m'indique que Mathias a recours aux mêmes méthodes.
On a retenu la leçon, quand-même. Pas de cachette à deux — surtout dans cet entrepôt.
Il faut quelques secondes pour que la porte s'ouvre, à nouveau. La lumière du couloir traverse la pièce, fait scintiller les flacons et les instruments en métal sur les étagères, et souligne une présence, une silhouette à l'embrasure. La petite mélodie sifflée vient clairement de ses lèvres, plus aucun doute là-dessus.
Je fais faufiler mon regard entre les cartons, et reconnais immédiatement l'infirmier de tout à l'heure. Qu'a-t-il oublié de prendre, la dernière fois, pour revenir nous rendre visite si vite ?
Je finis par déceler un petit réceptacle de verre dans sa main, rayonnant d'un doux éclat sous les lampes du couloir. Une ampoule.
Décidément, il ne perd pas de temps.
Tandis qu'il grimpe sur une escabeau qu'il déniche dans tout ce fatras, je fixe l'entrée, restée ouverte. Peut-être que je peux me faufiler jusqu'à elle ? Coincer un petit bâton avant qu'elle ne claque, pour pouvoir la rouvrir après ? Impossible, je suis bloqué dans ma position.
L'infirmier ne se presse pas. Il dévisse lentement l'ampoule grillée, reprend sa petite chanson. J'ai l'impression qu'il souffle dans un capuchon de stylo plus qu'il ne siffle. Ou alors, je dois vraiment être particulièrement irascible à tout son en provenance de l'extérieur, à cette heure avancée. Mais j'ai du mal à me détacher de ces trois petites notes répétées, et me concentrer sur mes pensées — pour une fois.
Soudain, j'entends un petit remuement.
Je tourne la tête aussi loin que ma cachette étroite me le permette.
Une ombre furtive se glisse le long des étagères. Par une chance effroyable, l'infirmier ne l'aperçoit pas courir, sauter par-dessus les cartons, et se jeter dans l'embrasure de l'entrée.
Il n'y a pas à dire : Mathias est décidément bien plus téméraire que moi.
En à peine une seconde, il a disparu de la pièce.
Je ne vois qu'une seule solution : cet infirmier doit être complètement sourd.
Néanmoins, je n'ose pas vérifier de par moi-même si c'est vraiment le cas.
L'ampoule est changée. L'infirmier descend de l'escabeau, va jusqu'à l'interrupteur, le fait aller et venir, la lumière s'allume un quart de seconde, je crains durant un instant qu'elle ne révèle ma cachette, mais il n'en est rien. L'infirmier repart, plutôt content de lui, et claque la porte.
Me laissant seul, dans le débarras.
Où est passé Mathias ? Où a-t-il pu se cacher, dans ce couloir sans détour ? Il ne peut pas se risquer de faire une interruption dans la chambre de Gretel, pas pendant que Sabrina est en train d'œuvrer. Il ne peut pas passer par la porte du couloir, il se retrouverait dans l'hôpital... Et toutes les autres portes sont verrouillées d'un code bien défini, composé d'une suite de chiffres bien spécifique.
N'empêche, je n'ai toujours pas entendu des cris de l'infirmier, s'exclamant « eh, vous ! Que faites-vous ici ? », ni une soudaine course-poursuite à travers le couloir. Soit Mathias s'est fait avoir en silence, soit il a bel et bien réussi à esquiver le chemin de l'infirmier.
Péniblement, je m'extrais de ma cachette.
Au moins, maintenant, j'ai de la lumière, pour réfléchir un peu.
Brusquement, la poignée de la porte s'agite. Je fais volte-face, m'élance à nouveau vers les cartons quand une voix s'élève :
« C'est bon, c'est moi. »
Mathias est posé contre l'encadrement de la porte, les clés dans une main, poussant de l'autre la porte. Son sourire vire au taquin quand il m'aperçoit, déjà à moitié enseveli sous une pile de cartons.
Eh bien... Mathias est la source de bien des soulagements, ce soir, on dirait.
Je soupire, laisse résonner un petit rire tendu, puis souris.
« Comment tu as fait ? L'infirmier ne t'a pas vu, en sortant ?
— J'ai couru jusqu'à la porte de secours, m'explique-t-il, elle était restée ouverte. Je me suis caché sur la passerelle... et j'ai essayé de ne pas regarder en bas, comme tu dis. »
Je souris, à nouveau, sans la moindre raison. La fatigue doit tirer sur mes zygomatiques, et dissocier mes expressions faciales de mes véritables sentiments.
Je rejoins Mathias, il me laisse passer dans le couloir, puis il referme la porte avec précaution.
« Bon, on y va ? chuchote-t-il. L'heure est largement dépassée... »
Je saisis soudain ce que je m'apprête à savoir. Une brusque adrénaline se décharge dans mes veines, et fait battre mon sang dans mes tempes avec vigueur et douleur. Ma vue s'obscurcit un instant, je cligne des yeux, et, chargé comme une pile électrique, je suis Mathias.
Nous atteignons la 403. Doucement, il toque deux doigts contre la porte. Je laisse mon regard s'enfuir vers la pancarte médicale. Gretel Hinston. 03/11.
La date m'ôte un grand frisson.
« Sabrina ? souffle Mathias. On peut rentrer ? »
Sa voix nous parvient, étouffée :
« Oui, allez-y. J'ai terminé. »
Le voyant du cadran de la poignée vire au vert. Mathias l'abaisse, de toute façon j'aurais été bien incapable de le faire.
Nous nous engouffrons dans la pièce. Au même moment, Sabrina sort de derrière le paravant. Pas une tache sur ses vêtements, pas le moindre épi dans ses cheveux, pas la moindre tension.
Avant que l'on ait pu dire quoi que ce soit, elle se tourne vers moi.
« Timothée, ça n'a pas marché. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top