Chapitre 3

« Señor Nottin ! »

Je sursaute.

Ma professeur d'espagnol se dessine devant moi, brisant mes songes. Elle pointe son stylo vers moi d'un air menaçant. Et tout le monde sait qu'un stylo dans les mains d'un professeur peut s'avérer être une arme redoutable, particulièrement quand ils en déposent des mots accusateurs dans les carnets de liaison.

« Quand j'interroge, vocifère-t-elle, on me répond ! »

Peu importe la dose d'efforts fournie par señora Estarella : ses mots sont toujours autant amochés. Avec elle, il nous arrive d'entendre de drôles de phrases, qui, littéralement traduites, devaient se faire bien mieux valoir de l'autre côté des Pyrénées. Généreuse, notre professeur d'espagnol n'hésite pas à chérir notre vocabulaire en jetant de pleines poignées de mots argotiques un peu partout. Et, à cet instant, la colère de la réussit pas : ses r avoisinent le ronronnement torride des moteurs de tondeuses à gazon, ceux qu'on entend au beau milieu d'un dimanche ensoleillé, que l'on peut trouver familier et apaisant... Ou terriblement agaçant.

Bien que je ne suis pas sûr de saisir tous ses mots, je comprends parfaitement ce qu'elle me reproche.

Señora Estarella poursuit :

« Aujourd'hui, j'ai rencontré une élève ayant des soucis avec le verbe prendre... le recopier, conjugué à toutes les personnes et à tous les temps de l'indicatif pourrait être intéressant, tu ne penses pas ? »

Elle tapote son menton du bout de son stylo d'un air faussement pensif, et détruit son effet : mal rebouché, le stylo colore sa fossette de bleu, sans même que sa propriétaire s'en aperçoive. Ce petit détail aurait déjà ravivé le sourire sur les joues de Gretel. Je me mords l'intérieur de la joue, espérant couper cette même envie.

« Pardon, fais-je. Je ne le referai plus. »

Elle a du me poser une question... que je n'avais pas écoutée, tout comme le restant du cours. Et la plus grande horreur de señora Estarella est de ne pas se faire écouter.

Mais sous un autre jour, ma professeur d'espagnol peut être gentille, et même parfois assez drôle. Simplement, me rappeler à l'ordre doit être dans ses devoirs, de même qu'écouter figure dans les miens.

Je ne suis pas un élève modèle, j'en ai parfaitement conscience. Enfin, je ne suis pas un cancre non plus. Disons que... je suis ce qu'il faut pour passer ces années scolaires tranquillement, sans recevoir les foudres de mes professeurs ni m'étendre dans des devoirs à n'en plus finir. Je joue cet équilibre depuis que je suis tout petit, entre le bon-pas trop mauvais, et le bon-excellent-brillant. Si je dois aller à l'école, autant que ça se passe bien, et ça fait bientôt dix ans que je respecte cette règle que j'ai acquise assez rapidement. Dix ans, et jusqu'ici, tout allait bien... jusqu'à ce que le proviseur m'invite dans son bureau, lundi dernier. Depuis, j'ai l'impression que la balance penche... Et pas du bon côté, j'en ai bien peur.

Devant mes excuses, señora Estarella se radoucit. Un sourire vient même réchauffer son visage.

« Très bien, señor Nottin. Simplement, sois plus attentif. »

J'acquiesce silencieusement. Quoi qu'il en soit, atteindre cet équilibre scolaire demande du travail ; ne pas se faire enquiquiner par l'école a un certain prix. Et je n'ai vraiment pas envie qu'elle furète dans mes affaires, surtout ces temps-ci.

Et pourtant, malgré cette lourde sentence en tête, dès que señora Estarella retourne à sa leçon du jour, mon attention bute hors du chemin, et s'enfuit à tire-d'ailes loin, trop loin pour que je ne puisse la rattraper de par moi-même.

Troisième jour de manqué pour Gretel, et il n'y a pas à dire : elle va vraiment avoir beaucoup de leçons à récupérer. Rien qu'à voir la pochette dans laquelle je range ses polycopiés, elle en fuirait ventre à terre. Même les professeurs, je pense, pourraient froncer les sourcils, « on donne tant de choses que cela, nous ? ». Il va falloir que je la vide... Ou que je redonne le tout à mon amie prochainement.

Parmi les nombreuses et diverses questions que je me pose continuellement (que s'est-il passé ce jeudi-là ? Juste avant notre rendez-vous ? D'où revenait-elle ?), l'une d'elle me demande quand Gretel reprendra-t-elle les cours.

Je me doute, malheureusement, qu'elle ne sera pas en mesure de retrouver la tornade qu'est l'école dès sa sortie de l'hôpital. Je n'ai pas rappelé les Hinston depuis hier, mais je ne suis malheureusement plus assez naïf pour espérer qu'une bonne fée se soit penchée sur le cas de Gretel, et ait guéri toutes ses blessures d'un coup de baguette magique.

D'autant plus que je la revois, sans cesse, débouler dans la ruelle, son visage livide, son haut constellé de taches ensanglantées nettes et qui arrachent l'œil...

Timothée...

Prends-le, et pars...

Il faut que j'arrête d'y penser. Parce qu'à chaque fois, je me maudis. Je me maudis d'avoir obéi ainsi, de ne pas l'avoir aidée tout de suite, autrement, ou de ne pas avoir appelé les ambulances sur-le-champ. Non, il a fallu que je parte, que je quitte la ruelle... que je fasse quelque chose, pour que ma conscience réintègre mon corps, et m'ordonne d'agir intelligemment.

Mais bon... Au moins, Gretel est vivante, c'est déjà ça de pris. La vie continue... Mais elle est quand-même plus lente sans elle.

Le cours finit par se conclure. Je range mes affaires machinalement, et m'apprête à quitter la salle quand señora Estarella m'interpelle à nouveau :

« Señor Nottin ! »

Je retiens un soupir d'agacement. Je l'aime bien malgré tout, ma professeur d'espagnol, mais disons que je n'ai pas vraiment envie de passer un quart d'heure avec elle à discuter de la conjugaison du verbe poner.

Mais n'ayant aucun prétexte valable (ni même aucun prétexte du tout, sans dégainer la sempiternelle flemme), je me détourne :

« Oui, señora ? »

Cette dernière se décale pour faire passer un groupe de filles qui terminaient paresseusement de ranger leurs cahiers tout en bavardant, puis se place devant moi.

« D'après le proviseur, tu n'es pas en très grande forme, je me trompe ? »

Rah, mais non, qu'est-ce qu'ils ont tous avec ça ? Mes mots de lundi dernier au proviseur n'ont-ils servi à rien ?

Gretel va bien. Ce soir, je vais appeler Kirstie, et elle me le confirmera à nouveau. Aux yeux du monde, elle continue d'être notée absente, manquante, malade, mais à aucun moment disparue à tout jamais.

« Non, dis-je en secouant la tête, je vais bien... »

Quelqu'un voulant au moins paraître convaincu aurait acquiescé, mais ce n'est pas le cas de señora Estarella. Elle penche la tête sur le côté d'un air songeur, celui qui amorce une suite d'idées plus ou moins farfelue.

« Ton amie... Señorita Hinston... »

Un frisson me parcourt soudain.

« ... Elle est absente depuis un petit bout de temps, pas vrai ? »

Depuis trop longtemps ! a envie de crier mon âme souffrante.

Je garde cette plainte pour moi, mais au fond, que dire ? Que Gretel est à l'hôpital ? Je ne connais pas moi-même ce dont elle souffre, ce qui la garde enchaînée à son lit de malade. Raconter des bobards à son sujet, très peu pour moi, je n'ai jamais été très fort dans ce domaine-là.

Je remue nerveusement ma salive au fond de ma bouche, mal à l'aise. La tache bleue sur son menton me déconcentre, m'enlevant un instant de moins pour réfléchir à une réponse sans paraître suspect.

Señora Estarella insiste :

« Ça doit faire une bonne semaine... hein ?

— Elle est absente depuis vendredi », je finis enfin par lâcher.

Ma professeur répète : vendredi. Dans sa bouche, ça sonne comme une date beaucoup trop révolue, des siècles lumières avant notre ère.

« Eh bé. Bientôt une semaine, en effet. »

De nouveau, prononcé par señora Estarella, ce une semaine laisse entendre un un an. Peut-être, me prends-je à penser, est-ce une erreur de traduction de sa part ?

Elle se met à toussoter :

« Elle a... hum... comment dit-on... la gripa...

— La grippe ? je devine. Oui, c'est ça. »

Autant continuer de faire véhiculer ce message. Même si cette couverture est un peu plus mitée par les jours qui passent.

De toute façon, ce soir, je demanderai à Kirstie ce que Gretel voudrait justifier comme absence auprès des autres. Tant pis si ça rentre peut-être en conflit avec ce que j'ai pu dire auparavant, je n'aurais normalement pas à tenir ces mensonges bien longtemps.

« Humm. La grippe, fait señora Estarella. Une sale maladie, hein ? »

Elle m'observe intensément. Qu'attend-t-elle de ses mots ? Qu'ils fassent grand effet sur moi ? Si c'est le cas, ça ne manque pas. Je commence à balbutier :

« Je... ça peut être pénible, oui... Mais elle est jeune, elle ne risque rien... »

Je revois Gretel et ses vêtements ensanglantés, son regard qui ne semblait plus rien abriter, sinon une lourde, lourde fatigue.

« Elle ne risque rien, je répète. Elle ne risque rien. »

Comment faire valoir ses mots sur un champ de bataille quand ils n'ont plus le moindre argument aux commandes ?

J'essaie d'accumuler rapidement toutes les petites preuves de mon quotidien qui me prouvent que Gretel ne l'a pas quitté. Toutes ces choses qui montrent qu'une pièce du puzzle, de mon puzzle, est certes manquante, mais qu'elle reviendra bientôt, et que l'image finale représentera ce que j'ai toujours vécu. Un beau soleil, finalement, même si je ne le considérais pas comme tel quand il était encore là.

Mais je n'arrive pas à me tranquilliser. Je n'arrive pas à contrer les raisonnements des autres, alors que pourtant, des arguments, j'en ai, ou du moins j'en avais. Pourquoi, devant les longs sourcils noirs de Senora Estarella, son regard d'orgeat et sa tache d'encre, je sens ma confiance se fragiliser ?

« ... De toute façon, énoncé-je, si jamais il lui arrivait malheur... Vous en seriez prévenu, non ?

— On l'espère, du moins. »

Je referme la bouche.

Et j'assiste, en premières loges, à la douloureuse capitulation de mon être face au désespoir.

Ai-je vraiment... tout perdu ? Alors qu'une seule et toute petite pièce est manquante ? Était-elle si importante ? Ou alors mon puzzle n'était-il qu'un vulgaire château de cartes, frêle et chétif, se reposant sur les autres avec fragilité?

Et dire que c'est une simple professeur d'espagnol, comme on peut en trouver partout, qui est l'auteur de tout ça...

Je ressers mon point autour de la lanière de mon sac, et sens l'air me manquer.

Señora Estarella doit finalement en avoir assez de ce cirque. Elle secoue la tête :

« Bon, tu ferais mieux d'aller prendre l'air, niño. Mais le proviseur te l'a dit lui-même : s'il y a quelque chose qui ne va pas, n'hésite pas, et manifeste-toi.

— ... Mais elle va bien... je murmure faiblement.

— Qui ça ? »

Je détourne la tête :

« Rien. »

***

« Eh bah, c'est pas la forme. »

Je suis assis sur un banc assez quelconque, aux limites de la cour.

Mathias ne plaisantait pas, donc, quand il jurait de « trouver la vérité », et sa première tentative de lundi dernier ne l'a absolument pas découragé. Malgré la foule dynamique de lycéens et la grandeur des lieux, il n'a eu aucun mal à me suivre. Visiblement, il essaie de discuter, pendant que moi j'essaie de lire, mais les deux ne sont pas forcément combinables. Tandis que je relis pour la quatrième fois l'envol du héros principal sur le dos de son aigle royal, Mathias joue avec un caillou du bout de sa semelle :

« Elle a l'air vraiment mal en point, ta p'tite dame. Ça fait une semaine.

— Six jours » je corrige entre mes dents.

Les mots de señora Estarella sont encore gravés au fer rouge dans mon esprit. Ils s'ancrent et prennent toute la place, sans que je ne puisse en voir d'autres. Ça ne m'aide pas à me concentrer sur ma lecture.

Mathias se lasse du caillou. Il lève les yeux vers le ciel cotonneux.

« Une rupture douloureuse, alors. Elle devait être sacrément attachée à toi.

— Dis-moi, tu ne traînes plus avec tes amis ?

— Dis-le tout de suite si je te fais chier. »

Je hausse les épaules :

« Tu n'es pas le genre de personne à côté de qui il faut être pour lire, c'est tout.

— Vous lisiez pas mal, Gretel et toi, je me trompe ? »

Qui ne l'aurait pas remarqué ? On profitait des journées de pluie pour s'enfermer au CDI. Il nous arrivait parfois d'aller nous amuser sur les ordinateurs, mais la plupart du temps, on s'enfonçait dans les fauteuils disséminés aux quatre coins de la pièce avec un livre dans les mains, et on ne se parlait plus jusqu'à ce que la sonnerie nous rappelle à nos rôles et à nos vies.

Depuis notre rentrée ici, on a eu du mal à faire perpétuer cette activité, quoiqu'on le faisait encore.

Ce temps-là me manque.

Je claque mon livre. Il reste cinq minutes avant la reprise des cours, ça ne sert à rien de vouloir poursuivre.

« Ah, commente Mathias, apercevant mon geste brusque. Une mort de personnage subite et déplaisante ?

— C'était au chapitre précédent, ça.

— Pff, que ce soit dans les livres ou dans les séries, ils font toujours mourir n'importe qui. Ou n'importe quoi. À croire que la mort est la seule réelle animation de nos vies...»

Je baisse les yeux.

Sous mes phalanges crispées, la couverture de mon livre est toute tordue : le serpent qui l'orne est difforme, et son œil est gondolé, bien plus globuleux qu'il ne l'est normalement.

Évoquer un tel sujet au détour d'une « conversation » comme celle-ci relève soit du miracle, soit du complot.

Dès que je rentre, je dois appeler Kirstie.

« Hé, ça va ? fait Mathias, se détachant enfin du ciel. T'as une drôle de tête.

— Fatigué.

— Bien sûr. C'est ta séparation avec Gretel qui te travaille encore ? »

Et le voilà reparti. La sonnerie vient finalement interrompre ses millions d'hypothèses sur le déroulement de notre rupture, hypothèses passant d'un je ne t'aime plus griffonné sur un bout de papier à une véritable déclaration au beau milieu d'un combat épique face à un titan démoniaque.

***

J'ai attendu tout le cours de français, j'ai attendu tout le cours de maths, j'ai attendu durant tout le trajet de retour en bus jusqu'à chez moi, j'ai même trouvé que je ne courais pas assez vite dans les escaliers.

Et pourtant, maintenant que j'ai le combiné dans la main, j'hésite.

Il y a des gens qui trouvent que la difficulté se situe dans le cœur même de la tâche : travailler, s'essouffler, vite retrouver ses forces pour persévérer, toujours plus.

Il y a des gens qui trouvent au contraire que la difficulté est dans le lancement : ce moment où l'on s'engage, où l'on franchit cette porte qui nous délivre ce message intimidant : « vous vous apprêtez à dépenser et sacrifier pour un projet dont vous pourriez être déçu. » Après tout, certaines convoitises sont bien plus sûres et bien plus agréables dans nos rêves, bercés par la chaleur des draps de votre lit, n'est-ce pas ?

Et quant à moi, à cet instant, je suis de cette dernière catégorie : ceux incapables d'achever leur projet, qu'ils aient sué eau et sang avant ou non. La cerise sur le gâteau — celle qui peut fragmenter toute votre belle pâtisserie.

J'inspire profondément.

Je me répète intérieurement, pour la centième fois, les mots de Kirstie : « Gretel va bien ».

Elle va bien. Elle va bien.

Elle va bien, et elle ne peut qu'aller mieux. N'est-ce pas ?

Tout ça, c'est de la faute de señora Estarella. Si elle voulait me faire sentir coupable après mon inattention, elle a bien réussi. Quant à Mathias... Bon, difficile de lui en vouloir. Je suis persuadé qu'il est le genre à marcher sur les mines d'un no man's land sans se sentir ni visé, ni en danger. En plus, il pense que Gretel est absente à cause d'un chagrin d'amour... Ce qui est certes stupide, mais qui au moins la considère toujours en vie.

Je ferais mieux de laisser de côté ma piètre journée, d'effacer les mots hachés par l'accent de señora Estarella, et de faire taire quelques instants toutes les questions qui trottent fébrilement dans ma tête comme dans un manège équestre. De toute façon, si je me penchais sur toutes ces petites choses jusqu'à aboutir de quoi m'apaiser et me satisfaire, je n'aurais probablement pas le temps d'appeler les Hinston ce soir.

J'inspire, et tape rapidement leur numéro.

Je n'écoute même pas ce que je me tue à croire d'être une aperception apeurée, et presse le rond vert, appeler. Je pourrais peut-être les enregistrer dans mes contacts, ce serait mille fois plus pratique que de sortir mon annulaire à chaque fois, ou de fouiller dans ma mémoire pour retrouver cette suite de nombres illogiques.

« Allô ? »

Un trac d'enfer me prend soudain d'assaut, et me tort vicieusement le ventre.

De toutes les représentations publiques par lesquelles je suis passé (de l'exposé devant le tableau d'ardoise au spectacles de fins d'années), jamais je n'ai eu un trac aussi puissant. Pourtant, quand je me produisais sur les planches habillé d'un sac-poubelle coloré tout en récitant mes deux répliques avant de disparaître de la scène jusqu'à la chanson finale, j'avais quelque cent regards sur moi, alors que là, personne ne me voit.

Mais à la différence, ici, je n'ai pas de texte.

« Je... Bonjour, c'est moi... Timothée... »

Ma voix mal à l'aise amplifie mon embarras.

Mais Kirstie n'en prend visiblement pas compte, puisqu'elle s'exclame joyeusement :

« Oh, Tim ! Comment vas-tu ? »

Ma gorge se détend légèrement. Si Gretel avait quoi que ce soit, Kirstie n'aurait certainement pas ce ton guilleret. Tout va bien, alors. Tout va bien.

Señora Estarella a cru quelque chose qui n'avait pas lieu d'être, et Mathias n'avait fait que sortir des bêtises. Ce qui, même en le connaissant peu, semble être un trait de caractère chez lui.

Tout va bien.

« Tout va bien, et toi ?

— Moi aussi ! Seulement, avec Kristof, on a eu une panne de voiture, c'était un enfer... »

Pendant qu'elle s'embarque dans son histoire, mes sourcils se froncent un peu plus à chaque détail, sans que je ne puisse réfréner leur envie de se retrouver pour s'étonner ensemble.

Pourquoi Kirstie me parle-t-elle de sa voiture ? Dans le genre bavarde, je ne savais pas qu'elle pouvait atteindre ce genre de sommet... Mais tous ces détails me sont-ils réellement destinés ? Dois-je vraiment être au courant de la taille du clou ayant perforé la chair du pneu ? De toutes les manœuvres qu'a du entreprendre Kristof, le mari de Kirstie, pour comprendre ce qui s'est passé ? Je ne suis que Timothée, un garçon de quinze ans, pas un ingénieur automobile... Et puis, Kirstie n'est pas stupide, elle sait que j'appelle aussi régulièrement pour une unique raison, qui doit être le centre de ses préoccupations actuellement, à elle aussi.

Quelque chose cloche.

Mais malgré tout ça, je me tais, et n'ose pas la déranger dans son récit. Après tout, peut-être qu'elle a passé la journée à s'inquiéter pour sa fille, et parler de cette panne automobile doit la tirer un peu de ses angoisses et libérer ses tensions.

« ... Du coup, ça va être compliqué de voir Gretel prochainement. »

La voix de Kirstie fait écho quelques secondes dans mon esprit vide, jusqu'à ce que je saisisse ce qu'elle vient de dire.

J'ai un frisson d'effroi, avant de me figer. Ou peut-être l'inverse.

« Ah... A-Ah bon ? »

Il est si loin que ça, l'hôpital ? Au point de ne pouvoir prendre que la voiture pour s'y rendre ? Je me rappelle que la maison de Gretel se situe aux frontières de notre ville, à la suite de ces sinueuses ruelles, au fond d'une impasse trompeuse. L'hôpital, lui, est à la lisière de la campagne, marque le début de la zone rurale, posé non loin de collines et de grands champs.

Oui, peut-être qu'il est un peu compliqué de se rendre jusqu'à l'hôpital, dans ces conditions.

« ... M-Mais... elle va bien ? »

Il y a soudain un grand silence.

Je déglutis péniblement. Aussitôt, les mots de señora Estarella reviennent à la charge dans mon esprit.

La voix de Kirstie me parvient :

« ... Tu sais, Timothée... »

Non, je ne sais pas, et je ne veux pas savoir. C'est bon, je vais raccrocher. Mon cœur va se décrocher, et dégringoler sur le parquet si je ne fais rien.

« ... Il ne faut jamais croire les infirmiers. »

J'ai le pouce à deux millimètres de l'écran, prêt à couper l'appel, mais ces mots font barrage à mon mouvement.

« Ni même les médecins en général, reprend Kirstie après cet instant insoutenable. Quand on est intelligent, rempli de connaissance et fortuné, on n'hésite pas à se jouer des autres. »

J'entends mon souffle ramener un long petit bruit, semblable à un bourdonnement nasillard de mouche.

Ça, c'est sûr, je ne m'attendais pas à ça.

Je récupère difficilement le contrôle de ma voix, et lâche faiblement :

« Je... De quoi ? »

Chez Kirstie, les vannes s'ouvrent brutalement, et ce n'est pas un torrent de tristesse, mais une cascade assourdissante de mépris qui dévale des tuyauteries.

Elle siffle :

« J'ai une sœur infirmière, et je suis persuadée qu'elle n'aurait jamais fait ça. Ces médecins en veulent après mon argent, j'en suis persuadée. »

Mais qu'est-ce que ça veut dire ?

Je bêle d'une voix blanche :

« Mais... Gretel...

— Gretel va bien, me coupe abruptement Kirstie. Elle va parfaitement bien, ce sont juste les médecins qui dégradent son cas. Il ne faut jamais les croire, Timothée, jamais. Je pense que je vais changer Gretel d'hôpital. »

Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire, surtout ? Qu'est-ce qu'elle a, Gretel ? Qu'est-ce que les médecins disent d'elle ? Je veux dire, qu'est-ce qu'ils essaient de faire croire aux Hinston ?

Je murmure faiblement :

« Mais qu'est-ce qu'elle a ? »

Cette fois, la voix de Kirstie se teinte d'une vive colère, parfaitement audible malgré le téléphone :

« Mais rien ! Elle va bien ! Elle est juste soignée par des incompétents, comme il y en a partout ! »

Un douloureux silence retombe. J'entends Kirstie reprendre son souffle, et la colère se dissipe un peu de l'autre côté du fil.

« Bon, je suis désolée, mais je dois m'occuper de notre voiture. Merci beaucoup pour ton appel, Timothée, tu es un ange. »

Elle raccroche.

Et là encore, même si j'avais très sérieusement envisagé de faire de même durant l'appel, j'ai envie de la rappeler.

Gretel, où es-tu ? Vraiment dans entre les mains de ces fous décrits par ta mère, ta chère maman ? Est-ce que tu es...

Je dépose mon portable à côté de moi, l'écran face au drap.

Puis brusquement, je me décompose.

Señora Estarella, Mathias, et enfin, Kirstie. Ils veulent tous te faire croire morte, Gretel.

Peut-être par maladresse parfois, sans vraiment le vouloir.

Mais sur moi, l'effet ne rate jamais.

Soudain, je bondis hors de mon lit. Je vole à mes chaussures, puis à mes clés, puis à la porte de ma chambre.

Il y a des fois où les informations qui nous parviennent sont trompeuses et déformées, le monde d'aujourd'hui comme celui d'hier peuvent tous deux confirmer sur ce point. Je crois bien être une des victimes de ces informations aux mille versions, sans qu'aucune ne paraissent compatibles avec sa voisine.

Et la seule solution pour y remédier, c'est de chercher l'information, et de la voir de mes propres yeux.

Si personne ne peut m'assurer que tu vis encore, Gretel, alors j'irai trouver la vérité par moi-même.

Et puis, au-delà de ça... J'ai besoin de te voir.

Dans le couloir, je manque de percuter Noah, sortant au même instant de la salle de bain. Ses cheveux sont encore légèrement humides, relevés en épis désordonnés tout autour de son front.

« Holà, fait-il, qu'est-ce qu'il se passe ? Il y a le feu ?

— Non, il faut que j'y aille.

— Où ça ?

— À l'hôpital. »

J'essaie de le contourner, mais il me fait barrage de son corps, et m'attrape par l'épaule.

« Pas si vite ! Comment ça, l'hôpital ?

— Lâche-moi, s'il te plaît, je souffle, exaspéré. Je t'expliquerai plus tard. »

Le ciel doit s'assombrir à vue d'œil, dehors, et je ne veux pas louper la dernière heure acceptable pour sortir.

J'essaie de me déjouer de l'emprise de mon frère, mais évidemment, il a sûrement du connaître des types plus costauds que moi.

« Mais qu'est-ce que tu vas faire à l'hôpital, toi ?

— Il faut que j'aille voir Gretel. Décale-toi !

Hein ? »

Il me maintient par le bras. Je le repousse, le repousse, mais rien n'y fait, son bras ne tressaillit même pas.

« S'il te plaît, pars !

— Tu sais parfaitement que si tu te barres comme ça, ça va chier à ton retour.

— Lâche-moi ! »

Son bras finit par me relâcher. Aussitôt, je m'élance à travers le couloir, quand soudain, j'entends une porte claquer, suivie d'une traînée de pas.

Ma mère.

Je retiens un regard furibond vers mon frère, que j'entends se rapprocher à grandes enjambées.

Bon, relativisons : après tout, peut-être que ma mère voudra bien m'emmener là-bas, au vu de l'urgence.

« Désolé Tim, déclare mon frère quand il arrive à ma hauteur, mais c'est vraiment pas une idée de génie d'aller là-bas.

D'aller où ? »

Ma mère apparaît au bout des escaliers, traînant avec peine ses nombreux sacs de travail.

Noah se tourne vers elle :

« À l'hôpital. »

Ma mère pâlit brusquement, et lâche immédiatement ses sacs.

« À l'hôpital ? s'affole-t-elle, se précipitant vers moi. Tu es malade ? »

Elle passe sa main sur mon front, à la recherche d'un ou deux degré en trop. Mais je secoue la tête, me dégageant de sa paume sèche et fébrile.

« Non, je dois aller voir Gretel. »

Ma mère perd définitivement toutes ses couleurs. Même sa bouche, arrondie de surprise, a perdu son éclat vermillon.

Un silence assourdissant et inattendu s'abat dans le couloir.

À côté de moi, Noah regarde fixement notre mère. Il doit attendre le débouché de cette conversation, la phrase qui décoincera ce silence, qui fera basculer la situation.

Je m'apprête à ajouter un « s'il te plaît », mais ma mère finit par se ressaisir. Elle remue faiblement les lèvres :

« Timothée... Je... »

Pour finalement se détourner vers mon frère, et déclarer d'un ton plus ou moins appuyé :

« Noah, peux-tu mettre la table, s'il te plaît ? »

Noah acquiesce. C'est bien la première fois que je le vois obéir sans rechigner ni protester quoi que ce soit. Ma mère se décale, et je vois disparaître mon frère dans les escaliers.

... Peut-être qu'en fin de compte, j'aurais préféré affronter mon frère dans un duel de corps à corps plutôt que ma mère et ses couleurs livides, dans un combat où les seules armes permises sont les mots.

« Timothée, viens avec moi. »

Je décolle difficilement mes pieds, ancrés dans la moquette, et la suis.

Nous traversons le couloir de l'étage. Je devine qu'elle veut m'emmener dans sa chambre, et bien qu'elle soit la pièce la plus reculée de la maison, jamais ce corridor ne m'avait paru aussi court. Quoi, nous avons déjà dépassé la salle de bain ? Ça signifie que la sentence est proche.

J'envoie des appels à l'aide à tout ce qui se trouve autour de moi, ces choses que je redécouvre, des petits tableaux ou les meubles, comme si je n'avais jamais habité en ces quatre murs. Je m'imagine buter sur la commode, m'avachir par terre, plaider ma douleur et ma mère accourir à mon secours, et qu'elle en oublie de me dire... ce qu'elle doit me dire.

Ce qu'elle doit me dire, je dois sûrement l'entendre également un jour, mais je ne veux pas. C'est ce genre d'invitation qui transpire d'une vérité que personne n'a envie de sentir. Elle repousse, on sait qu'elle nous emmènera dans un univers pas forcément agréable, et qu'on ne pourra jamais en ressortir. Qu'une fois qu'on aura compris... ou au moins su ce que l'on devait savoir, on s'en souviendra à jamais, et on devra traîner ça jusqu'à la fin de nos vies.

C'est bon, on atteint la fin du couloir. Ma mère s'arrête, puis ouvre la dernière porte : celle de sa chambre.

Je ne suis pas un exemple à suivre dans la personnalisation de chambre, mais je sais au moins de qui tenir : cette pièce aurait pu figurer dans les magazines de décoration dont ma grand-mère raffole. Rien n'a d'ombre, et rien ne réfléchit la lumière : tout est uni, sans pli, parfaitement droit, parfaitement calculé. Je sais que la chambre de deux adultes est rarement un lieu où ils passent beaucoup de temps... Mais je ne sais pas si je pourrais dormir dans un endroit si vide.

Et pourtant, ma mère me désigne le lit :

« Assieds-toi, Tim. »

Dès que je me pose, le lit, qui était lisse comme un miroir, se fragmente de plis, de creux et de bosses. On dirait la surface d'une planète irrégulière. Une planète où je n'ai clairement pas envie d'être.

Cette chambre suinte de cette chose que je ne connais pas, que mes parents connaissent, que je me dois de connaître mais que je renie.

L'espoir de me rendre à l'hôpital ce soir s'évapore définitivement.

Ma mère se tient au milieu de ce parquet uniforme et silencieux. Elle non plus n'a visiblement pas envie d'être là : ses couleurs ne sont toujours pas revenues, et les seules présentes sont si effacées qu'on pourrait la croire inanimée.

Elle commence :

« Je suis désolée, Timothée... Ton père ne serait pas du tout d'accord avec ce que je fais. »

Je la regarde sans réagir.

« Il veut absolument que tu découvres la vérité par toi-même, continue-t-elle, croisant ses mains nerveusement sur le bas de son ventre. Mais tu t'enfonces dans le mensonge... Et je ne veux pas qu'il t'arrive malheur... »

Sa voix se veut certainement douce, mais cette douceur-là, pincée d'angoisse, m'est terriblement amère : elle me soulève le cœur et me fait grimacer de douleur, comme du sel s'engouffrant dans une plaie larmoyante.

J'ai envie de me lever, de quitter la pièce. Mais je sais malheureusement que ce n'est pas raisonnable.

« ... Timothée... »

Elle me couvre d'un regard rempli de peine, peine que je ne mérite absolument pas, et dont je n'ai pas du tout besoin. Et pourtant, tout mon chagrin refoulé remonte subitement, pour accueillir comme il se doit cette pauvre peine, qui n'a alors nulle part où aller.

« ... Gretel est morte. »

Aussitôt je me redresse et je me cabre :

« C'est faux. »

Comment peut-elle savoir ? Comment pourrait-elle en savoir plus que moi, peut-être même plus que Kirstie ?

Et là encore, ma vision se brouille, mon cœur se tord.

« C'est faux, répété-je en secouant la tête. Gretel va bien, il faut que j'aille la voir à l'hôpi-

— Non, Tim. Gretel est morte. »

Adoucissant son ton plus encore, elle me demande :

« Tu ne te souviens pas des ambulances ? Tu te souviens de ce que t'avais dit cette dame ? On était là, tu te souviens, tu nous as appelé, nous l'avons vue-

— Et pourquoi ils l'auraient embarquée à l'hôpital, alors ?! je m'écrie. Elle n'est pas morte ! »

Ma mère semble m'expliquer, mais je ne comprends pas ce qu'elle dit. Mes propres mots m'écœurent, je ne pensais jamais pouvoir en sortir de tels un jour.

La voix de ma mère m'emporte dans une valse qui tourne bien trop vite, j'en ai le tournis, les larmes aux yeux, des palpitations dans le cœur. Je crois qu'elle m'appelle, mais je ne réponds pas, car ses phrases ne m'ont jamais été destinées. Je me détourne, cours à travers mon malaise pour gagner la porte, et quitter cet univers que je n'ai de toute façon jamais voulu connaître.

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