Chapitre 14
L'Attrape-cœur est un hôpital, dont l'unique fonction est d'opérer sur le cœur.
Jusqu'ici, le prospectus ne m'avait rien appris, ou presque.
L'Attrape-cœur se divise donc en deux secteurs d'activités : la greffe médicale physique et la greffe médicale psychique.
La greffe médicale physique est ce à quoi l'on pense en premier lorsque l'on parle de greffe : il s'agit de donner un cœur à un autre, car il ne pouvait plus vivre ou parce qu'il était mal formé. Il suffit d'en toucher un mot à son médecin, ou de l'écrire sur son testament, « mon cœur peut être utilisé à tout but curatif », et l'Attrape-Cœur se charge de tout.
La greffe médicale psychique, en revanche, et celle qui aurait pu m'intéresser, est la petite particularité de cet hôpital.
Bon, ça a été compliqué à comprendre, mais après de nombreuses recherches, l'Attrape-Cœur et ses divers scientifiques ont découvert qu'un cœur possédait les spécificités de notre esprit. Ainsi donc, on peut capturer l'essence même d'une âme dans un simple flacon, tout simplement en y entreposant un cœur.
C'est donc ce que Gretel a fait.
J'avais un mal de tête d'enfer, quand je me suis mis en route vers l'endroit où Noah avait chuté de son vélo, peu après que j'aie quitté l'Attrape-Cœur. J'ai finalement réussi à le trouver, aux confins de la ville, dans un petit fossé environnant un champ. « On peut dire que tu as pris ton temps ! » fut le seul commentaire qu'il tint sur mon retard. Quand je lui ai agrippé le poignet pour le remettre sur pied, quoi qu'il prétende, j'ai tout de même senti quelque chose d'étrange. Une petite traînée écarlate teintait son avant-bras, et s'est mise à saigner tandis que nous rentrions dans un grand silence. Quant à son vélo... Noah a tenté de m'expliquer le pourquoi du comment avec des termes très mécaniques et extrêmement précis, mais malgré ça je ne parviens toujours pas à comprendre comment il a pu recevoir un tel châtiment. Sa roue avant est manquante, perdue dans les ronces selon Noah, la courroie est cassée, même le guidon est gondolé, j'ignore comment il a fait ça, mais il a fait très fort. Bon, il est vrai que sur le moment, j'avais la tête à autre chose que de comprendre le fonctionnement d'un vélo.
Une fois arrivés, après avoir rapidement nettoyé ses plaies et blessures, et posé un bandage à son poignet, Noah s'est jeté sur l'ordinateur, et s'est empressé de commander un nouveau vélo. Et moi... Malgré mon mal de tête, j'ai tout de même voulu lire le prospectus. Je me suis enfermé dans ma chambre, et voilà ce que j'ai compris, après une bonne vingtaine de minutes de relecture.
Ça me paraît beaucoup trop irréel. Un tel business... je peux comprendre pourquoi la secrétaire a voulu garder ça secret. Toujours d'après le prospectus, ces interventions ont soigné énormément de graves dépressions, même des troubles mentaux. Les chiffres sont hallucinants, et pourtant, je n'ai jamais entendu parler de leurs traitements. J'espère que Gretel ne m'a pas pris pour l'un d'entre eux, ce serait vulgariser leur maladie.
Je ne peux pas m'empêcher de relire le prospectus, une énième fois. Les lettres blanches se détachent difficilement du fond rose, il me faut une certaine concentration pour parvenir à déchiffrer correctement ce texte qui ne tient pas debout.
Comment Gretel est-elle rentrée en contact avec un pareil institut ? J'ai cherché sur Internet, et l'hôpital de l'Attrape-Cœur ne figurait évidemment nulle part. Par le bouche à oreille, alors ? Impossible, cet endroit est si gardé... Il serait impossible de tomber dessus par pur hasard.
Mais comment cet hôpital parvient-il à avoir une telle affluence au niveau de sa clientèle si personne ne le connaît ?
Mon téléphone vibre dans ma poche. Je le sors, et découvre le message d'un numéro inconnu et masqué :
Bonjour Timothée Nottin, votre rendez-vous avec nos psychologues a été fixé pour le jeudi prochain. Veuillez vous présenter à l'hôpital de l'Attrape-Cœur à dix-sept heures précises, avec une preuve d'appartenance à notre clientèle. Bonne soirée.
Bonne soirée.
Mon attention accroche sur ces derniers mots. Avec sarcasme, je répète à mi-voix : « Bonne soirée. »
Comment croient-ils que ma soirée va se dérouler, après cette visite totalement dérisoire ?
Bonne soirée. Si seulement.
Dix-sept heures précises ? C'est une chance, c'est pile le jour où je termine à seize heures. Il faudra néanmoins me presser un peu pour arriver à l'heure, mais je peux largement y parvenir.
Je n'arrive toujours pas à comprendre ce dans quoi je me suis embarqué. Combien de temps va durer le rendez-vous ? Qui me parlera ? De quoi parlerai-je ? Pourquoi ai-je accepté, au juste ? Juste pour avoir plus d'informations sur cet endroit ? Le prospectus résume assez bien les activités de l'Attrape-Cœur, il me semble, je n'ai pas besoin d'en savoir plus. Quant aux aspirations de Gretel, eh bien, j'imagine que certaines choses se portent très bien dans l'ignorance, loins de mes connaissances.
Et comment dissimulerai-je ce rendez-vous aux yeux de ma famille ? Un rendez-vous de psychologue, ça dure combien de temps, généralement ? Une demi-heure ? Une heure ? Je n'en ai pas la moindre idée, et ça m'étonnerait que cet hôpital fasse comme tout le monde. Une recherche sur Internet ne m'apportera à nouveau pas grand-chose, j'imagine.
Je n'aurais clairement pas du accepter. Je me suis sûrement fourré dans un gigantesque pétrin.
Je soupire, puis me laisse tomber sur mon lit. Je porte mon téléphone à mes yeux, histoire de vérifier l'heure du rendez-vous... Mais le message a disparu.
Je demeure hébété durant quelques secondes, puis je décide que plus rien ne m'étonnera jamais, après cette soirée-là.
La voix de ma mère résonne, elle appelle à table. J'entends mon grand-frère lui répondre, une porte se claquer, et une grande précipitation dans les escaliers. La fatigue m'emplit aisément le ventre, et embue mes sens et ma faim. J'ai juste envie... de dormir, et d'essayer d'y voir plus clair le lendemain.
Je ne peux pas m'empêcher de jeter un dernier coup d'œil au prospectus. Je cligne des yeux, cherchant les lettres blanches, et je ne comprends qu'une bonne minute plus tard qu'elles ont disparu.
« Tout est éphémère », disait la vieille femme.
J'ai vraiment bien fait de forcer mon cerveau à lire ce charabia avant qu'il ne s'en aille, parce qu'un charabia, ça ne se lit qu'une fois. Après, ça devient un texte certes incompréhensible, mais normal.
***
Ce soir, c'est mon rendez-vous avec le psychologue. Ce lundi soir.
Une angoisse peut être bien plus efficace qu'un réveil-matin. Je me suis levé avec une longueur d'avance, je ne suis plus tellement sûr d'avoir pris mon petit-déjeuner, et je débute la journée sur un cours dont je me serais bien passé : un cours de Mme Bigre, qui a décidé de s'éloigner de sa matière pour nous parler de quelque chose qu'elle doit considérer aussi important que le français.
« Ça va venir vite, nous explique-t-elle, tandis qu'elle distribue des livrets colorés. Vous devriez déjà réfléchir à vos spécialisations. »
Penser à mon avenir me fait frémir. Un de ces livrets atterrit sur ma table. Il est bariolé de couleurs, de titres, de commentaires et de photos d'étudiants souriants. S'il ne tenait qu'à moi, je le rangerais, puis juste avant de quitter la classe, je le jetterais dans la corbeille. Mais évidemment, Mme Bigre ne s'arrête pas là, et commence à nous expliquer tout un tas de trucs, qui atteignent peut-être mes oreilles mais qu'elles rejettent instantanément.
Autour de moi, les gens lisent les livrets, écoutent la professeur, ou font même les deux en même temps. Moi, je n'arrive pas à réfléchir. Je suis tout bonnement incapable de me projeter dans quoi que ce soit. Incapable de me dépêtrer de mon présent. Qui sait, peut-être que ce même présent me tuera avant que je n'atteigne les décisions définitives d'orientation ?
Je tente de chasser cette sombre idée, et essaie de me concentrer davantage sur la voix de ma professeur principale, s'agitant avec son livret.
Peut-être que je pourrais me pencher dessus, une fois la tête reposée, une fois mon rendez-vous avec le psychologue passé. Je me renfrogne. Il faudrait vraiment que j'arrête d'y penser. Mon angoisse ne retirera rien à la réalité de la chose. J'ai beau me répéter ça en boucle, je ne m'en sors pas.
« Si vous avez la moindre question, n'hésitez surtout pas à les poser, déclare enfin Mme Bigre, reposant ce pauvre livret. Ou à vous renseigner, que ce soit avec Internet ou des élèves des niveaux supérieurs, qui seront sûrement ravis de vous répondre. »
Elle se délaisse enfin de cette histoire d'avenir et d'orientation, ce qui me détend un peu. Elle range son livret, je fais de même, quoiqu'avec un peu moins de précaution : je le jette dans mon sac sans lui accorder plus de regards.
Mais dès que je relève la tête, un nouvel inconvénient me tombe dessus : Mme Bigre nous pose un nouveau devoir. Explication poussée et des recherches profondes sur les différents genres littéraires. Ma mâchoire manque de se décrocher, et de dégringoler dans la rangée de tables. Je n'ai rarement été aussi rapidement convaincu par mon échec.
La journée passe, je rentre chez moi. Mes parents ne sont pas là. Noah me salue depuis le salon, il ne va pas à son cours de basket puisqu'il a le poignet invalide. Nos parents ont découvert le pot-aux-roses. Par chance, ils ne semblaient pas d'humeur à se mettre en colère. Cependant, si Noah avait refusé plus longtemps de se poser quoi que ce soit sur le poignet, les choses auraient pu s'incendier.
Le rendez-vous du psychologue est dans à peine une heure... Je me sens si tiraillé que j'ai l'impression que rien ne va pouvoir m'occuper. Je monte dans ma chambre, déverrouille mon téléphone, et je me rends compte tout à coup que ça fait des jours et des jours que je n'ai pas appelé les Hinston.
Bon, pas de nouvelles, bonnes nouvelles comme dirait Kirstie, je n'ai sûrement pas à m'inquiéter... Mais c'est cette même phrase qui fait passer sa fille pour vivante à ses yeux.
Peut-être a-t-elle réalisé que ce n'était plus le cas ?
J'hésite quelques instants, fixant du regard l'icône appeler de mon portable, puis finalement je me dis que je n'ai pas grand-chose d'autre à faire.
J'appelle.
Et, une dizaine de minutes plus tard, je raccroche.
Kirstie croit toujours que Gretel vit, qu'elle est en sécurité à l'hôpital. Je lui ai demandé si elle comptait aller la voir, elle a refusé catégoriquement, prétendant que sa voiture était toujours en panne, que l'hôpital était trop loin pour elle, qu'elle était très sensible aux microbes de là-bas, et que de toute façon, les infirmiers étaient en train d'œuvrer sur le cas de sa fille, donc mieux ne valait pas les déranger.
Elle est tout de même drôlement bornée. Je l'ai toujours connue sous ce trait de caractère têtu, c'est vrai, mais elle réfute complètement l'idée d'aller voir sa fille. Et je n'ai pas réellement le cœur à l'en changer d'avis.
Le cœur...
Je tire la boîte cubique de la poche de mon sweat, l'ouvre, et en sors le bocal.
Décidément, il me suit partout où je vais, ce cœur. Ce qui est une bonne chose, d'ailleurs. Le nombre de fois où j'ai du avoir recourt à ces petits flacons... L'idée de ne plus en avoir m'affole et m'angoisse au plus haut point. Il faudrait que j'en ai davantage...
... Ou que je me greffe ce cœur.
Non ! Je ne peux vraiment pas faire ça. Je ne dois plus y penser, je vivais très bien, avant, avec mon cœur à moi... Pourquoi m'en faudrait-il un autre ? Juste parce qu'on le présente sous mes yeux et que d'un coup, je juge mon cœur invalide ?
Transplanter un cœur... Ce n'est pas une opération anodine, et c'est même plutôt dangereux de jouer avec un tel organe. Et puis, ça m'étonnerait que mes parents me laissent faire n'importe quoi, comme ça. Si j'étais majeur, peut-être serais-je davantage libre de mon corps, mais d'ici-là, la date de péremption du cœur de Gretel sera largement dépassée.
Même s'il est vrai que Gretel était autant agréable pour elle-même que pour les autres...
Non, il faut arrêter d'envisager une solution impossible et répugnante. Même si j'aime beaucoup Gretel, et que ses potions me font beaucoup de bien...
J'ai vraiment de plus en plus de mal à m'opposer mentalement des arguments contre l'idée. Je quitte ma chambre, espérant que mes pensées ne me suivront pas dans le couloir. Je dévale les escaliers, et atterris dans le salon.
Noah s'y trouve toujours. Avachi dans le canapé, le téléphone dans sa main qui a triplé de volume à cause du bandage, je ne sais pas vraiment ce qu'il fait, mais ça n'a pas l'air de le passionner beaucoup.
« Tu appelais quelqu'un ? me questionne-t-il distraitement, sans lever les yeux de son téléphone. Je t'entendais parler.
— Les Hinston » réponds-je dans un soupir.
Je me laisse tomber dans le fauteuil à côté du canapé.
« Visiblement, cet appel était poignant et riche en péripéties » commente mon grand-frère.
Je ne réponds pas, et Noah ne semble pas vraiment tenir à une réponse quelconque. Il finit par éteindre l'écran de son téléphone, et le laisse tomber sur le canapé d'un air las.
« Tu le reçois quand, ton vélo ? » questionné-je.
Noah soupire :
« Mercredi. C'est beaucoup trop long. »
Je hoche distraitement la tête sans réellement approuver. Je regarde l'horloge du salon. Les minutes passent, et l'heure de mon rendez-vous approche à grands pas. Je me rends soudainement compte qu'il va être compliqué de quitter la maison sans que Noah le sache. Autant le prévenir.
« Tout à l'heure, je sors, déclaré-je.
— Ah ouais ? Quand ?
— Dix-huit heures moins vingt.
— C'est dans pas très longtemps... Tu vas où ? »
J'improvise :
« Chez un ami.
— Mathias ?
— Ouais. »
Mon frère lâche un petit rire :
« Eh bah, vous faites tout ensemble, décidément. »
Cette remarque me renfrogne. Car moi aussi, j'ai la désagréable impression que le temps que je passais avec Gretel commençait à être troqué avec celui de quelqu'un d'autre.
Et ce n'est pas forcément ce que je veux.
Je ne veux pas que Gretel s'en aille. Pourtant, ne suis-je pas clairement en train de la remplacer ?
Mon frère doit remarquer mon air sombre, puisqu'il me ramène sur le sujet principal :
« OK, d'accord. Tu rentres quand, tu penses ? »
Si je rentre, pensé-je amèrement.
Et si finalement, l'Attrape-Cœur était bien plus mesquin ? Et s'il me gardait, pour faire leurs expériences abracadabrantes ? Je ne pourrais ne pas rentrer avant des jours... Si je ne meurs pas là-bas.
Mais dans quoi me suis-je empêtré ?
« Euh... Je pense pour dix-neuf heures. »
Dans son message, l'Attrape-Cœur n'a précisé aucune heure de fin. Si l'heure se fait trop avancée, j'essaierai de poser mon véto, et de quitter le rendez-vous. J'essaierai.
Mon frère acquiesce mollement. La conversation est à présent close, et je ferai mieux de commencer à me préparer pour me mettre en route.
Bizarrement, j'ai envie de rester là. J'ai envie de toucher un mot à Noah de ce livret d'orientation qui doit être en train de dépérir dans mon sac, sûrement comprimé entre deux classeurs. J'ai envie de parler de cette histoire rocambolesque, qu'en vérité je ne vais pas du tout chez Mathias, que je m'apprête à voir un psychologue, et que je n'ai vraiment, vraiment pas envie d'y aller.
Puis je me dis que ce n'est peut-être pas le moment d'en parler.
J'ai le regard qui glisse vers le porte-revue, plein à craquer, comme à son habitude. Le moment de le vider doit être plus que proche. Sur le dessus de la pile, le magazine Cérémonie passe presque inaperçu.
Les sept étapes du deuil... la septième était une reconstruction, un on passe à autre chose. Mais plus le temps passe, et plus je me rends compte que je n'ai pas forcément envie d'atteindre cette ultime étape.
***
« M. Nottin ! Vous voici ! Votre rendez-vous va commencer. »
C'est une femme tout à fait différente de la première qui m'ouvre la miteuse porte de l'hôpital, et qui m'invite en un sourire éclatant dans le hall miséreux.
La femme me fait traverser l'entrée, et en à peine quelques secondes, je me retrouve dans le même décor que la dernière fois : cette énorme salle semblable à un grand magasin, ou à une grande gare, resplendissante d'un blanc éclatant, avec ses grandes lettres d'or qui descendent du plafond : L'Attrape-Cœur.
« Veuillez me suivre. »
Mon accompagnatrice commence à se faufiler habilement entre le ballet incessant de médecins. J'essaie de la suivre, mais j'ai plus l'impression de jouer des coudes et bousculer ces pauvres gens plutôt que de passer inaperçu. J'aperçois la même secrétaire, au même bureau, jouxtant comme la dernière fois entre l'ordinateur et ses appels téléphoniques. Sans doute qu'elle doit faire ça toute la journée.
Nous atteignons finalement les confins de la salle. De là, plusieurs coursives s'échappent, se tordent sur elles-mêmes, montent et descendent dans tous les sens. Des docteurs peuplent activement tous ces corridors et tous leurs carrefours, j'ai vraiment l'impression d'être à l'heure de pointe. Ma guide se tourne de temps en temps vers moi, histoire de voir si je ne me suis pas laissé emporter par cette marée de soignants.
On remonte des couloirs, tous toujours aussi blancs. On prend des escaliers, rayonnant de cette même couleur. Peu à peu, le nombre de médecins diminue autour de nous... Et peu à peu, mes inquiétudes et mon angoisse s'intensifient.
« Voilà, attendez là. »
Je manque de percuter mon accompagnatrice. Elle fait volte-face, et me désigne deux petits sièges, juste à côté d'une porte. Un petit panneau indique : 103.
Bon, j'imagine qu'il va me falloir patienter un peu...
Je tourne le dos une demi-seconde, et la femme a disparu. « Tout est éphémère », qu'elle disait, l'autre. Je ne savais pas que cet hôpital fonctionnait carrément sur cette devise.
Qu'est-ce qui m'attend, derrière cette porte ? Je n'ai même pas pu demander à celle qui m'a amenée ici combien de temps je m'apprête à dépenser et à remplir de propos sur moi, moi, moi. L'appréhension raidit mes doigts sur mes genoux, par peur qu'ils ne se dérobent.
Est-ce que je vais comprendre ce qui se passe, et ce qui s'est passé avec Gretel ? Est-ce que je vais regretter de comprendre ?
Quelle information va me faire basculer dans un vide profond ?
Je ne sais pas, je n'en sais rien.
Et plus les secondes passent, et plus cette ignorance me pèse.
« Timothée Nottin ? »
Je sursaute. La porte de la 103 s'était ouverte sans même que je ne l'entende. Désormais, une tête dépasse de l'embrasure, et est tournée vers moi. Je fais volte-face, mes yeux s'activent tout autour de ce visage et me rapportent trois choses : c'est un homme, il semble avoir la quarantaine passée, et il n'y a rien d'offensif dans le fond de ses prunelles.
Cependant, rien n'indique qu'une quelconque bienveillance y vit.
« Bonjour, monsieur Nottin. Entrez donc. »
Il me fait signe d'invitation, j'ai certainement du mettre trop de temps à réagir. Je me lève péniblement, et j'ai en effet la soudaine peur que mes genoux partent sans moi.
La 103 est une petite pièce, qui me rappelle désagréablement le bureau du proviseur ; des murs blancs — comment s'en douter ?—, une table basse, un fauteuil, et un grand canapé.
Il n'y a pas le moindre ornement. D'habitude, les soignants s'amusent toujours à accrocher des photos, des affiches sur telle ou telle maladie, ou même des dessins qui leur font plaisir. Ici, il n'y a même pas d'horloge. Les seules choses meublant et comblant un peu ce vide soigné, ce sont diverses fiches, étalées sur la table basse, ainsi qu'un téléphone noir. Cet étalage me fait déglutir.
L'homme s'avance, et se positionne devant le fauteuil. Je réalise que ma place est dans le canapé, placé légèrement en biais. Un canapé. Pour moi tout seul. À moins que ce ne soit une thérapie de groupe ? On m'en aurait prévenu... Et je n'aurais jamais signé.
« Installez-vous », me sourit l'homme.
Le vouvoiement ne me met pas vraiment à l'aise. Mes jambes grincent tandis qu'elles transportent le haut de mon corps jusqu'au canapé. Je m'y assois doucement. Il grince un peu, et sent le neuf. Chez certains, c'est une source de relaxation, mais chez moi, à nouveau, ça ne prend pas.
En plus, ce canapé est si grand... Dois-je en profiter, et prendre davantage de place ? Est-ce que c'est un signe de politesse ? Mais même en voulant être poli, je ne parviens pas à relâcher mes épaules, toutes serrées contre mes clavicules à m'en rentrer dans le cou.
Timothée, tu vas sûrement regretter ce dans quoi tu t'es embarqué.
L'homme — le psychologue, je suppose — s'est déjà désintéressé de moi. Il a repris ses fiches, les parcourt rapidement du regard, et pianote sur son smartphone à l'écran semblable à une goutte d'eau, ronde, lisse et parfaite. Je le regarde faire. C'est lui qui s'apprête à mener la danse, ici. Et moi, je vais essayer de suivre le rythme.
« Timothée Nottin. C'est bien vous. »
Le psychologue relève la tête. Pas une once de sympathie n'est apparue dans son regard entre temps.
« Nous avons donc trois semaines devant nous pour... discuter... de cette histoire, n'est-ce pas ? Nous allons nous voir souvent, vous et moi. »
Peut-on abandonner le suivi des psychologues en cours de route ? me prends-je à penser.
Au lieu de cela, je me contente d'hocher la tête d'un air entendu, alors que je me demande justement à chaque seconde si j'ai bien entendu ce qu'il vient de dire.
Le psychologue repart dans ses papiers. Il les soulève, les sonde du regard, puis enfin revient vers moi, les reposant pour de bon sur la table basse.
« Alors, Timothée. Vous savez pourquoi vous êtes là, pas vrai ? »
Je crois que je l'ai su.
Mais maintenant... C'est pour tout un fatras d'idées et de raisons farfelues, que je n'approuve soudainement plus du tout.
Néanmoins je hoche la tête silencieusement.
« ... Pourquoi ne voulez-vous pas reprendre le cœur de votre amie ? »
Je le dévisage, stupéfait.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il attaque le sujet aussi abruptement. Je n'ai jamais été chez un psychologue... peut-être que c'est comme ça partout, finalement. J'imagine que ma santé mentale doit être coursée par le temps, et qu'il n'a pas le temps de prendre la moindre précaution envers mon esprit.
« ... Euh... Je ne sais pas. »
L'homme hausse un sourcil. J'aurais fait de même, si j'avais été mon propre interlocuteur.
« Enfin, reprends-je, si, je sais, mais... C'est compliqué.
— On est là pour ça, me répond tranquillement l'homme. Je vous écoute, prenez tout votre temps. »
C'est déjà un peu plus chaleureux que tout à l'heure. Je me rends compte que je ne connais toujours pas ni son prénom, ni son nom. C'est perturbant.
Je me tasse davantage dans le canapé, il va finir par m'engloutir tout entier si je continue de me rapetisser ainsi.
Pourquoi je ne veux pas reprendre le cœur de Gretel ?
La raison me semble évidente, comme une barrière que je ne peux pas franchir, ni escalader, ni contourner ; cependant, je n'arrive pas à comprendre ce que cette barrière fiche ici, ni comment elle est arrivée là.
Et si je parviens à le comprendre, j'ai l'impression que mon opinion et mon choix sur la question vont changer drastiquement.
Hors de question que cela m'arrive.
Je secoue la tête :
« C'est... vraiment bizarre, de reprendre le cœur de son amie.
— Votre amie a fait justement ce beau sacrifice en votre honneur, la décision ne fait que vous revenir. »
Je relève la tête, un peu étourdi.
Et là, je comprends.
Cet homme-là n'est pas là pour me tranquilliser. Absolument pas.
Il est là pour que j'utilise leurs services.
Il est là pour me convaincre, pour me faire changer d'avis, pour pouvoir augmenter son nombre de clients sur leurs prospectus, pour expandre leur mérite et leur caisses, et absolument pas pour me rassurer et pour me renseigner.
Tous mes objectifs de cette séance s'écroulent, tous mes espoirs sur toutes les informations que j'aurais pu tirer, et laissent leur place à un unique et ultime but : celui de survivre à cette heure, et de conserver mes mêmes opinions qu'à l'arrivée.
Je ne peux pas prendre le cœur de Gretel.
« Une autre raison ? » poursuit le psychologue, croisant ses doigts sous son menton.
À part la plus simple et la plus stupide, le traditionnel « je ne veux pas », non, il ne me semble pas.
« Pourquoi elle a fait ça ? »
Je ne sais pas si le patient peut se permettre de poser des questions au psychologue, mais ma bouche se pare de cette audace et se lance. L'homme se redresse légèrement, signe qu'il ne s'attendait pas à ce que je contourne sa question par une autre question.
Il répète :
« Pourquoi Gretel Hinston a décidé de vous confier son cœur ? »
Sa mine songeuse me fait croire qu'il n'en a peut-être aucune idée. Après tout, il y a une myriade de médecins ici, pourquoi celui-ci en particulier se serait occupé du cas de Gretel ? J'aurais tout de même pu espérer qu'il sache quelques petites choses sur elle...
Il réfléchit, tapotant du bout de ses fins doigts son menton.
« Pour la raison que vous connaissez. Et pour la même raison que de nombreux clients, ici. »
Le prospectus me revient en mémoire. Les greffes de cœur psychiques. De nombreuses dépressions, soignées par ces incroyables services.
« Mais je ne suis pas en dépression, assuré-je. Pas du tout, même, je vais très bien. »
Ou, du moins, j'allais très bien.
« Pas assez bien aux yeux de Miss Hinston, visiblement, me contredit le psychologue. On trouve toujours plus heureux ou plus malheureux que soi. »
Je n'en doute pas un seul instant. Mais peu importe que ma liste de malheurs soit plus longue que celle de Gretel, elle n'atteignait pas ce point où il fallait recourir à de tels traitements... Ou alors, elle aurait pu me prévenir, on aurait pu en discuter, j'aurais évidemment refusé, et puis...
« Avez-vous bu les flacons ? »
Durant un instant, je le dévisage, interdit.
Quels flacons ?
Je me remémore soudain les douze petits flacons. Dont deux que j'ai cassés, d'ailleurs.
« Alors ? s'impatiente le psychologue. Vous en avez bu ?
— Je... Euh... Oui.
— Combien ? »
Combien ? Si on soutire les deux qui ont rendu l'âme dans mon sac... Il doit m'en rester quatre... ou cinq...
... Et je me rends compte que ça fait trop peu, pour quelqu'un qui s'obstine à décliner une greffe de cœur qui me donnerait ce même effet, mais permanent.
Je m'assombris. Le psychologue, lui, sourit. Il a du saisir la même chose que moi, et ça semble bien le satisfaire.
« Ça vous a donc plu », relève-t-il.
Je ne lui laisse pas le temps de m'affaiblir d'une autre question que j'attaque :
« Je dois payer la consultation ? »
Il est vrai que je suis venu sans rien. Aucun prix ne m'a été annoncé. Et, au risque de me répéter, je précise que je ne suis jamais allé voir de psychologue, et que je ne sais absolument pas combien ça coûte.
Le psychologue lâche un petit rire sarcastique :
« Vous ne devez rien, l'État paye votre cas. »
J'en reste abasourdi.
L'État ?!
Cet hôpital, qui reste dans l'ombre aux yeux du monde, est entièrement financé par l'État ? Mes parents investissent-ils sans le savoir dans ce genre de services méconnus ? Ça ne semble absolument pas déranger le psychologue, en tout cas.
Mais d'un côté, ça semble tomber sous le sens... Comment une si grosse entreprise peut-elle survivre dans le secret ? Tout simplement en étant gardée par une autre entreprise, plus grosse encore.
« Si vous avez tant bu de nos échantillons, pourquoi ne pas opter pour une greffe du cœur de Miss Hinston ? »
Je le coupe :
« Je ne veux pas. »
Même si ces potions-là me servent bien dans mes moments de bas... Et que l'idée d'en manquer me terrifie...
Suis-je devenu dépendant d'une espèce de drogue ?
« Que contiennent ces flacons ? » m'enquis-je.
Le psychologue a l'air de comprendre mon petit manège, et il n'a pas l'air d'apprécier. Il lève son indexe en l'air, d'un geste lourd en avertissement.
« Nous sommes ici pour parler de votre cas, monsieur Timothée Nottin. Nous n'avons déjà pas beaucoup de temps, alors ne le gâchez pas en sottises et en questions inutiles. »
J'entends inutiles comme synonyme de dérangeantes. Je n'ai le temps ni de contredire, ni d'acquiescer que soudain le psychologue dit :
« À présent, Timothée Nottin, je voudrais que vous fermiez les yeux... Et que vous vous imaginiez la présence du cœur de Gretel à la place du vôtre. »
À la place du mien ?
Jusqu'ici, j'ai toujours senti mon cœur, battre seul, et j'ai parfois réussi à sentir celui de Gretel battre à côté du mien ; mais jamais, au grand jamais celui de ma meilleure amie n'a battu tout seul, dans ma poitrine à moi.
Le psychologue m'incite du regard, je finis par fermer les paupières, avec la ferme intention de ne pas faire ce qu'il me demande.
... Même si, n'empêche, une partie de mon esprit a l'air plutôt partante pour connaître cette sensation. La sensation d'avoir le cœur de Gretel dans le torse.
« Vous sentiriez-vous... plus fort ? me demande le médecin. Plus habile ? »
Sûrement moins fort que si deux cœurs battaient en même temps, c'est certain.
Non, on avait dit que tu ne réfléchissais pas !
« Peut-être sentiriez-vous une partie de vous changée ? C'est normal, mais le changement peut apporter tant de choses... »
Il m'énerve. Il m'énerve, il m'énerve, il m'énerve.
De tous ceux que j'ai affronté : le proviseur ; mon prof de maths ; Señora Estarella ; mes parents ; Mathias ; les Hinston, aucun ne m'a paru aussi insupportable que cet homme-là. J'aurais préféré me défendre contre cette horde tout entière plutôt que d'essayer de m'affirmer face à ce psychologue, qui, comme un miroir, ne fait que me renvoyer l'inverse de ce que je veux, quitte à me faire croire ce que je ne veux pas.
« ... Peut-être que vous avez peur, mon jeune monsieur ?... »
Brusquement, j'ouvre les yeux.
Je les plante quelques secondes dans ceux du psychologue, puis, incapable de soutenir ce regard, je me lève brutalement.
Je m'en vais.
Je m'en vais, je m'en vais, je m'en vais.
Je ne veux plus jamais avoir affaire à cet homme, plus jamais.
Je quitte la pièce, je quitte la 103. Personne ne me retient, ou alors je ne le sens pas. Je remonte tout le couloir. J'ai le cœur qui bat, fort, trop fort. Cet autre abruti a réussi à l'affoler.
Il a réussi à lui faire croire qu'il allait bientôt être remplacé.
***
Je grimpe les marches du perron de ma maison, et je me calme enfin.
J'essaie de tourner la poignée, mais on dirait bien qu'elle est fermée. Mes parents ne doivent pas encore être rentrés, et, quant à mon frère, il doit encore être de sortie. Quelle heure est-il, d'ailleurs ? Combien de temps a duré ce rendez-vous ? Assez longtemps, du moins, pour me convaincre que je ne mettrai plus jamais les pieds là-bas.
Je me dirige dans le hall d'entrée. Je retire mes chaussures d'un geste furieux. Évidemment que je suis en colère contre ce psychologue, mais je le suis également un peu envers moi-même ; je n'arrive toujours pas à comprendre à quel moment ça a été une bonne idée, dans mon esprit, d'aller m'enfermer dans une petite pièce pour parler durant une demi-heure avec un inconnu. Rien que l'idée est absurde.
Au moins, ma famille n'est pas présente dans la maison, ce qui me laisse le loisir de claquer librement les portes sur mon passage, de fulminer sans avoir à dissimuler mon visage, et de donner un coup de pied rageur dans tout ce qui dépasse sur mon chemin.
Ça aussi, c'est absurde. Mais je ne peux pas m'empêcher de le faire quand-même.
« Est-ce que vous avez peur, mon jeune monsieur ? »
Je revois son regard vicieux, ses dents affûtées, beaucoup trop affûtées pour qu'elles appartiennent à un humain. Peut-être ai-je eu affaire à une créature surnaturelle ?
La colère me lâche soudain en plein vol. Une épaisse tristesse m'entoure le torse, comme une friandise trop grasse et trop collante. Je me laisse tomber sur mon lit.
Non, bien sûr que non, ce n'était pas un monstre... Quoiqu'on m'avait promis une réalité bien définie, et ce, depuis tout petit, et cette réalité-là, j'ai l'impression de l'affranchir toutes les secondes, depuis un mois...
Qu'est-ce qui va encore me tomber dessus ? Quelque chose, que j'ai toujours cru imaginaire, qui va imploser dans mon quotidien ?
Mon portable se met soudain à sonner dans mon sac. Je me penche, le saisis, et lis :
Bonjour Timothée Nottin, votre prochain rendez-vous avec nos psychologues a été fixé pour le mardi prochain. Veuillez vous présenter à l'hôpital de l'Attrape-Cœur à dix-huit heures précises, avec une preuve d'appartenance à notre clientèle. Bonne soirée.
Mon prochain rendez-vous ?...
Ils veulent me convier à un autre rendez-vous avec ce fou ?...
Non. Je n'irai pas. Tant pis, je n'irai pas. Je ne veux pas qu'ils me fassent changer d'avis. Je ne veux pas qu'ils m'influencent.
Je n'aurais plus jamais avoir affaire avec eux, plus jamais. Je vivrai avec mille et une questions, je m'en fiche, mais je ne veux plus jamais retourner là-bas.
Tant pis pour cette précieuse source d'informations. Tant pis pour le cœur, je ferai en sorte de me débrouiller.
Je me penche à nouveau par-dessus mon téléphone, mais le message s'est déjà effacé.
Tout est éphémère.
Comme mon contact avec cet hôpital.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top