Chapitre 10

« Ça fait quand-même deux semaines qu'elle n'est pas revenue en cours.

— Je sais, merci. »

Plus qu'un mois... plus qu'un mois...

Pour être tout à fait exhaustif, il ne reste que quelques jours avant que ça ne fasse deux semaines complètes. Deux semaines que je suis en possession du cœur de Gretel. Soit un mois avant qu'il ne meure, d'après le petit mot.

Un mois et demi, tout au plus, pour faire ton choix.

Et ça tombe bien, car je ne sais toujours pas quoi faire.

C'est le matin, et visiblement, le ciel se réveille aussi péniblement que nous. Les phares des voitures qui passent près de nous sont allumés, traversant l'espèce de brume qui s'est formée de la nuit précédente.

À côté de moi, Mathias secoue la tête :

« Elle a décidé de changer de lycée, c'est pas possible.

— On aurait été prévenu, quand-même.

— Parfois non. J'ai déjà été dans une classe où un élève est parti sans prévenir. Ça a l'air compliqué comme ça, mais c'est finalement assez simple, faire planer le doute et le mystère chez son entourage. Il suffit de ne pas en dire de trop, et de ne pas être clair. Ça fonctionne.»

Je hausse les épaules.

Un bus nous frôle et nous dépasse. Il est plein à craquer de lycéens et toutes sortes d'étudiants, debout, assis, s'entassant avec difficulté. Ça fait longtemps que je n'ai pas pris le bus pour me rendre au lycée. Je n'ai pas l'impression que ça me manque, bizarrement.

À côté de moi, Mathias suit l'autocar des yeux, quelques secondes.

Puis il s'illumine.

« Ça te dirait d'aller chez elle ? »

Chez qui ?

Je passe en revue les têtes présentes autour de nous, cherchant à comprendre à qui Mathias venait de faire allusion.

« Chez Gretel, abruti, se moque ce dernier, qui a visiblement suivi mon regard.

— Chez Gretel ? »

Je pile net.

Faire des versions différentes de l'histoire à mon entourage devient de plus en plus compliqué.

Je ne sais plus, à force, ce que je dois raconter, ce que je suis censé savoir et ce que je suis censé ignorer. Je ne dois pas cacher à mes parents la même chose qu'à Kirstie Hinston, au lycée, ou encore à Mathias.

Si un jour, les quatre se rencontrent dans une même pièce, je ne sais pas ce qu'il se passerait.

« Je... je ne crois pas que ce soit une bonne idée... » commencé-je, incertain.

Je n'ai aucun argument pour expliquer en quoi c'est une terrible idée, la pire de toutes celles qu'on pourrait avoir, mis à part la vérité, mais qui, pour le moment, me paraît inappropriée.

Cependant, Mathias ne semble pas saisir mon ton :

« Pourquoi pas ? Bon, à en croire mes hypothèses rudement bien menées, tu n'es peut-être plus le bienvenue chez elle. Mais moi, je pourrais y aller, et te dire ce qu'elle devient !

— Tu la connais au point de pouvoir t'inviter chez elle ? »

Il fait la moue.

« Il suffit de faire passer le traditionnel mensonge du « je viens pour les devoirs » pour qu'ils me fassent rentrer, non ?

— Tu ne pourrais pas lui envoyer un message ? » je hasarde.

Comme ça, au moins, elle ne lui répondrait pas, et il demeurerait là, sans avancement. Mais ça ne convient pas à Mathias, qui secoue la tête.

« Par message, c'est jamais très clair. Avoir la personne en face, c'est mieux. »

Il n'a pas tout à fait tort, ce qui ne m'arrange pas.

Il réfléchit.

« Hum. On termine tôt, demain, non ?

Demain ?! »

Il veut aller cher Gretel demain ?!

Si un mois ne me paraissait pas si lointain, demain est affreusement proche ! Ce projet-là est finalement bien plus concret dans la tête de Mathias que je ne le pensais.

Mais il ne peut pas se rendre là-bas.

Il ne peut pas sonner à la porte des Hinston, se présenter comme il peut, et essayer de voir Gretel.

D'ailleurs, je ne sais pas ce que les Hinston répondront à cette requête. Sûrement qu'elle est à l'hôpital, mais jamais ils ne la diront morte. N'empêche, cette information allégée n'a rien à faire dans les oreilles de Mathias.

Que pourrais-je prétexter ? Tout et rien à la fois. Qu'est-ce qui pourrait l'empêcher d'aller rendre visite à Gretel ?

« ... Gretel prend des cours de théâtre, ce jour-là, je finis par lâcher. Enfin, de mémoire. Ça va être compliqué de la trouver.

— Ah ouais. En effet. »

Au moins, il ingère le mensonge sans protester. Pour une fois.

Il retombe dans ses réflexions tout aussitôt. Je ménage mon imagination pour qu'elle soit prête à débiter les mensonges qu'il faudra pour dissuader Mathias d'aller rendre visite à Gretel.

« ... On pourrait y aller un autre jour », fait-il.

Je reviens immédiatement à la charge :

« Il faudrait peut-être que Gretel revienne en cours pour envisager quoi que ce soit. S'inviter chez elle sans lui demander... Enfin... C'est un peu bizarre, et plutôt intrusif. Et puis, si elle est vraiment malade...

— Mmpf... Tu as raison, mais ça devient compliqué, notre affaire. »

C'est peut-être le signe qu'il faut rebrousser le chemin, alors, pensé-je très, très fort.

Heureusement, les rues autour de nous commencent à se remplir de longues traînées de lycéens comme nous, signe que notre lycée n'est plus très loin. Rentrer en cours va pouvoir interrompre ses réflexions.

Quelle galère, tout de même.

Gretel a-t-elle songé à toutes ces petites choses qu'entraînerait sa soudaine mort ?

Je me demande ce à quoi Gretel a pensé, avant de mourir. Peut-être était-elle fière d'elle, peut-être était-elle en train de me détester du plus profond de son être.

Sacrifier sa vie ainsi... On pourrait presque en appeler ça du suicide.

Mon cœur fait un bond à cette idée.

Non, ce n'est pas du suicide. Bien sûr que non, c'en n'est pas.

En fait, je ne sais pas. Je n'ai jamais eu de penchant pour, heureusement, et je n'ai jamais eu l'idée que Gretel pourrait en avoir. Si on s'en tient au petit mot de sa main, ses motivations... étaient différentes des suicidaires habituels, est-ce que cette simple différence la change drastiquement de case ?

Quoiqu'il en soit, suicidée ou autre, Gretel n'est plus là.

Et j'ai encore du mal à saisir qu'elle l'ait fait pour moi.

Sûrement pour qu'elle fasse me rendre compte de ce que je suis.

J'ai une pensée furtive pour ma petite cousine Iris, encore et toujours, et pour ma mère, qui semble se faire beaucoup trop de soucis pour mon simple cas. C'est rapide, mais suffisant pour rajouter du poids à mon cœur et me renfrogner.

Finalement, la cloche vient interrompre tout autant les pensées de Mathias que les miennes. On se dirige sans un mot à travers la flopée d'élèves, convergeant vers les différents bâtiments. Il est compliqué de maintenir une conversation dans ces moments : généralement, la traversée de cette mer se fait en solitaire, car impossible à tenir à plusieurs.

Cours de maths. Je me souviens vaguement d'avoir bâclé les exercices que je devais rendre. Je me sens coupable cinq secondes, avant de rentrer en classe.

Toujours pas de Gretel sur ma gauche, je suis seul à ma table. L'image de son cœur me parvient, et bizarrement, me réconforte un peu.

Une copie atterrit soudain devant moi.

Timothée Nottin, indique une écriture bleue irrégulière dans la marge. Et de violents coups de stylo rouge : 5/20.

Je cligne des yeux.

La moitié de ma copie est ravagée par des traits écarlates. Le peu de réponses découlant des consignes ne sont désormais plus lisibles.

De toute façon, ai-je vraiment envie de les connaître et de me les remémorer ?

Je me rends même compte que j'ai fait un exercice sur deux. Il faut le faire, tout de même. Comment ai-je pu réaliser un truc pareil ?

Je lève la tête.

M. Starphe n'est déjà plus à ma table, il dépose une autre copie à la rangée voisine, mais il devait attendre mon regard puisqu'il l'intercepte immédiatement. Je lis dans ses yeux glaciaux qu'il est rempli de questions.

Impossible, ce ne peut être ma copie. Je ne suis peut-être pas un matheux, ni un fou d'algèbre, mais j'apprends suffisamment mes leçons pour recevoir un petit « bon travail » à chaque contrôle, et ce, dans toutes ls matières.

Là, il n'y a pas de « bon travail ». En vérité, je me demande même si c'en est un aux yeux de M. Starphe. À la place, il a marqué froidement « notions à revoir ».

Je sens mes oreilles fumer.

Puis je repose la copie.

Allons bon, on se trompe tous un jour. J'ai déjà eu quelques échecs de ce genre dans ma scolarité, et j'ai toujours su remonter.

La seule chose agaçante, dans cette histoire, c'est que cet échec fâcheux intervient durant cette période où je suis censé aller bien, et où tout est censé aller bien.

Récemment, mes parents me sont tombés dessus pour ce même sujet, sans que je n'ai prévu quoi que ce soit. J'ignorais avoir passé autant de contrôles et d'interrogations dernièrement. Les notes sont tombées, et à chacune, j'ai compris que je ne maîtrisais absolument pas le sujet demandé. Ça a du affoler mes parents, ces chiffres aussi bas. Mais j'ai affirmé que j'allais me rattraper, redresser la courbe... Mais là, je n'ai jamais eu aussi peu de points. Même que l'infirmière veut me voir d'ici quelques jours. Je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir lui dire.

Je repense sans transition aux sept étapes du magazine de ma mère. Toutes ces étapes de mal-être, de requestionnement, de tourments, de mauvaises humeurs. Je baisse les yeux sur ma copie.

Suis-je donc si prévisible que ça ? Suis-je prévisible au point de suivre à la perfection ce schéma, décrit par les scientifiques ?

Et c'est ainsi que je me retrouve, le soir-même, vingt-deux heures, à plancher sur mes cours d'histoire.

Évidemment, je n'ai pas du tout la tête à ça. Depuis tout à l'heure, mon regard oisif s'engage dans ce même circuit : se perdre sur les murs blancs de ma chambre, puis se nicher au plafond, pour ensuite glisser sur la fenêtre jusqu'au parquet, du parquet à mes chaussures, de mes chaussures à ce petit crayon qui traîne au pied de mon bureau depuis des semaines, et enfin revenir à mon cahier, et se rendre compte que je ne suis qu'à la première page.

C'est clair : je n'avance vraiment pas.

Pourtant, j'ai envie de réussir. J'ai l'ambition, mais ni la motivation, et encore moins la concentration. Qu'est-ce qui m'arrive ?

Quoiqu'il m'arrive, il faut que j'y arrive, moi. Il faut que j'ingurgite ce cours d'histoire, que j'avale les dates et digère les détails, afin de pouvoir les recracher d'ici quelques jours sur ma copie. Mes notes remonteraient, et mes parents me laisseraient tranquille. C'est surtout ça que je veux : qu'on me laisse seul. J'ai besoin de réfléchir, et ce n'est pas un suivi parental plus qu'appuyé qui va m'aider.

Je me détourne sur ma chaise vers le cadran de mon réveil. L'heure avance sans mes révisions. Elle n'a pas le temps d'attendre un garçon qui trouve ses murs plus intéressants que ses cours.

Moi non plus, je n'ai pas le temps de l'attendre, ce garçon-là.

Doucement, je me lève de ma chaise, traverse ma chambre, ouvre le tiroir de ma table de chevet et en tire la boîte cubique.

Bien sûr que j'hésite, évidemment que j'hésite. Je lorgne les douze flacons, dont seulement onze sont remplis désormais. J'hésite, j'hésite encore.

Et enfin, un second flacon vide rejoint le précédent.

Désolé Gretel, je ne devais peut-être pas les boire aussi vite. Mais j'ai besoin de ton esprit pour pouvoir me concentrer, ce soir.

***

Je sors d'histoire-géo, content de moi.

C'est si gratifiant, de ne faiblir face à aucune question lors d'un contrôle... Ma confiance a bien enflé, et je suis sûr que ce contrôle va me permettre de remonter ma moyenne que d'autres évaluations avaient descendue. Mes parents et tout le lycée vont pouvoir m'oublier, petit à petit. Oublier ce garçon qui, dit-on, aurait perdu quelqu'un.

Je me laisse porter par la cohue, de toute façon tout le monde se dirige vers la cour. Il est midi, temps de cantine.

« Hé, Timothée ! »

Je mets quelques secondes avant de percevoir que j'ai été appelé. Je me détourne, et vois le visage de Mathias, qui se découpe de la foule se pressant tout autour de moi.

Il se déplace toujours avec une telle aisance dans cet océan d'élèves que je finis par m'interroger. Il se dirige vers moi, à peine bousculé, sans perdre son axe. Il a sûrement moins d'élèves de son côté.

« Alors, ce contrôle d'histoire ? me questionne-t-il posément quand il arrive à ma hauteur. Tu le sens comment ?

— Plutôt bien.

— Cool. Moi, je suis nul en histoire, donc je pense que je me suis planté, et que je vais ramener une sale note à la maison. »

Il soupire, d'un soupir assez sonore pour englober et couvrir tous les bavardages environnants. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment il fait.

« On ne peut jamais vraiment savoir, je réponds. C'est toujours mystérieux, les contrôles.

— C'est vrai. Mais parfois... Il y a ce présage. Ce feeling. Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire. »

Ce feeling.

Ça me rappelle Noah et son goût pour les anglicismes. Quand il ne sort pas de vulgarités, il les troque contre des mots volés à l'anglais. Cette manie-là n'énerve que nos tantes et nos oncles, qui pensent que son français n'est pas assez riche pour avoir recours à d'autres langues. Parfois mon père, quand il est fatigué. Mais quant à ma mère, elle n'en dit rien : ça témoigne de son niveau d'anglais.

Ce feeling.

Le feeling que j'aurais du avoir, juste avant ce jeudi soir, juste avant ce rendez-vous avec Gretel. Que j'ai peut-être eu, finalement, sans m'en rendre compte.

Le feeling que j'ai peut-être, par rapport à toute cette histoire.

« Je crois que je vois. »

Mathias me sourit. Je remarque soudain que sa capuche noire pend sur ses deux épaules, laissant à la vision du monde une courte mais néanmoins importante quantité de cheveux châtains. J'imagine qu'il s'est déjà fait reprendre par les surveillants du lycée, pour avoir porté un couvre-chef à l'intérieur.

Je me demande simplement pourquoi il cache sa chevelure tout le temps.

« Tu manges avec nous ? »

Encore une fois, j'ai une seconde de latence avant de saisir la question.

Je répète :

« Avec vous ?

— Avec les autres. Thibault, Baptiste, Maxence... Enfin, tu les connais. »

Pas vraiment, en fait. Les noms sonnent familièrement à mes oreilles, j'ai du les entendre en classe sortir de la bouche de nos professeurs. Mais je serais bien incapable de poser un visage sur ces connaissances instables.

À vrai-dire, l'idée ne m'enchante pas trop. La solitude doit être bien moins bruyante qu'une tablée d'amis. En fait, je connais davantage la solitude que ces garçons-là. Et puis surtout, j'ai sûrement plus de sujets de conversation avec le silence lui-même qu'avec Thibault, Baptiste, Maxence, et tout ceux que je suis censé connaître.

« Je ne pense pas, finis-je par refuser. Je vais aller en permanence. Pour réviser le contrôle d'espagnol.

— Ah oui, le contrôle d'espagnol ! »

Je viens visiblement de rappeler à Mathias quelque chose d'assez ennuyeux. Il baisse le nez d'un air embêté.

Je relativise :

« Ça va, il reste plusieurs jours... J'aime juste prendre de l'avance. Je préfère être tranquille.

— J'aime l'être tout autant que toi, tu sais. J'avais juste oublié. Bon, eh bien, je pense que je vais prévenir les autres que mon passage au self sera bref. Il faut que je potasse aussi. »

Nous débouchons enfin dans le grand hall du bâtiment principal. C'est là que mon regard se perd dans l'un des corridors s'y échappant, et tombe sur la porte de l'infirmière.

Zut. Son rendez-vous.

« Hé, où tu vas ? fait Mathias, me voyant soudainement prendre une destination radicalement opposée. Tu ne viens pas manger ?

— Si si, j'assure instantanément. Je dois juste déposer... de la paperasse. »

Mathias hausse un sourcil. Il doit se poser la même question que moi : quel type de paperasse peut-on bien déposer à cette période de l'année ?

Mais il ne pousse pas les investigations plus loin. Il m'adresse un petit signe de la main :

« Bon, bah, à plus, alors. »

Juste avant que je ne m'enfuisse de nouveau, il me retient une dernière fois :

« Au fait ! Je voulais te proposer de manger un truc, samedi.

— Manger un truc ? »

Ça veut dire quoi, manger un truc ? Ça veut dire tout et son contraire, manger un truc.

Mathias précise sa pensée :

« Je ne sais pas, manger au McDonald, par exemple. C'est le plus cher que je puisse m'offrir, pour le moment. »

Quant à moi, il doit me rester de quoi me payer cinq menus. J'avais économisé pour nos fameuses petites sorties culinaires avec Gretel. En vain. J'ai un bon trente euros qui doit patienter dans mon porte-feuille.

L'heure tourne, et, tiraillé par ma ponctualité, je coupe court et me surprends à répondre :

« Pourquoi pas. »

Je ne savais pas que des mots, de simples mots, pouvaient avoir une si grande puissance : le visage de Mathias s'illumine.

« Cool, alors. Je t'en reparlerai. »

Et, sur ce, il se détourne, et, dès qu'il franchit les portes, je le vois remettre sa capuche en place sur ses cheveux.





Il a été difficile de prouver à l'infirmière que mes basses notes n'ont été qu'une courte passade, déjà plutôt lointaine, pas certainement liée avec la perte de quelqu'un, et il a été plus difficile encore de prouver que je n'étais pas en deuil et que je n'avais perdu personne. Mais c'est vrai que ce dernier point, je ne vois plus tellement l'intérêt de le défendre.

Même si l'infirmière m'a posé tout un tas de questions plutôt pointilleuses, j'ai toujours réussi à esquiver la question « qui as-tu perdu ? ». Dans ces cas-là, je peux toujours répondre qu'il s'agissait d'un vieux cousin avec lequel je m'entendais bien. De toute façon, parler de Gretel ne rimerait à rien : pour le lycée, elle est juste absente. D'ailleurs, je me demande ce que les Hinston prétendent pour la couvrir, pour justifier toutes ces journées manquées. Ça doit être la pagaille. Est-ce que le lycée se doute de quelque chose ? Une de ses élèves manque depuis deux semaines sans donner de nouvelles... Soit elle a déménagé, soit elle s'est perdue, soit elle a été kidnappée, soit elle est morte.

Manger un truc. Ça dure combien de temps, généralement ? Parce qu'avec Gretel, ça ne durait jamais ce que ça devait réellement durer. On voyait les clients venir puis partir, on voyait la même table se remplir au moins cinq fois sans que nous ne songions jamais à mettre le nez dehors. Puis après ça, généralement, il y avait la phase « on digère », où on trouvait une activité qui durait jusqu'à la tombée de la nuit.

Ça, c'était sûr que Gretel remplissait bien mon emploi du temps.

Mais est-ce que ça va être le cas avec Mathias ?

Ça serait certainement moins pire que si j'avais passé ce repas avec ces fameux Baptiste, Thibault, Maxence et tous les autres. Mais on peut rarement comparer une mort noyée à une mort guillotinée. Dans les deux cas, l'issue est inévitable.

J'ai du être habitué, à une époque, à rencontrer de nouvelles personnes. Puis je suis tombé sur Gretel, et je n'ai plus jugé utile de rencontrer qui que ce soit d'autre. J'ai perdu cette faculté, et maintenant, me revoici à la case départ, dépouillé.

Mais où, moi, Timothée Nottin, pourrais-je m'intégrer ? Pas dans le groupe sportif de Mathias, ça, j'en suis persuadé. Non pas que j'ai une haine envers le sport, disons que faire équipe dans ce type d'objectif commun ne m'inspire pas beaucoup.

Il y a bien d'autres personnes dans ma classe, et des tas d'autres dans le lycée. Mais la vision globale que je leur porte est formelle : aucun n'est formaté et conçu pour me suivre au quotidien comme Gretel, et moi je ne suis ni formaté ni conçu pour m'entourer de ces gens-là. Peut-être est-ce que je juge trop vite ? Je n'ai pas vraiment envie de le savoir.

En fait, je n'ai pas envie. Je n'ai pas envie d'aller oublier Gretel et m'oublier dans une autre amitié. Ça m'ennuie de devoir tout recommencer à zéro, de devoir poser des questions pour fonder un lien, des questions bêtes et pourtant dont les réponses feraient bien la différence.

« Tu ne voudrais pas l'oublier, n'est-ce pas ? » que disait ma grand-mère.

Et puis surtout, je ne veux pas laisser Gretel derrière moi. Je ne veux pas qu'une nouvelle personne s'assied à côté de moi en maths, qu'elle m'appelle à vingt-trois heures pour discuter, que l'on vive des aventures formidables. De toute façon, ces aventures formidables n'étaient vivables qu'avec Gretel, ça ne fait pas l'ombre d'un doute.

Mathias m'a dit qu'il m'en reparlerait plus tard, de cette fameuse sortie. Je peux tout à fait prétexter un soudain changement d'emploi du temps, comme une vieille tante de l'autre bout du pays qui apparaît subitement, et qui tient absolument à revoir toute la famille au complet. C'est malheureusement déjà arrivé, ce qui pourrait rajouter un peu de réalisme à mon mensonge.

Et pourtant... S'il y a bien une chose dont je n'ai pas envie, c'est de vivre un autre week-end comme celui que j'ai vécu, la semaine dernière. Je sais parfaitement que ce week-end là, je n'ai rien à faire, et que je ne ferai rien.

Alors, j'irai.

Et si on s'ennuie, au moins, Mathias comprendra que je n'ai rien d'intéressant, et qu'il ferait mieux de retourner avec Baptiste, Thibault, Maxence... et tous les autres.

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