Chapitre 20

Le soir-même, en rentrant, mes parents se sont étonnés de voir, à côté du buffet du salon, une caisse à outils et une pile de linge informe. Je ne sais pas si j'ai oublié ou si je n'avais tout simplement pas envie de les ranger, mais je les ai laissé là. Par chance, mes parents ne m'en ont pas trop voulu, et ont achevé eux-même la tâche qu'ils m'avaient pourtant confiée. J'aurais du le faire...

... Mais demain, je retourne à l'Attrape-Cœur.

L'information me scie l'estomac depuis plusieurs heures déjà, et c'est en ayant à peine grignoté que je déclare piteusement ne pas avoir faim, au dîner. Mon père a assuré que ce n'était absolument pas grave, ma mère a gardé un profond silence tout en faisant glisser ma part de gratin dans le plat, et quant à mon frère... Eh bien... Je ne me suis pas beaucoup concentré sur lui, à ce moment-là.

L'Attrape-Cœur. Selon la secrétaire, leur coutume est de changer de psychologue régulièrement pour un même patient. C'est étonnant, je me serai davantage attendu à ce que l'on habitue le patient à la présence d'un seul et unique médecin, qu'il apprendrait à connaître et à interpréter, pour ensuite s'ouvrir... Pourquoi un tel défilé ? Un manque de personnel ? Des demandes de certains clients, qui exigent d'avoir ce psychologue-là plutôt qu'un autre ? Remarquez, s'il existe des psychologues comme celui de mon premier rendez-vous, il est clair que personne ne veut le voir en peinture, celui-là.

Alors, qui aurai-je ? De quoi parlera-t-on ? Il ou elle voudra-t-il m'obliger à prendre le cœur de Gretel ?

Même le ventre vide et retourné, je parviens encore à avoir une énorme population de questions. Assis en tailleur entre mes draps blancs, je fais tourner sans y penser la boîte cubique dans ma main.

Est-ce que je regrette d'avoir bu les potions ? Certaines, oui. Je juge que j'aurais pu m'en passer... Et sur le moment, je ne m'en passe jamais. Suis-je vraiment devenu indépendant à la personne qu'était Gretel ? C'est plutôt effrayant...

D'un côté, cette nouvelle entrevue à l'Attrape-Cœur me permettra d'approfondir mes recherches. Peut-être que mon futur psychologue voudra bien lâcher quelques unes de ses informations ? Si seulement...

J'ouvre la petite boîte, je relis le petit mot, la petite carte de visite, et compte les flacons restant. Cinq. Cinq flacons, pour près de deux semaines. C'est si peu... Et si j'en manquais, comment ferai-je ? Et si j'avais un imprévu, un brutal obstacle, qui demanderait d'avoir une sixième potion ? Est-ce que l'Attrape-Cœur pourra me dépanner ? Est-ce qu'ils pourront me donner de quoi me ravitailler ?

Non, évidemment. Les potions ne sont, entre autre, que des échantillons du réel produit. Et le réel produit, c'est le cœur.

Est-ce que ça veut dire que vivre avec le cœur de Gretel ne serait pas aussi désagréable que je ne pourrais le présumer ?

Je soupire. Il faut vraiment que j'arrête avec cette question... Elle dépasse les barrières de ma logique, et tout ce qui se trouve au-delà de ces barrières-là est bien souvent hors de mon propre contrôle.

Je jette un regard à mon téléphone. Décidément, les gens continuent de chercher à me joindre... Un message de Mathias. J'éteins mon portable, je ne sais pas ce que je pourrais sortir d'intelligible ce soir.

Devrai-je boire une petite potion, histoire de me calmer ? C'est un nouveau non. Impossible, même : il ne me reste que cinq flacons... Mais les nuits sont de plus en plus courtes et remplies de tourments, et m'impactent davantage que s'il ne s'agissait que de quelques nuits où le sommeil était juste resté muet.

Dépité, je referme la boîte, puis la fais disparaître dans le tiroir de ma table de chevet. Je tire les draps, y insère mon corps, et j'éteins.

C'est le moment où toutes mes pensées et tous mes souvenirs se lèvent, et, sans même s'adonner à un quelconque rassemblement, puisque leur grand nombre suffit amplement à se faire valoir sans se retrouver, dansent et font la fête dans tous les coins de ma tête.

***

Toute cette histoire ne m'aide pas à démarrer la journée du bon pied, le lendemain. D'autant plus qu'aujourd'hui, étrangement, j'ai la voix de mamie Angèle dans la tête, comme une mauvaise musique qui ne passe pas.

Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ?

D'un côté, ces quelques mots me rassurent un peu : si j'ai pris ce rendez-vous, au moins, Gretel ne s'enfuira pas de ma conscience aussi facilement. Je vais pouvoir poursuivre mes enquêtes, comprendre pourquoi elle a commis un tel acte, ce qui s'est passé... J'ai toujours l'impression que quelque chose m'échappe.

Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ?

Absolument pas redondante, cette petite voix...

Je traverse les corridors du lycée sans les voir passer, plongé dans la foule profonde. Je débouche sur la cour, et un violent rayon de soleil m'éblouit. Je n'ai pas le temps de cligner les yeux plus de trois fois qu'une petite tape dans le dos me réveille. Comme de par magie, Mathias apparaît à mes côtés.

« Re, fait-il. La forme ? »

Il a des allures de coach sportif, parfois. Des allures de coach de basket.

Je détourne le regard, agacé. Pour avoir des idées fixes, parfois... Quitte à les détruire, j'essaie de les éloigner de moi, ces idées, mais elles reviennent au triple galop dès qu'elles se font un peu trop loin dans l'horizon.

Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ?

On se dirige vers les derniers bancs encore vides qui se font de plus en plus rares au fur et à mesure que les élèves sortent des bâtiments, et où Mathias se laisse tomber en un lourd soupir.

Sûrement pas un adepte du lundi matin, lui.

« Pouah ! Encore un contrôle de maths pour demain... Je suis en overdose. »

Mamie Angèle remonte dans mon esprit, à nouveau. L'apnée d'une pensée n'est décidément pas très développée, elles ne peuvent pas s'empêcher d'émerger à la surface sitôt traînée dans les abysses.

Je m'installe sur le banc. Il faut bien quelques minutes de râle de la part de Mathias pour que cette récréation soit complète et équilibrée.

« En plus, on a ce contrôle de géo, là, demain... »

Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ?

... Le contrôle de géo ?

« Hein ?! je lâche soudain. Quel contrôle ? »

Mathias se redresse soudain, comme si c'était lui qui ressentait la plus grosse piqûre de surprise de nous deux.

« Bah, le contrôle de géo... tu sais, sur le dernier chapitre, là... »

Je me remémore en effet qu'une page de mon agenda avait été dédicacée ainsi. Contrôle de géo. J'avais simplement oublié la date.

Malheur... Ingurgiter un chapitre entier de notions géographiques en une soirée est un challenge bien trop compliqué, je le sais parfaitement. De plus, mes notes sont vraiment justes, ces temps-ci... Comment vais-je encore pouvoir justifier ça à mes parents ?

Et surtout : comment vais-je pouvoir remonter de mes échecs, sans les potions de Gretel ?

Mon désespoir doit être tangible ; aussitôt, Mathias assure :

« Ne t'inquiète pas, il n'est vraiment pas très compliqué. De toute façon, la géo, c'est simple et logique.

— On n'a pas tous la même logique » je grince.

Entre les deux, je préférerai largement avoir un contrôle d'histoire. La géographie... il faut vraiment se baigner dedans pour pouvoir comprendre. Tandis que l'histoire, tu regardes le passé, tu regardes les évènements, leurs dates, et tu retiens.

C'est un peu bête, parfois, l'histoire.

Mais Mathias ne doit pas avoir cette même stupidité, puisque lui, il est plutôt de l'autre côté du champ de bataille :

« Mais non, ne t'en fais pas... je ne suis pourtant pas l'intelligence incarnée, et pourtant, j'y arrive !

— Je vais jamais y arriver...

— Mais si, arrête ! »

J'obtempère, mais lui comme moi savons qu'intérieurement, mes incertitudes continuent de faire feu.

Mathias m'observe, durant quelques secondes, puis soudain se penche vers son sac.

« Regarde, dit-il, tirant un classeur orange parmi ses semblables. Je vais essayer de t'expliquer, histoire que tu aies moins de choses à faire en rentrant. »

Je ne me sens vraiment pas d'un cours de géographie précipité. D'autant plus que mamie Angèle revient à la charge, accompagnée des images de l'Attrape-Cœur, et de ce fichu psychologue à la noix. Celui qui voulait tant que j'accepte le cœur de Gretel, quitte à me le planter lui-même d'un coup de poing dans le torse...

... Non, il faut que j'y arrive. Il faut que je reprenne mes notes scolaires en main.

Mathias ouvre son classeur, et se déplace jusqu'à l'intercalaire notée « géo ». Aussitôt, des feuilles de classeurs apparaissent, toutes empruntes de cette même écriture, de petites pattes de mouche dansant joyeusement entre les lignes. Je ne peux rien dire : j'ai presque la même. En un peu plus penché peut-être.

« Regarde, m'incite Mathias. Approche. »

J'opère. Je glisse sur le banc, et me penche sur son classeur.

« Regarde, répète-t-il. Tu reconnais cette carte ou pas ? »

Il a le doigt pointé sur ce genre de carte qui dénature totalement la surface de notre planète. Les pays y sont carrés, rectangulaires, se coagulent sans aucune harmonie comme une pyramide de boîtes de conserves au supermarché.

Ce qui, évidemment, me décourage encore plus.

J'essaie de me concentrer, cependant. J'essaie de retrouver les pays que je connais, de voir ce que cette carte peut bien décrire, si elle dégrade tel ou tel territoire, quels chiffres elle représente.

Mais qu'est-ce que j'ai fichu, durant ces derniers cours de géographie, pour ne pas me souvenir de cette première carte ?

« C'est une carte du poids démographique des pays, affirme Mathias. Tu comprends ? »

Non, je ne comprends pas.

Mathias essaie de m'expliquer, de m'expliquer ce que lui a compris. Mais je ne comprends toujours pas. En fait, je n'écoute pas, pourquoi je ne comprends pas, pourquoi je n'ai pas retenu ma leçon, pourquoi je suis comme ça, pourquoi je ne comprends pas ? Comment lui peut-il comprendre et pas moi, pourquoi lui a-t-il compris et retenu, est-ce qu'il m'explique vraiment dans ma langue natale, celle dans laquelle je nage depuis que je suis né, qu'il comprend et pas moi ? Pourquoi je ne comprends pas, en quoi suis-je si différent, pourquoi je suis comme ça, pourquoi je ne comprends pas alors que lui comprend, pourquoi n'est-il pas comme moi, pourquoi ne suis-je pas comme lui ?

Parce que tu ne seras jamais Mathias, Timothée.

Parce que tu seras Timothée pour toujours. Et quiconque d'autre.

Et brusquement, tout mon esprit se bloque.

Subitement je me dégage, je recule lentement sur le banc, effaré.

« Euh... Ça va ? »

Mathias m'envoie un regard, étonné.

« Je... Euh... »

Ce corps et cet esprit face à toi ne sont pas les tiens, ils ne le seront jamais.

Soudain, la cour me paraît trop grande, trop bruyante autour de moi. Il y a trop de monde, trop de monde que j'aurais pu être, et que finalement je ne suis pas. Sur toutes les combinaisons possibles, je suis tombé sur l'être de Timothée Nottin. Un seul être, contre tous les autres.

J'inspire profondément. Mon cœur s'affole, il crie à l'aide, au secours, que la peur est en train de le dévorer. Mais ne serait-ce pas plutôt à lui de m'aider ?

« Qu'est-ce qui se passe, Timothée ? »

Je ne sais pas, et j'aimerais bien savoir, j'aimerais bien comprendre.

Mais pour l'instant, je ne peux pas.

Les sourcils de Mathias se froncent de plus en plus au-dessus de ses yeux. Je ferme les paupières, incapable de soutenir sa surprise et sa perplexité plus longtemps.

« Tu ne te sens pas bien ? Tu veux que j'appelle quelqu'un ?

— Non ! »

Je m'arrache les yeux à les rouvrir. J'ai senti sa question autour de mon cou comme une potence.

Sous les yeux hébétés de Mathias, je m'explique maladroitement :

« Pardon, j'ai... je... Je suis fatigué, je crois.

— T'es sûr ? C'est pas à cause de...

— Oui, je suis sûr ! »

Même si je ne sais pas à quelle cause il songeait.

C'est bon, une espèce d'immunité me revient et m'entoure les sens, qui s'étaient sentis trop seuls et trop fragilisés devant cette marée d'autres sens, sûrement plus forts qu'eux. Mon cœur continue de battre, blessé et assommé de sa propre bataille, mais je crois bien que la peur a quitté le terrain, et est retournée se terrer quelque part au fin fond de moi-même.

Je remarque soudain la mine déçue de Mathias. Il a l'air plutôt déconfit, il range son classeur piteusement dans son sac.

La culpabilité me saisit soudain.

« Pardon, fais-je. Tu n'y es pour rien, j'ai juste eu... une petite frayeur. »

Mathias secoue la tête, l'air de dire que tout ceci est sans importance, mais la peine lui butine les yeux comme deux fleurs gorgées d'un ancien bonheur disparu.

Je m'apprête à m'étaler en excuse, et même de le prier de rouvrir son classeur pour continuer son cours qui avait plutôt bien commencé, mais la cloche m'interrompt. Mathias se lève prestement, replace sa capuche sur son front même s'il sait qu'il va l'ôter dans quelques secondes, et s'éloigne dans le torrent d'élèves.

Je me lève à mon tour, mais je ne peux pas le rattraper. Un énorme groupe me coupe la route, et emporte Mathias loin de moi.

Et tout ça, c'est de ma faute.

***

Je n'ai pas revu Mathias de la journée.

Ce n'est pas faute d'être dans la même classe, mais c'est rare qu'on tente de communiquer à travers la salle. Je ne parviens pas à savoir si je l'ai déçu, peiné, énervé, attristé. Mais de ce que j'ai observé durant les cours qui ont suivi... C'est qu'il avait l'air préoccupé.

De toute façon, il est rare que l'on se voie davantage en une journée... Mathias a des amis, de son côté, qui ne sont pas les miens. Et moi, j'ai une vie de mon côté, qui n'est pas la sienne.

N'empêche, j'atteins la maison avec l'impression d'avoir passé la plus horrible et la plus redoutable journée au monde.

Enfin, l'une des plus horribles, et l'une des plus redoutables, du moins.

Qu'est-ce qu'il m'est arrivé ? Pourquoi je me suis senti comme ça, d'un coup ? Ça ne m'était jamais arrivé, avant, si ?... Pourtant, nombre de gens m'ont déjà frôlé, accosté, fait une accolade, parlé... Et ce n'est que maintenant que je me rends compte que nous n'avons rien à voir, que jamais je ne pourrais être eux, ou même autre chose que moi.

... Peut-être qu'au final, être Timothée Nottin était une mauvaise idée.

Une très mauvaise, même. Et que Gretel s'en était aperçue, bien avant moi.

J'ai beau me battre et me débattre, il n'y a rien à faire : cette même question revient sur le tapis comme une retombée de poussières.

Un peu perdu, je détaille le hall qui est autour de moi. Puis soudain, je m'élance dans les escaliers, grimpe les marches, cours à travers le couloir et m'enferme dans la salle de bain.

Là. De l'autre côté du miroir.

C'est moi.

Je détaille ces traits que j'ai toujours connu, et que pourtant je ne parviens plus à reconnaître. Un petit front, des cheveux blancs en épis, des paupières laissant péniblement entrevoir des yeux bruns. C'est moi, c'est Timothée.

Et si je changeais mon cœur... serai-je toujours le même ?

Je pose ma main, pas très loin de mon poumon gauche, enfouis mes doigts dans le tissu. De l'autre côté de la vitre, au-dessus du lavabo, il fait pareil, mais lui ne tâte que son poumon droit.

Je le sens.

Mon cœur.

Il bat, tranquillement désormais, il s'est remis de la frayeur de ce matin. Néanmoins, je distingue toutes ces petites tensions qui rendent ses battements moins agréables, plus durs, plus forcés.

Le cœur de Gretel... comment battait-il ?

Saura-t-il se retrouver dans ma poitrine ? Saura-t-il nettoyer tous ces résidus qui se collent aux efforts de mon propre cœur, et alourdissent ses mouvements ?

Est-ce que je vivrai mieux, après ?

Pourtant, je vivais bien, avant... Pourquoi je n'y parviens soudainement plus ? Est-ce que le départ de Gretel m'a bouleversé à tout jamais ?

Tu n'aimerais pas l'oublier, n'est-ce pas ?

Non, jamais.

Gretel... Je... Je crois que je vais le prendre.

Gretel, je crois que je vais prendre ton cœur.

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