Chapitre 24
« Qu'est-ce qu'elle te disait, Amy, à propos de moi ? »
Je ris.
« Mais rien ! Elle ne m'a rien dit ! »
Nous quittons le lycée, Mathias et moi, et remontons les diverses rues de la ville. Il me harcèle de cette même question depuis que nous sommes partis de sa maison. J'ai beau lui répéter la même chose, il n'en démord pas, et ça me fait bien rire.
« Parle-moi plutôt de ta salle de bain, m'enquis-je. Comment était l'état des lieux ?
— J'ai entendu mon prénom, continue d'insister Mathias sans prendre le temps de m'écouter, et je sais qu'Amy adore parler de moi.
— Tu as du mal entendre.
— J'ai pour réputation d'avoir une ouï particulièrement développée, tu sais.
— Eh bien, tu as du entendre la conversation d'une maison voisine, alors.
— Pourquoi mes voisins parleraient de moi ?
— Pourquoi est-ce qu'Amy parlerait de toi ? »
Mathias finit par éclater de rire, vaincu.
Il me devance soudain sur le trottoir, puis m'adresse un petit signe de la main. C'est ici que nos chemins se séparent. Je le salue, et marque un temps d'arrêt, le regardant disparaître dans la rue voisine.
Il aime écouter ton cœur.
J'ai un petit sourire. Finalement, tout s'est bien déroulé... Et pour une fois, les mots que j'ai en tête ne sont pas désagréables. Je revois sans cesse Amy, qui me répète ça, encore et encore.
...Est-ce qu'il appréciera toujours autant l'écouter, lorsque mon opération sera faite ?
Aussitôt, tous mes soucis retombent, couvrent ma bonne humeur et m'alourdissent. Je jette un œil à mon téléphone, il ne me reste plus que deux heures avant l'ultime rendez-vous à l'Attrape-Cœur.
Je me remets en route, tourmenté.
À la maison, il n'y a personne, évidemment. Tant mieux, d'ailleurs, au moins, je pourrais quitter la maison sans semer la moindre suspicion.
J'essaie de me dire que ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Qu'une petite étape de ma vie, un peu douloureuse et un peu compliquée, mais qui l'améliorera drastiquement par la suite.
Je monte à l'étage, et m'installe sur mon lit.
Maintenant, je ne sais plus trop quoi faire pour m'occuper l'esprit. Toute la journée durant, les cours et les remarques de Mathias me permettaient de me tenir à distance de ce tourbillon de doutes, mais maintenant, il n'y a plus personne. Plus personne pour encaisser le silence à ma place, et le renvoyer loin, très loin.
Enfin, presque personne ; mon téléphone se met subitement à sonner.
Je le sors de mon sac de cours, plutôt surpris que quelqu'un puisse essayer de me joindre à une heure pareille. Ma surprise grandit quand je lis sur l'écran le nom de mon appelant : Papa.
Je ne peux pas m'empêcher de penser que ça sent mauvais, cet appel. De quelle tâche va-t-il encore m'affubler ?
Je regarde le téléphone vibrer quelques secondes dans ma main, l'écran ruisselant d'une jolie couleur plutôt apaisante. Finalement, je décroche, et pare mes oreilles de coussins imaginaires, conçus pour stopper les exclamations parentales.
« Allô, Tim ?
— Papa ? Qu'est-ce qui se passe ? »
À peine ma question posée qu'il la coupe :
« Tu n'es pas en cours ?
— Euh... Non...
— Est-ce que tu peux passer au supermarché ?
— Au supermarché ? »
J'essaie de m'étonner autour de diverses questions : mais vous n'y êtes pas allés hier, avec maman ? Mais c'est loin, le supermarché ! Pourquoi tu veux que j'aille là-bas ? Mais ma conscience parvient tout de même à me repêcher loin de ma curiosité, et à me jouer ces pensées sombres dont je veux me débarrasser depuis le début de cette journée.
Je ne peux pas avoir un esprit simple, voulant se poser des questions simples ?
« Vois-tu, j'ai oublié de prendre deux ou trois trucs la dernière fois, m'explique-t-il brièvement. Et j'en ai besoin, on a des invités, samedi. »
Oh... Je vois.
Ces anciens samedis, que je partageais avec Gretel avant...
Je porte soudain une main à mon cœur.
Bientôt, c'es le sien qui le remplacera.
Bientôt, je serai persuadé de ne plus jamais oublier nos joies, à tous les deux. Plus jamais.
***
Cinq minutes de marche et quinze de bus plus tard, j'arrive au supermarché. Bon, j'avais imaginé mieux, comme distraction. Mais plongé jusqu'au cou dans les clients et les divers rayons, mon appréhension ne pourra pas résister plus longtemps dans mon esprit. Il n'y aura plus de place, elle devra partir. Et très franchement, elle ne me manquera pas.
Il y a quand-même foule, pour un mercredi après-midi. Les collégiens et les primaires n'ayant plus de cours à ces heures-là, les parents en profitent pour les tirer dans les magasins, évitant ainsi les mers déchaînées des samedis où l'air y est irrespirable. Je peux comprendre.
Je ne peux pas m'empêcher de jeter un regard à ma montre toutes les deux minutes. Arriver en retard à mon rendez-vous avec l'Attrape-Cœur serait la pire des choses. Même si j'ai plusieurs heures de répit devant moi, j'ai peur de ne pas les voir passer, et que soudain, elles me déclarent en retard.
Oh, et j'ai encore oublié de boire une potion... Décidément, cette action ne m'est pas du tout automatique. Je le fais uniquement en cas de besoin, finalement. Et mon esprit ne doit pas en avoir besoin, à cet instant. Pourtant, je m'apprête à sceller mon avenir, et à vivre comme si j'avais ingurgité une somme suffisante de potion pour vivre comme Gretel jusqu'à la fin de ma vie... Est-ce que ça veut dire que je ne suis pas prêt ?
Arrête de dire ça, Timothée ! Tu as dit que tu le faisais, alors tu le fais !
Gretel l'a fait pour moi, c'était son dernier souhait, son ultime et dernier souhait, qui l'a d'ailleurs trainée jusqu'à sa mort... Et puis, ce que je suis ne convient pas à ce monde, ni à mon entourage. Quitte à changer mon entourage et à changer le monde, on m'offre l'occasion de changer ce que je suis.
Il faut que je cesse de douter. Ça ne fait qu'accentuer la douleur... et rend mon avenir incertain là où il est censé être parfaitement clair.
« Bonjour, Timothée. »
Une belle voix grave me tire de mes pensées. Ce genre de voix qui repose uniquement sur la poitrine, et semble faire vibrer les poumons de son propriétaire à chaque mot.
Je me détourne, une boîte de gâteaux apéritif dans la main.
C'est un grand homme qui me fait face, je lui arrive à peine au torse. Tout d'abord, j'aperçois une bouteille de lait, prisonnière de grandes mains, qui la tiennent avec autant de dignité que s'il s'agissait d'un sceptre. Je remonte le regard. De solides épaules soutiennent son grand visage, duquel pend une lourde barbe drue, qu'on avait nattée pour diminuer sa taille. Ses cheveux étaient ramenés en arrière, tenus serrés en une espèce de catogan.
Je manque de lâcher tous mes achats quand je le reconnais.
Cet homme... C'est Kristof.
C'est le père de Gretel.
Son regard bleu se plante au tréfonds de mon âme sans plus de difficulté, avec leur teinte et leur présence extrêmement similaires à celui de Gretel. Je me liquéfie sur place.
Puis je me rappelle qu'il m'a salué.
« Euh... Bonjour, Kristof. »
Autant je n'ai jamais eu aucun mal à appeler la mère de Gretel par son prénom, autant son père, j'ai toujours l'impression qu'un monsieur serait cent fois plus convenable. Il m'a déjà repris, pourtant, en me demandant gentiment de l'appeler par son prénom. C'est sûrement parce qu'il a toujours été très silencieux, sans pour autant être effacé de sa famille. Il avait un respect qui circulait par son silence. Un respect que l'on ne craint pas, mais que l'on met un point d'honneur à le mettre vigoureusement en rigueur.
On reste plantés là, tous les deux, à se regarder dans le blanc des yeux, l'un tenant une bouteille de lait et l'autre un carton de biscuits salés. Tout ce qui circule sur mes cordes vocales n'est que de l'air, un air aussi dubitatif et aussi embarrassé que ma personne.
Un petit sourire émerge du visage de Kristof Hinston.
« Comment vas-tu, Timothée ? »
Son ton est amical, sans aucune remontrance. À quand remonte mon dernier appel avec Kirstie, déjà ? À beaucoup trop longtemps, si je ne parviens pas à m'en souvenir. Je distingue tout de même sur ses joues barbues de lourdes cernes bleues qu'il ne détenait pas avant. Inutile de s'interroger sur leur présence.
« Je... Bien, et vou- toi ? »
Il acquiesce doucement.
Autour de lui, l'effervescence des magasins semble avoir légèrement diminué d'intensité. Les caddies s'agitent avec plus de douceur, les enfants se font moins bruyants, tout semble plus harmonieux et plus paisible.
Nous ne mouvons toujours pas. Mal à l'aise, sentant que la balle est dans mon camp et n'attend que d'être servie, je questionne :
« Et Kirstie ? Comment va-t-elle ? »
La réponse me surprend :
« Moins bien. »
Ses yeux se voilent soudain d'une mélancolie, pourtant assez fine et discrète, comme ce petit grain de sel que l'on saupoudre avec minutie sur la préparation, mais qui fait quand-même toute la différence.
Je penche la tête sur le côté :
« Comment ça ? »
Kristof se racle la gorge.
Brusquement, je me souviens qu'ils ne sont pas censés savoir que leur fille est morte. Jusqu'à présent, ils la croyaient vivante, dans son hôpital, patientant les soins nécessaires des infirmiers.
Et j'ai l'impression que cette couverture a bien fini par mourir.
« Je ne sais pas si tu es au courant pour Gretel... finit-il par souffler. Enfin, la vérité...Pas ce que moi et Kirstie avons cru durant des semaines et des semaines. »
J'ai soudain la gorge qui se noue.
Je le savais, évidemment que je suis au courant. Et j'ai préféré les laisser dériver dans leur mensonge, loin de tout.
Mais que répondre ? Dire que cela fait plusieurs semaines que je sais, sans avoir eu l'intention de les raisonner dans leur mensonge ? Ou alors, mimer le désespoir et la détresse, et pâlir à m'en évanouir ?
Cette dernière option me paraît impossible, mon jeu d'acteur étant trop mauvais, et je n'ai pas le cœur à m'apitoyer sur quoi que ce soit d'autre qui me chagrine réellement.
Alors, je souffle à mon tour :
« Oui, je sais... J'ai cru comprendre... Mes sincères condoléances. »
Kristof balaie mes politesses d'un revers de main :
« Pas de ce genre de formulation. Tu vis — ou tu as vécu— tout ceci tout autant que moi. Ou tout autant que Kirstie.
— Pardon. C'est que... j'aurais peut-être du vous en parler.
— Non. Nous sommes grands, mais nous n'avons pas eu la sagesse d'accepter. Tu n'as aucun reproche à te faire, mon garçon. »
Alors, ils ont fait comme moi. Ils avaient l'évidence sous les yeux, mais malgré tout, ils ont continué à nier, nier, encore et encore, sans jamais s'arrêter. Comment se sont-ils finalement dépêtrés du mensonge, ça, ça reste un mystère, que j'ai plutôt envie d'éluder pour le moment.
Ma gorge se décontracte légèrement. Kristof est parvenu à me détendre un petit peu.
Il poursuit :
« Quant à Kirstie... Elle ne veut rien entendre. Elle pense que Gretel est toujours là, en vie, elle en devient obsédée. Je suis désolé si elle t'a fait croire notre mensonge un peu trop longtemps, Timothée.
— Ce n'est rien.
— Elle refuse d'organiser un quelconque enterrement, puisqu'elle est persuadée que Gretel est encore là. Mais ce n'est pas comme cela qu'on honore les morts. Je sais que Kirstie n'est pas dans son état normal, mais je ne peux décemment pas insulter ma fille en la laissant dans son lit d'hôpital. Je veux une sépulture digne de ma fille. Tu y seras convié, bien entendu — à moins que ce ne soit trop dur à tes yeux, ce que je peux comprendre. »
Je réponds par la négative.
Il y a quelques temps encore, je me croyais définitivement incapable de me rendre à une quelconque cérémonie en l'honneur de Gretel. Mais désormais, c'est l'inverse qui teinte mon opinion : il est hors de question que je ne sois pas présent lors de son enterrement.
Bien que je sois l'une des principales raisons de sa mort.
Kristof soupire :
« Un arrêt cardiaque, à son âge... C'est un véritable châtiment. J'espère que ça ne t'a pas trop angoissé, Timothée, de voir ça. »
Un arrêt cardiaque ?
Je manque de me trahir durant quelques secondes, quand je me souviens de Dorothée, qui, dans ma salve de questions, m'avait répondu que l'Attrape-Cœur gérait entièrement sa couverture. Ils n'ont pas perdu de temps, c'est le moins que l'on puisse dire.
« ... C'est pour ça que Gretel quittera l'hôpital demain. »
La nouvelle me laisse coi.
Demain.
Avant que Kristof ne me dise ça, il est vrai que je ne savais pas réellement où se situait Gretel dans l'espace. Son esprit était un peu tout le temps avec moi, grâce à son cœur, grâce à ses potions. Mais son corps demeurait bel et bien dans l'hôpital de la ville, n'attendant que de disparaître sous terre.
Demain. Quelle ironie, ce même jour, on m'opérera pour me planter à tout jamais la raison du décès de Gretel dans la poitrine.
Je dissimule un douloureux frisson au regard aiguisé de Kristof.
Même si je ne m'apprêtais pas à saluer son corps une dernière fois avant son départ de l'hôpital, savoir que son enveloppe charnelle va bientôt être définitivement enterrée me donne une drôle de sensation dans la bouche.
Je vais devoir m'y faire.
« La situation est compliquée, reprend Kristof, mais il faut rester brave. Kirstie va finir par sortir de sa folie, et nous allons accepter ce tournant de la vie. Ne t'inquiète pas pour ça, Timothée. »
Le silence retombe. Je me rends compte que Kristof possède toujours sa bouteille de lait dans ses grandes mains, et moi ma boîte de gâteaux.
Si j'avais su que j'allais avoir pareille révélation dans cette journée...
Mon cœur se serre. Ce cœur-là, que je vais bientôt changer.
Kristof me salue, m'expliquant qu'il doit finir ses courses, et s'occuper de toute la paperasse de l'hôpital. Il me souhaite une bonne journée, me conseille vivement de manger ces gâteaux apéritifs que je m'apprête à acheter pour remédier à ma soudaine maigreur, il s'éloigne.
Et brusquement, cette sensation de manque refait surface.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top