Chapitre 21

« Parfait, M. Nottin. Attendez ici, s'il vous plaît, votre psychologue ne va pas tarder à vous prendre. »

Je m'assois sur ces mêmes petits sièges, juste à côté de la salle 103. À nouveau, mon accompagnatrice se volatilise, et je deviens le seul habitant de ce couloir.

Un miracle que je me sois souvenu des dates du rendez-vous, de ce message que j'avais tant renié.

Revoir ce psychologue était dans mes dernières envies, et capituler face à lui me répugne. Simplement, je suis obligé de passer par cette case-là. Je ne sais pas quel autre chemin prendre, pour communiquer ma décision toute fraîche.

Oui, peut-être me regardera-t-il de son air satisfait, et se dira qu'à nouveau, il a fait un bon travail ; qu'à nouveau, il a réussi à convaincre ses clients à changer de cœur.

Et oui, je fais partie de ces clients-là.

Je laisse reposer mon dos contre le dossier de plastique.

Ce matin, comme d'habitude, j'ai croisé Mathias sur le trottoir, dans une joviale humeur. Je me suis encore excusé pour la veille, et il a secoué la tête :

« Je n'étais ni vexé, ni en colère. Je pensais simplement que tu voulais te retrouver seul. J'étais juste... Un peu inquiet, parce que tu étais vraiment... Terrorisé. »

Sacré Mathias. Il doit vraiment commencer à me prendre pour un fou, une espèce à part, loin de cette civilisation dans laquelle il a grandi — et dans laquelle j'ai grandi également, étonnamment. Mais désormais, plus jamais je ne causerai la moindre inquiétude, puisque je vivrai avec l'âme de Gretel, l'âme de la joyeuse et rigolote Gretel. Et non plus avec l'âme de ce vieux Timothée, tout morne et tout gris.

« Timothée Nottin ? »

Je bascule la tête. La porte de la 103 est ouverte.

... Ce n'est pas un homme ?

Une silhouette est postée à l'entrée de la 103, les mains croisées, un doux regard posé sur moi.

Ce n'est pas le psychologue de la 103.

Je cligne des yeux.

La femme qui vient de sortir est toute petite, et a la peau sur les os. Une longue tresse argentée dévale son dos bossu. Son regard vert illuminé par une grande vivacité d'esprit me rappelle quelque chose.

Il me faut plusieurs secondes pour la reconnaître.

C'est celle qui m'a ouvert la porte, pour la première fois, à l'Hôpital de l'Attrape-Cœur ! Celle qui m'a offert ce prospectus explicatif !

« Approche, mon garçon, entre. »

Le tutoiement me heurte. Jusqu'ici, on m'avait toujours pris pour quelqu'un bien au-delà de mon âge, et on me l'avait toujours fait savoir par un vouvoiement bien frappé.

Sonné, je me lève, et suis la femme à l'intérieur de la pièce. En revanche, celle-ci n'a pas changé. Toujours ce fauteuil, toujours cette table basse... et toujours ce canapé, mille fois trop long et mille fois trop grand pour ma simple personne.

« Installe-toi » m'indique-t-elle avec un sourire.

Je m'assois prudemment dans le canapé, et elle dans le fauteuil. Cette fois, pas une flopée de papiers sur la table, ni même le moindre gadget futuriste, simplement un petit calepin aux pages déjà parcourues d'une petite écriture que je n'arrive pas à lire depuis ma position.

Elle est psychologue, alors, elle aussi ? Comment aurais-je pu deviner qu'un comportement si aigre dissimulait des années d'étude à travailler son empathie pour autrui ?

Tout est éphémère... telle est sa devise, j'imagine.

« Bonjour, Timothée. »

Ça y est, je sens la séance de psychologie commencer, comme si cette simple phrase marquait son début. Je me tasse. Ma lourde décision me pèse encore sur les épaules. J'espère que cette psychologue prendra un peu de la charge sur les siennes.

« Bonjour... madame, fais-je lentement.

— Oh, appelle-moi Dorothée, assure-t-elle sur-le-champ. Normalement, à en croire mes plannings, ta prochaine et dernière séance sera également avec moi. »

Elle questionne :

« Tu es bien à ta seconde séance ? »

J'acquiesce.

Pour une fois, la perpective de nouvelles séances ne m'est pas aussi désagréable. Est-ce possible que mon comportement de la dernière fois ait licencié l'autre psychologue ? Je n'espère pas, tout de même... quoique.

La femme... enfin... Dorothée acquiesce à son tour.

« Parfait. Alors nous allons... »

Je la coupe brusquement, pris de court, et déclare :

« Je vais prendre le cœur de Gretel. »

Je demeure là, figé et scié par mon propre choix durant un instant. Puis je souffle, lourdement.

Dorothée, en revanche, ne cille pas. Enfin, peut-être est-elle étonnée que je me positionne aussi rapidement, mais cette surprise ne connaît pas de traduction sur son visage.

Je m'attends à ce qu'elle prenne des notes dans son grand calepin, mais il reste posé sur la table. Incapable de soutenir le regard vert de la psychologue, je m'attarde et tente de déchiffrer les petits mots serrés parcourant le papier.

« ... Tu sais, j'étais la psychologue de Gretel. »

Je relève la tête.

Et je sens le canapé autour de moi devenir encore plus grand.

Elle ?

« ... Vous ?

— Moi, affirme-t-elle. C'est moi qui l'ai suivie, durant son traitement. Tu te doutes bien que ce genre d'opération... mérite un certain traitement psychologique derrière. »

Sa soudaine disparition était donc entièrement programmée, et certainement prévue depuis un bout de temps déjà. Comment Gretel a-t-elle pu dissimuler ça sous mon nez durant si longtemps ? Et comment n'ai-je pu rien remarquer ?

Dorothée conclut avec un sourire :

« Alors, si tu as la moindre question sur elle, je saurais sûrement te répondre. »

Des questions ? J'en ai des milliards, comme toujours, mais à ce genre d'invitation, elles disparaissent comme une mer se retire du port pendant la nuit. Cependant j'arrive à en saisir une :

« Ça fait combien de temps ? »

Dorothée me répond sans plus réfléchir :

« Cinq mois. Deux à trois rendez-vous la semaine. Le traitement normal pour un donneur... Et plutôt similaire pour un receveur, quand l'on prévoie sa greffe longtemps à l'avance. »

Elle ajoute :

« Évidemment, pour toi, ça sera un peu différent. »

J'imagine.

Un silence se glisse dans la pièce. Dorothée examine mon visage avec précaution, se gardant bien de laisser traîner son regard trop longtemps là où ça pourrait me gêner.

« ... Tu as donc changé d'avis, sourit-elle. La dernière fois, mon collègue m'a communiqué que tu ne voulais pas du tout prendre le cœur de ton amie. »

C'est sûrement ce qu'explique cette fine petite écriture sur son calepin, que je m'entête à déchiffrer depuis tout à l'heure.

Je hoche piteusement la tête.

« Dis-moi, pourquoi ne veux-tu pas prendre son cœur ? »

Pourquoi je ne veux pas ?

Moi qui étais en train de lui affirmer que je m'étais décidé à me greffer le cœur de Gretel... Pourquoi revient-elle sur ce genre de détails ? Pourquoi essaie-t-elle de me faire revenir sur mes choix ? Pourquoi ne corrobore-t-elle pas ?

« Je veux prendre son cœur, répliqué-je.

— Mais pourquoi avant, tu ne voulais pas ?

— Je ne sais pas. Ça me paraissait... Inconcevable. »

Comme l'idée que des dragons pourraient sortir de mes livres. Inconcevable. Comme l'idée que soudainement, mes parents pourraient me présenter un petit dernier, un petit benjamin de la famille. Inconcevable. Comme l'idée que Noah chute de vélo, pour ensuite ne jamais se relever.

Inconcevable.

Ce mot simple semble suffire. Dorothée hoche doucement la tête.

« Mais j'ai changé d'avis, je déclare précipitamment. Maintenant...

— C'était juste parce que ça te paraissait inconcevable, ou il y avait autre chose ? »

Ma parole, elle ne m'écoutera jamais ? Je lui offre la chance d'embaucher un nouveau client dans l'institut où elle travaille, et elle ne fait que renvoyer mon envie de me greffer le cœur de Gretel !

Je recule davantage dans le fond du canapé.

« Je... Pense que c'était tout. Parce que... se greffer un cœur... C'est tout de même pas anodin.

— Je comprends, sourit-elle. Et à ton avis, pourquoi ça ne l'est pas ? »

Je reste un peu dubitatif face à la question, puis fais la moue.

« Parce que je n'ai jamais vu personne le faire. Parce que je ne l'ai jamais fait moi-même. »

Son sourire devient plus grand encore. Je ne sais pas ce que j'ai dit, mais ça a l'air de lui faire sacrément plaisir.

C'est étrange, de se faire observer durant une heure par une pupille qui nous reflète en tant qu'enfant, peu importe notre âge. Face à ces questions d'allure futile, qui engendrent pourtant un sourire entendu chez Dorothée, je commence à me sentir un peu stupide, voire même ignorant.

« Et, à ton avis ? Pourquoi tu ne l'as jamais fait ? Pourquoi, d'ailleurs, tu ne voulais vraiment pas le faire, pas plus tard que vendredi ? »

Cette question me paraît vaine, j'ai l'impression de tourner en rond.

Pourquoi je ne l'ai jamais fait ? Pourquoi je ne voulais pas le faire ?

... Parce que j'avais peur.

Cette réponse remonte péniblement du plus profond de mon être, comme un monstre qu'on aurait jeté dans une prison oubliée en espérant qu'il ne reviendrait plus jamais. Je frissonne.

J'avais peur. Évidemment.

C'est cette peur-là qui me pourrit la vie depuis le début. C'est cette peur-là qui doit certainement me dévorer le cœur, et pomper son énergie, pour devenir plus grande et plus épaisse encore.

J'avais peur. J'avais peur de cette chose inconnue.

Dorothée comprend que j'ai compris. Elle reprend :

« Pourquoi tu veux faire cette opération, alors ? »

Parce que j'ai peur d'oublier Gretel. Parce que j'ai peur de ne pas pouvoir vivre correctement avec ce que je suis et ce que j'ai. Parce que j'ai peur de relâcher le lest de ma médiocrité sur les autres, et de les voir mourir dans le marasme.

Tout semble si clair, quand on pose un nom sur ce que l'on ressent. Je comprends alors mieux pourquoi tout semble avoir un nom et sa définition, certainement parce que sinon, tout le monde serait comme moi : complètement perdu.

Je redresse le regard dans celui de Dorothée. À nouveau, j'ai ma réponse, elle me convient, et elle semble lui convenir également, même si elle ne la connaît pas.

« On peut vivre avec une peur, dit-elle soudain. Mais on vit mal. Il faut la combattre, l'éradiquer, ou au moins sympathiser avec elle. Alors, on vit mieux. »

C'est pour dissiper mes peurs que je veux faire cette opération. C'est pour m'assurer que ce qui m'effraie ne se produira jamais.

Et c'est pour satisfaire l'esprit de Gretel, là où il est, que je veux faire à tout prix cette opération.

« Certes, tu as peur, Timothée... Mais sais-tu ce dont Gretel avait peur ? »

Cette phrase me coupe brutalement dans mes élans, et me laisse coi.

Si je sais ce dont Gretel avait peur ?...

... Mais bien entendu.

« Gretel... avait peur des scorpions. »

Je marque une pause. Malgré moi, un petit sourire me pique les gencives.

« Elle en était terrifiée, poursuis-je. Elle... Elle avait même eu peur de laisser ses chaussures dehors, la nuit, effrayée à l'idée d'y trouver un scorpion en y remettant ses pieds ! »

Je me prends soudain à rire. J'avais ri également, à l'époque où j'avais appris ça. Contrairement à Gretel qui n'avait pas trouvé ça drôle du tout. Évidemment, il n'y avait dans ses chaussures que trois grains de sable, restes de ses précédentes vacances dans le Sud.

Dorothée continue de m'écouter, docilement.

« Elle avait peur des fantômes, aussi. Des phénomènes surnaturels, des films d'horreur... »

Je me remémore mes recherches littéraires. Elle n'aimait pas les histoires dramatiques non plus, ni les morts de personnages.

« ... Elle ne pouvait pas entrer dans les cimetières, aussi. Elle en avait très, très peur. »

Mais toutes ces peurs... me semblent être des petites peurs infimes. Des peurs que l'on a, mais que nous ne sommes pas obligés de côtoyer dans le quotidien. Pour avoir des scorpions dans les chaussures, il faut tout de même vivre dans un endroit particulier ; bonne chance pour trouver un fantôme ; quant aux cimetières, ils ne sont pas obligatoires à notre survie.

Dorothée a raison : une peur empêche rarement de vivre.

Mais on vit mal.

Et quelle était cette peur, qui détruisait la vie de Gretel ? Quelle était cette peur, qui l'aspirait dans les abysses de l'horreur ? Celle dont semble parler Dorothée ?

La psychologue se met soudain à secouer la tête.

« Je te laisse y réfléchir, on en reparlera demain. »

Une petite minute.

Demain ?

Le calcul s'exécute de lui-même dans ma tête.

« ... Mais... madame... Enfin... Dorothée, me rattrapé-je, j'ai reçu le cœur de Gretel un jeudi... Si notre dernier rendez-vous a lieu demain, alors, je ne pourrais pas me le greffer !

— Sois sans crainte, j'ai les dates du cœur de Gretel, et même si la date indique jeudi, nous pouvons encore le greffer le jeudi-même... simplement, nous aurions du nous y prendre un peu plus en avance... Donc voici ce que je te propose. »

Elle se penche sur ses maigres genoux, par-dessus la table basse.

« Demain, nous aurons une dernière séance, dit-elle doucement. Si tu veux me voir avant l'heure indiquée, n'hésite pas à te rendre ici avec ton nom et une preuve appartenant à notre clientèle, à l'accueil. Ils t'enverront immédiatement vers moi, je te prendrai dans les plus brefs délais. Si tout va bien, si ta détermination pour cette greffe est toujours présente, alors on agira dès le jeudi qui suivra. Ça te va ? »

Cette soudaine concrétisation me serre la gorge. Je vois à ses yeux verts qu'elle est sérieuse, ses propos sont appuyés par son ton solennel.

J'acquiesce.

J'ai dit que je le ferai. Alors, je le ferai.

À son tour, Dorothée hoche la tête, puis se recale au fond de son fauteuil. Elle retrouve son sourire jovial, mais je sais que quelque part dans sa tête, mon affirmation reste fraîche et bien ancrée.

« Très bien, fait-elle. Nous avons encore un peu de temps. As-tu la moindre question sur les traitements de Gretel ? Je t'ai trouvé bien peu curieux, par rapport à ce client à qui j'ai ouvert, plusieurs semaines de cela... »

C'est une première ! Et je ne tarde pas à lui faire ravaler ses premières impressions sous un torrent de questions.

Je lui demande si Gretel a du fournir des papiers, elle me répond « simplement les nécessaires », ceux qu'elle pouvait posséder en tant qu'adolescente de quinze ans. Je lui demande si ses parents étaient au courant, elle me répond que non, qu'à partir de quinze ans, l'adolescent ici est vu comme majeur et adulte. Pour étouffer leurs services afin qu'ils demeurent un minimum secrets, on demande au client d'éviter d'en parler aux représentants légaux, ni à qui que ce soit. Je lui demande comment Gretel a-t-elle pu sortir de leur hôpital sans son cœur dans la poitrine, elle me dit qu'ils lui ont placé un cœur artificiel à petites capacités, le temps qu'elle me transmette son cœur. Je me questionne alors sur ce que les infirmiers diront quand ils découvriront que le cœur de Gretel n'était qu'un faux, elle me répond en riant que l'Attrape-Cœur se charge de tout : entre les prétextes et le soudoiement, les propositions sont nombreuses pour empêcher autrui de divulguer quoi que ce soit. Ça m'étonne qu'une agence aussi riche demeure aussi méconnue... Dorothée m'explique que leurs services ont soigné des millions de malades, cardiaques comme dépressifs, et que l'État ne peuvent se passer d'eux, que sinon la population diminuerait drastiquement. En France, il ne doit avoir que quatre ou cinq instituts du genre, et si elles sont aussi perdues que celle dans cette ville, il est vrai qu'il doit être compliqué de les retrouver.

L'Attrape-Cœur a donc pensé à tout... téméraire et casse-cou, il frôle le danger et la découverte à chaque mouvement, se brûle parfois les moustaches, mais sans jamais se faire avoir.

Incroyable.

« J'avoue que les demandes d'offre de cœurs sont beaucoup, beaucoup moins populaires, me dit Dorothée. Gretel faisait partie de ces rares qui osaient se séparer de leur cœur. Généralement, les gens se contentent de donner leur cœur s'ils venaient à mourir, ou de se faire prélever l'essence de leur âme — soit les petits flacons que tu as dans ta petite boîte. »

L'essence de l'âme de Gretel...

Je pose encore une tornade de questions, mais les réponses commencent à me passer au-dessus, et à contribuer à ma fatigue. L'heure tourne, Dorothée m'invite à regagner le couloir, me gratifiant un petit sourire, me rappelant de ne pas hésiter à l'appeler si j'ai le moindre souci ou le moindre doute, et qu'on se verra demain, et que je ne dois pas louper le message de l'hôpital.

Je suis trop fatigué pour dire autre chose que : c'est une histoire de fous...

... Mais j'ai pleinement œuvré dans cette folie.

Jeudi, je n'aurais plus mon cœur.

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