Chapitre 25

Je finis par rentrer, le sac rempli de ces petites choses indispensables à l'apéritif amical. Je préviens mon père, qui me remercie chaleureusement, mais ses mots gentils ne parviennent pas à m'égayer de mon énorme fatigue.

Je range les nouveaux achats, salue Noah au passage qui est rentré entre temps — avec un cookie dans la bouche, évidemment —, et vais dans ma chambre.

Il est 17h01. Dans une heure moins une minute, je vais à mon rendez-vous.

L'appréhension grandit. J'essaie de me raisonner en me disant que ce n'est pas mon premier rendez-vous, et que ce n'est pas encore le rendez-vous officiel de l'opération. Il n'empêche que je vais officiellement me déclarer, et prendre position dans un choix qui sera éternel — ou du moins, éphémère jusqu'à ma mort.

Je ne peux pas m'empêcher de me remémorer les paroles de Kristof, son visage calme mais si peu serein, me parlant de sa fille. Dans quelques temps, pourrai-je encore lui adresser la parole, planter mes yeux dans les siens sans me sentir atrocement coupable car j'aurai le cœur de son enfant dans la poitrine ?

Quelle drôle de situation...

Je me mords la lèvre, assis sur mon lit. Je n'ai rien envie de faire, et même si j'avais envie de m'adonner à quoi que ce soit, j'aurais toujours cette impression que ça me prendra trop de temps, que ça va déborder sur mon rendez-vous, et qu'il est mille fois mieux d'attendre l'heure fatidique.

D'ailleurs, je n'ai toujours pas pris de potion de Gretel...

Est-ce vraiment une bonne idée ? Je m'apprête à donner un ultime et dernier avis qui changera tout mon futur... Il ne faudrait peut-être pas que je sois influencé par la potion de Gretel.

Mais d'un autre côté, prendre une de ses potions me permettrait d'y voir un peu plus clair dans mes pensées, et de les empêcher de me tourmenter de trop. Dorothée n'a sûrement pas le temps de me voir douter, elle a besoin de réponses rapides et sans délai, pour lancer ses collègues sur tout ce qui va suivre. Autant arriver à son rendez-vous avec une opinion bien tranchée.

Je me fais glisser sur le matelas jusqu'à ma table de chevet, et tire la boîte cubique de tout le fatras que contient mon tiroir.

À l'intérieur, le cœur de Gretel semble un peu fatigué. On sent que son heure est bientôt arrivée. Je vais le repêcher, lui redonner une vie un peu plus longue, sur laquelle il aura largement le temps de s'essouffler pour ensuite me laisser mourir, avec lui.

Et le mien ? Qu'est-ce qu'on fera de mon cœur à moi ?

On va le donner ? Parce qu'après tout, selon le prospectus que m'avait donné Dorothée il y a une semaine, l'Attrape-Cœur n'est pas que spécialisé dans la médecine mentale, mais aussi dans les greffes bien banales de cœur, pour des problèmes cardiaques ou autre. Mon cœur n'est peut-être pas le plus plaisant, certes, mais il est en très bon état, c'est indéniable. Un client vulnérable serait sûrement bien content de l'avoir...

Cela veut dire qu'un client de quarante ans peut recevoir un cœur d'un gamin de seize ans ?

Dans ma mémoire, j'ai l'impression que Dorothée m'en avait touché un mot, mais je n'arrive plus vraiment à m'en souvenir. Il me semble qu'ils trient tout de même un minimum les cœurs avant de les donner à qui que ce soit, mais quand l'urgence est présente, ils prennent le premier venu.

Bon, qu'importe. L'essentiel, c'est qu'il serve.

Je débouche le flacon, et le porte à mes lèvres.

Je me rends rapidement compte que le liquide en descend avec une lenteur incroyable. On sent bien que c'est la fin, qu'il était censé prendre sa retraite demain. Je tape du doigt contre la paroi pour l'inciter à descendre plus vite, mais au final, quand un petit quart du flacon arrive enfin à ma gorge, j'ai l'impression qu'elle est si pleine que je suis obligé de poser le flacon, et de me concentrer pour déglutir sans m'étouffer.

J'ai l'impression d'avoir une toile d'araignée dans ma gorge... Et qu'elle m'empêche de respirer.

Je tousse, je tente d'avaler, je tousse à nouveau. J'ai les larmes aux yeux quand la potion a enfin franchi le cap de mon gosier, et je la sens lentement voyager à travers mon corps.

J'affronte d'un œil peu envieux le restant du flacon. Il en reste plus des trois quarts... Je décide de m'accorder une petite pause, histoire de détendre ma gorge, et de marquer un espace entre cette première et cette seconde gorgée.

... C'est étrange... Ma chambre est drôlement sombre, alors que dehors, le ciel est d'un bleu sans nuage. Pourtant, elle est toute peinte de blanc, et prête à renvoyer n'importe quel rayon de soleil... Mais à cet instant, elle m'apparaît terne, presque abandonnée. L'organisation qui y règne n'aide pas à dissiper cette image. J'appuie sur l'interrupteur de ma chambre, mais l'abat-jour au plafond semble voler la lumière de l'ampoule, et bien trop la tamiser.

Je regarde la lampe, sans comprendre. Peut-être que la lampe est fatiguée, qu'il faudrait la changer ?

Sans vraiment y penser, je ferme la porte, quand tout à coup, je la sens.

Gretel.

Elle est là.

Elle me lacère les poumons, elle tire sur ma gorge. Elle crie, elle hurle. Elle fait tout tomber autour d'elle, tout se fracasse, tout se fragmente, tout vole en éclats.

Cette force destructrice me balaie, je me laisse tomber sur mes genoux, puis mes genoux me laissent tomber sur le parquet. La douleur déchire tout ce que je suis, tout ce que j'aurais pu être, tout ce que je n'étais pas et tout ce que je serai. Mes sens s'engourdissent, ils tentent de me protéger de cette force... qui ne vient que d'elle... Et que de moi...

... Pourquoi est-ce qu'on a mal, tous les deux ?...

Qu'ai-je fait, au juste ?

Je plante mes canines dans ma lèvre inférieure, j'essaie de réprimer mes gémissements agonisants, mais je sens ma gorge grincer toute seule d'elle-même. Mes paupières papillonnent. C'est presque si je vois une ombre, onduler dans le coin de ma chambre...

« ... Gretel ? »

Mon murmure n'atteint pas mes oreilles, et se perd dans ce délire de souffrance.

Pourtant elle est là. Elle est à genoux, les cheveux pendant le long de son visage, ses yeux dissimulés, et ses joues inondées de larmes...

J'ai envie de l'appeler, de hurler son prénom par-dessus ce chaos, mais je sais qu'elle ne m'entendra pas. Ce chaos n'a jamais été le mien. C'est sa distorsion à elle.

La douleur est aspirée, l'image de Gretel se délave et s'efface, le crépitement incessant de sa folie s'éteint.

Brusquement, tout, disparaît.

Une seconde au sol, le souffle, haletant, sans vraiment savoir, ce qui se passe.

Ma chambre, blanche, se fait plus nette autour de moi. La lumière revient, elle semble enfin filtrer, convenablement à travers l'abat-jour, à travers les vitres.

Je ferme, les yeux.





« Qu'est-ce qui se passe ?! »

Un grand bruit claque. Noah apparaît à ma porte. Ce dernier fronce les sourcils :

« Qu'est-ce que tu fous par terre ? »

Je me redresse maladroitement, ahuri. Ma langue est toute molle et tout inanimée, c'est avec une difficulté immense que j'articule à peine :

« J'suis... tombé...

— Ça va ? Je t'ai entendu gémir et tomber... T'es tout blanc, on dirait que tu as vu un fantôme. »

Un fantôme...

Les larmes me piquent le coin des yeux, parce que je crois avoir vu Gretel dans le coin de ma chambre, hurler de rage et de douleur, et que j'ai ressenti cette même rage et cette même douleur au fond de mon être. Elle n'a jamais été là, et j'ai pourtant la certitude qu'elle a déjà été comme ça.

Je sens les commissures de mes lèvres s'alourdir, accablées par le poids des larmes.

Mon frère s'alarme :

« Ça va pas ? Tu t'es fait mal en tombant ?

— ... Ou... Oui... »

Je me hisse loin du parquet sur mes deux pieds encore tremblants, puis passe rapidement mon poing sur mes paupières, en espérant qu'il réfrène mes larmes suffisamment longtemps pour que mon grand-frère ait le temps de partir.

J'ai froid. Très froid. La douleur et sa folie ont disparu, mais on semé un immense bazar. Toutes mes pensées, tout ce qui gravitait dans ma tête semble avoir été bouleversé, et un très léger picotement continue de me secouer les membres.

Le rendez-vous !

Je fais vivement volte-face vers le cadran de mon réveil. 17h24. L'heure tourne.

« Alors, papa t'a demandé de faire des courses ? dit Noah, qui visiblement tente de me tirer un peu de ces drôles de sentiments qui m'accablent. Il t'a demandé d'acheter quoi ? »

J'ai du mal à croire que ces mots-là soient dans ma langue, j'en n'en comprends que la moitié. Et Noah doit le remarquer :

« T'es vraiment sûr que ça va ? Ça s'est mal passé, aujourd'hui ?

— Non, ça... ça s'est bien passé. »

Il faut que je me reprenne, mes mots bafouillés me trahissent, et il faut pourtant que je m'en serve encore pour faire sortir Noah de ma chambre, et que je le prévienne que je dois aller quelque part. Sans lui dire où.

« ... Je... Je dois aller faire un truc.

— Un truc ? s'étonne-t-il. Quoi ?

— Un truc. Dehors. »

Je ne suis jamais tombé dans les pommes, et j'ai pourtant la nette impression que c'est ce qui va m'arriver si je ne fais rien.

Mon grand-frère répète, de plus en plus surpris :

« Dehors ?

— Ouais. Je dois aller... chercher des cours, chez mon ami. »

Qu'il entende ce qu'il voudra derrière le mon ami, il faut juste qu'il me laisse tranquille. Et qu'il n'alerte nos parents sous aucun prétexte.

Il demeure silencieux quelques secondes, puis finalement, il hausse les épaules, vaincu et à court d'arguments, et certainement à court de curiosité.

« OK. Tu rentres quand ?

— Je ne sais pas trop. Il est possible que je passe à la bibliothèque. »

Pourvu qu'il ne se souvienne pas qu'elle ferme à 18h30 le mercredi... Et que je ne serai probablement pas rentré d'ici là.

Il hoche à nouveau la tête. Il reste tout de même encore quelques secondes, tentant de décrypter ce que pourrait renfermer mon visage, mais visiblement il n'y arrive pas ; il rebrousse le chemin, et referme la porte derrière lui.

Je me recroqueville, compressant mon tee-shirt contre ma peau.

Cette fois... Je crois que je suis bel et bien seul.

***

Il est 17h30, je suis parti beaucoup trop tôt, et je suis dans un bus qui ne déserve même pas l'endroit où je veux aller.

J'ai encore la peau secouée et le cœur tremblant, non plus à cause de ce dernier rendez-vous avec Dorothée, mais à cause de ce qui vient de se passer.

En revanche, ce n'est pas tant l'affolante douleur que j'ai ressentie qui me tourmente, en vérité.

C'est d'avoir aperçu Gretel dans ma chambre, et d'avoir compris qu'elle hurlait de cette même douleur.

Je ne sais pas comment j'ai fait pour ressentir ça à mon tour. Je ne sais même pas comment j'ai compris une telle chose. Sûrement la potion que j'ai bue, juste avant. Était-ce à cause de sa date d'échéance, beaucoup trop proche ? Des effets secondaires que j'ignorais ? En tout cas, je n'ai pas terminé le flacon, et je dois bien demander une certaine explication à Dorothée, bien que je en sais pas vraiment comment je vais expliquer ce qui s'est passé, comprenant moi-même à peine ce qu'il m'est arrivé.

Gretel...

Je t'ai vue, dans ma chambre, faible et vulnérable, gémissant sous cette bête qui te dévorait de l'intérieur. À ce même moment, la même bête me grignotait, un peu, pour le plaisir, alors que toi, peut-être qu'elle s'acharnait sur toi depuis des lustres.

Jamais, en prenant tes potions, je me suis retrouvé face à toi, même si ce n'est qu'illusoire. Jamais, en prenant tes potions, tu ne m'as montré cette part-là de toi. Je voulais te parler, et qu'on comprenne ce que l'on avait.

... Je crois que... Je crois que je n'ai jamais été si proche de toi, à cet instant.

Et c'est cette souffrance délirante qui nous a unis, alors que nous ne sommes même plus du même monde.

« Certes, tu as peur, Timothée... mais sais-tu ce dont Gretel avait peur ? »

Pardonne-moi, Gretel. Mais je n'ai jamais su ce qui te faisait si peur. Ce que tu redoutais le plus au monde.

J'ai cité bêtement ta peur pour les scorpions, pour les fantômes, ton aversion devant des cimetières. Mais tout ça, j'ai l'impression que ce ne sont que des traits de caractère, ceux qui font sourire, ceux qui définissent l'être, et qui nous accompagnent durant tout une vie.

Mais toi, ta peur, je ne la connais pas.

« Timothée Nottin ? »

Je cligne des yeux.

À ce même instant, Dorothée passe la tête de sa salle 103.

C'est déjà l'heure du rendez-vous ? Je ne me suis même pas senti marcher jusqu'à l'hôpital...

...Bon, allons-y.

Dorothée m'invite, et me prie de m'installer dans le canapé. Ce sempiternel canapé trop grand, mais que je revois aujourd'hui pour la dernière fois, pensé-je. La séance ne semble pourtant pas teintée d'adieux déchirants, on dirait une séance, coincée entre deux de ses semblables, au beau milieu de l'année.

« Bon, Timothée, comment vas-tu ? »

Il y a quelques heures, c'était Kristof qui me posait cette même question.

Mon cœur se serre, il doit se remémorer ce qu'il a subi, une demi-heure auparavant.

« Je... Hem... Bien. »

Dorothée acquiesce d'un doux sourire. Son calepin demeure toujours sur la table basse. Cette fois, il est fermé, impossible de lire la petite écriture à l'envers. Ce n'était pas comme si j'en avais vraiment envie, au fond.

La psychologue m'observe de son regard vert. J'ai envie de détourner le miens, je sais que, quoi que je fasse, la porte de mes yeux est restée entrebâillée et qu'elle doit ouvrir droit sur les derniers évènements.

Je ne voudrais pas qu'elle mette la main sur eux, ou du moins pas tout de suite. Juste le temps de les rendre un peu plus présentables, avant de se montrer à Dorothée. Je ne veux pas qu'elle s'inquiète, ou pire, qu'elle s'affole avec moi. Je veux juste comprendre ce qu'il m'est arrivé.

Mais je commence à la connaître, Dorothée : elle va dénouer ce sentiment qui s'est recroquevillé en une pelote désorganisée et apeurée, et de ses questions, elle va essayer d'en faire un joli tricot qui me conviendra et me tiendra chaud.

« ... Alors, paré pour demain ? »

Je sursaute, sens ma conscience s'envoler jusqu'au plafond avant de s'écraser net au sol.

Comment ça, demain ?! Elle me parle déjà de l'opération ? Mais où sont passées toutes ces petites questions préventives qui tâtaient le terrain, prenaient les températures là où il fallait, et atteignaient mieux que quiconque le cœur du sujet sans jamais y pénétrer ?

Je me mets soudain à bafouiller :

« Euh ! Euh... »

Non non, j'ai pour l'instant trop de questions pour me lancer dans quoi que ce soit. Et j'ai par ailleurs cette drôle d'appréhension qui influence mon cœur, et qui lui-même me souffle d'un air désapprobateur que d'opiner est pour le moment une très mauvaise idée.

Je crains soudain que le doux sourire apaisé de Dorothée ne s'en aille sous mes balbutiements hésitants. Que toute la joie qu'elle s'était forgée autour de mon choix disparaisse. J'inspire. Il faut que je montre que je suis toujours bien tranché sur cette question, mais que j'ai simplement quelques petits doutes.

« ... Dorothée, est-ce normal d'avoir... mal, en buvant des essences d'âme ? »

J'ai peur qu'elle écarquille les yeux, qu'elle braque sur moi un regard éperdu et terrorisé, et qu'elle se demande en son for intérieur ce que peut bien raconter ce gamin, n'est-il pas fou, dans un univers parallèle au mien ?

Mais le sourire de Dorothée s'accentue, au contraire. Elle a une petite moue, qui soulève ses frêles épaules osseuses sous son chemisier fleuri :

« Une essence d'âme, c'est un bout de toutes les parties de l'âme. Et parfois, toi comme moi le savons, l'âme n'est pas à son meilleur. »

C'est bien ce que je pensais.

C'est bien la douleur de Gretel que j'ai ressentie.

Suis-je tombé sur ces journées où la noirceur de l'âme de Gretel ressortait, la faisait se morfondre du plus profond de son être ? Une de ces journées où elle hurlait, avec cette peine qui hurlait toujours plus fort qu'elle ?

« Mais pourquoi l'âme va mal ?

— Pour tout un tas de raisons, affirme Dorothée. Elle peut être tourmentée par des sentiments négatifs, de mauvais souvenirs, une envie inaccessible et décevante... Tout et son contraire, en réalité. Nous sommes des humains, Timothée. Ici, à l'Attrape-Cœur, nous nous chargeons de donner à ceux dont leur âme est trop tiraillée par ce mélange amer une nouvelle âme, un peu plus insouciante, et un peu plus... joyeuse, disons. »

Cette réponse m'effraie, alors que la question reposait purement sur ma curiosité, non pas sur un doute ou une inquiétude.

« Et... Et Gretel, fais-je, perturbé, vous considériez son âme... comment ? »

Dorothée penche la tête sur le côté, et son regard se rive sur le plafond blanc. Elle fait résonner dans sa bouche fermée une note pensive et de réflexion.

« ... Difficile à dire. L'âme de Gretel était... ce que l'on peut considérer de lunatique. En une heure, elle sautait d'une falaise de bonheur pour s'écraser dans un gouffre sans fond de désespoir. C'était sa manière d'être. »

Je reconnais immédiatement ce schéma, et le reconnaître me rassure : j'ai l'impression de ne pas avoir passé plus de cinq ans à discuter et partager avec quelqu'un sans la connaître un minimum.

Une avalanche de souvenirs me submerge, je souris. Dorothée remarque mon sourire, qui inspire le sien à pointer le bout de son nez sur son visage ridé et tiré de vieillesse.

« ... Vous m'aviez demandé ce dont Gretel avait peur, m'enquis-je subitement. Je vous ai parlé de beaucoup de ses peurs... Mais la vraie, celle qui était terrée au fond de son âme, et ressortait en tornade, vous la connaissiez ? »

Elle me répond :

« Je ne connais que vaguement son existence et son nom, que j'arrange avec mes qualificatifs de psychologue. Mais pour le reste, absolument pas. »

Elle ne connait que vaguement son existence et son nom ?

C'est une drôle de réponse, mais qui me confirme que Dorothée en sait davantage sur ma meilleure amie que moi. Moi, je ne savais même pas que cette peur existait en son être.

... Et moi, je m'apprête à vivre avec cette peur méconnue ?

Je m'apprête à partager ma vie avec des sentiments, des frayeurs, peut-être même des souvenirs ayant appartenus à Gretel ? Certes, Dorothée disait que sa vie était émotionnellement parlant semblable à des montagnes russes, et que malgré ça, la joie est souvent présente. Mais moi, moi qui me suis habitué à mon caractère linéaire, à ma vie linéaire, ayant moi-même du mal à comprendre ce qui se trame dans les bas fonds de ma propre âme...

... Vais-je vraiment m'en emparer d'une autre, et recommencer tout ce que j'ai construit depuis près de seize ans à zéro ? Bien que j'aie passé des années et des années avec Gretel, et que je pensais la connaître comme ma poche ?

Vais-je changer la vision que j'ai de mes proches ? Y aura-t-il des gens que j'aimerais moins, plus ?

Est-ce que Señora Estarella s'inquiétera de ce brusque changement de comportement ?

Et Mathias, qu'est-ce qu'il sentira, s'il écoutera à nouveau mon pouls ?

Mes décisions commencent à s'ébranler, je me rends compte qu'elles n'étaient pas si prononcées que j'aurais pu le croire. Ce brusque mais bref passage dans la part d'ombre de Gretel ne m'a vraiment pas plu. Pourtant, cette petite voix, qui semble avoir un timbre similaire à celui de ma grand-mère Angèle, s'écrie : « Tu ne voudrais pas jeter son cœur, tout de même ?! Après tout ce qu'elle a fait pour toi ! C'était son unique et dernier souhait, de te voir vivre une belle vie ! Et puis, si tu ne le fais pas, tu vas oublier Gretel pour de bon ! »

Ce sermon intérieur n'est pas agréable... Mais ne suffit pas à faire ce choix-là.

« ... Dorothée... Qu'est-ce qui se passerait si je refusais de prendre le cœur de Gretel ? »

Pas une once de surprise sur son visage, elle me répond sur un ton hasardeux et guilleret :

« Je ne sais pas. Dans le meilleur des cas, rien. Dans le pire, tout. À moins que ce ne soit le contraire ?... »

Je m'empresse d'expliquer :

« Parce que, vivre avec l'âme de quelqu'un que j'ai certes côtoyé durant longtemps est plutôt compliqué... Enfin, c'est dur de reprendre toutes les bases, et puis...

— Je ne dis pas le contraire, Timothée. L'important, c'est que toi, ça te convienne. »

Ça ne me convient pas. Je sens que ça ne me convient pas.

Mais l'autre issue ne me convient pas plus.

C'est toujours comme ça, être indécis.

Je me tasse dans le canapé, qui va réellement finir par m'engloutir, moi et mes doutes, moi et mes inquiétudes, moi et mes décisions hâtives.

« ... Pourquoi tu prendrais son cœur, Timothée ? »

Pourquoi je prendrais son cœur ? Pour ces raisons que cette petite voix me souffle depuis tout à l'heure : je ne peux pas jeter son cœur ; je ne peux pas gâcher ses efforts ; je ne veux pas blesser mon entourage davantage, sans le faire exprès ; je ne veux pas continuer de mener cette vie où je ne suis plus qu'une ombre désemparée d'elle-même, depuis qu'elle a découvert ce cœur. Pour eux tous, mais surtout...

« Pour elle. »

Oui, c'est pour Gretel que je fais cela.

C'est pour la rendre heureuse. Une dernière fois.

Pour la faire vivre. Une seconde fois.

Dorothée hoche la tête.

« Tu sais, tu n'es pas le seul dans ton cas : beaucoup de clients, ici, viennent, reçoivent un cœur, le refusent net. Tu n'es pas le premier, et tu ne seras pas le dernier. Tu n'es pas le seul, Timothée. »

Je ne suis pas le seul, Timothée...

Non, je ne suis pas le seul dans mon cas. Non, je ne suis pas le seul qui doit prendre des lourdes décisions ; non, je ne suis pas le seul à ignorer certaines choses primordiales chez une amie d'enfance ; non, je ne suis pas le seul à vivre comme je le fais, d'une manière peut-être un peu morne, mais qui me convenait très bien jusqu'à quelques mois.

On m'a offert l'opportunité de changer. J'ai envisagé ce changement, parce qu'il se présentait à moi. Mais au fond, aurais-je un jour eu envie de me débarrasser ce qui me constitue depuis toujours ?

« ... Dorothée... je crois que je ne vais pas prendre le cœur de Gretel, finalement. »

On encourage souvent à dire ce que l'on a sur le cœur, et je ne peux désormais qu'approuver cette pratique. Mon cœur à moi se dégonfle de cette chose, qui le tenait tendu depuis un mois.

Écoute ton cœur — et le mien a envie de rester là.

Dorothée acquiesce, à nouveau. Son sourire me donnerait presque l'impression que mon brutal changement de parcours avait été prémédité bien avant, mais au moins, elle ne semble ni contrariée, ni déçue.

Mais j'ai une dernière petite requête, afin que mon cœur retrouve sa paix habituelle.

« ... Est-ce qu'on peut le lui redonner ? »

Évidemment que non ! C'est toujours comme ça. S'il suffisait de replacer un cœur chez un mort pour le ramener à la vie... D'autant plus que Gretel quitte l'hôpital demain, une intervention de dernière minute va être compliquée à réaliser.

Je m'apprête à retirer ma question du tapis, quand Dorothée ouvre grands les yeux. Enfin un peu de subjectivité dans son visage.

« ... J'avoue que je ne sais pas, murmure-t-elle. Je ne sais plus trop où ils en sont, les médecins de l'Attrape-Cœur... Ils font des essais tout le temps, font des expériences tout le temps. Je ne saurais pas trop quoi t'affirmer... il faudrait que je voie. »

Ça résonne clairement comme un non catégorique, et son incertitude ne parvient pas à raviver un quelconque espoir en moi.

De toute façon, je n'aurai plus la force, ni l'envie de l'entretenir.

« Donc... Pas d'opération pour toi ? » insiste-t-elle.

Je secoue la tête :

« Non non. Je... Je préfère vivre avec ce que j'ai toujours été. Et ce que je serai, aussi. Gretel... C'est Gretel. Et ce n'est pas moi.

— Bien. »

Dorothée s'embarque immédiatement dans un long laïus, m'expliquant qu'il est toujours possible de revenir sur mes choix dans la soirée, qu'elle est prête à me prendre à n'importe quelle heure, du moment que ce n'est pas avant jeudi midi, où le cœur de Gretel sera désormais inutilisable. J'écoute sans noter, je sais désormais ce que je vais faire de moi, et cette projection me fait du bien.

Le silence retombe, cette séance tant redoutée est enfin terminée. Mes questions n'ont pas toutes trouvé réponses à leur pied, mais au moins, elles se sont tues, mon esprit a décidé de passer outre et de ne plus leur accorder une once de considération.

... Dire que c'est la dernière fois que je mets les pieds ici...

J'ai passé mon temps à fuir mes visites à l'Attrape-Cœur, je le sais. Mais bizarrement, maintenant que je dois le quitter certainement à tout jamais, j'ai le cœur lourd en nostalgie.

Dorothée me fait un grand sourire. Elle a du voir des centaines de clients partir, pour ne jamais revenir, elle aussi. Comme Gretel. Comme moi.

« Au revoir, Timothée. Tu es une bonne âme, ne t'en fais pas. »

Ces derniers mots appliquent un baume quelque part au fond de moi, un baume apaisant. Cette fois, c'est à mon tour de lui adresser mon plus grand sourire, et pour une fois, je peux assurer qu'il est sincère, et rempli d'une gratitude immense.

« Merci, Dorothée. Merci pour tout. »

Et, quand j'ai le dos tourné pour m'éloigner jusqu'à la porte, j'entends le petit calepin se faire griffonner, d'une main fébrile et habituée.

***

Finalement, je n'arrive pas si tard à la maison. Les parents m'accueillent normalement, Noah me salue sans se douter de rien, pensant que j'étais encore entre deux étagères de la bibliothèque durant tout ce temps.

Je crois que je ne me suis jamais senti aussi léger, il faut vraiment me cramponner au sol pour ne pas que je m'envole jusqu'au plafond. J'ai toujours la voix de Mamie Angèle qui me désapprouve, en me disant que je devrais réaliser le dernier désir de Gretel.

Son dernier désir, c'était de me voir heureux... Et c'est chose faite, à cette heure.

Et, quand je passe dans le salon...

... La montagne de magazines a disparu.

Je demeure là, cinq secondes, un peu abasourdi devant le vide nouveau à côté du canapé. Il n'y a plus la moindre revue. Le stylo bic est au sol. Je crois que le magazine Cérémonie a subi le même châtiment que ses camarades.

Ce n'est pas grand-chose... Et pourtant, j'ai l'impression que sa disparition signe et m'ouvre une nouvelle porte.

Je monte jusqu'à ma chambre. Elle est bien, ma chambre, j'avais oublié à quel point elle était reposante. Généralement, on se dit ça lorsque l'on quitte son foyer durant des mois et des mois, et que l'on reconsidère les lieux d'un œil changé de son voyage... Moi, mon voyage, il n'aura pas dépassé les frontières de ma ville, mais il a pénétré au plus profond de mon être.

Je me prends à espérer que chacun, au moment opportun, saura faire ce voyage à son tour.

Je me débarrasse sans scrupule des dernières potions, de toute façon elles m'étaient devenues impossibles à boire. Cependant, quand j'ai la boîte cubique dans les mains, je retiens ce même geste.

Le cœur de Gretel...

...Peut-être le glisserai-je quelque part, près de sa future sépulture, et qu'il s'envolera avec elle.

Mon père crie un « à table ! » dans l'escalier. Mon grand-frère se précipite à en faire trembler toute la maison. Je souris, je retrouve enfin mon quotidien, sans la moindre appréhension, sans le moindre doute lourd et dérangeant. Mon âme de Timothée Nottin me permet d'assez bien profiter de la vie, au final. Peut-être un peu différemment de Gretel, certes. Mais aucun même habit ne parvient à flatter tout une population entière, ni à la dénigrer, n'est-ce pas ?

Je prends le chemin vers le couloir, enveloppé d'une drôle d'euphorie.

Mais au moment où j'ai la main sur la poignée de ma chambre, mon téléphone sonne.

Un numéro masqué s'affiche à l'écran.

Je fronce les sourcils. Il est peut-être un peu tard pour répondre, d'autant plus que je dois aller dîner. Mais je n'écoute pas ma morale, et décroche.

« Allô ?

— Allô ? Vous êtes bien Timothée Nottin ? »

Je n'arrive à poser aucun nom sur cette voix. Certainement de la publicité, alors. Étrange qu'elle prenne le temps de masquer son numéro, simplement.

« Oui, c'est moi.

— Bonjour Timothée. Je suis Sabrina. De l'Attrape-Cœur. »

Elle rajoute :

« C'est au sujet de Gretel Hinston. »

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