Chapitre 2
M. Starphe entre dans la salle.
Quasiment tous les bavardages se taisent, sauf quelques uns, mais qui sont tout de même réduits à des chuchotis à peine audibles, étouffés de gêne.
Notre professeur de maths est un homme plutôt grand, et pourtant plutôt maigre. Gretel le compare toujours à une feuille de papier, parce que de profil, il semble si plat qu'il pourrait rentrer par la fente d'une boîte aux lettres, ou s'enfuir d'une salle de classe en glissant sous la porte.
Quand M. Starphe pose son sac en cuir sur le bureau dans un petit bruit sourd, qui crie à la ronde le nombre de polycopiés et de contrôles qu'il réserve à ses élèves, les dernières discussions s'estompent pour de bon. Cet effet-là marche toujours, et M. Starphe le sait. Il se plante devant le tableau, nous salue, puis intime de nous asseoir.
Mine de rien, après les étranges jours que je viens de passer, son habituel sérieux rempli de froideur me fait plaisir. Il me rappelle que certaines choses ne changent pas, que le monde continue de tourner normalement, comme s'il ne s'était rien passé — ce qui me conforte dans l'idée qu'en effet, il ne s'est rien passé du tout.
« Tiens, Mlle Hinston est encore absente ? »
La réponse m'est évidente, mais je ne peux pas m'empêcher de tourner la tête vers la table voisine.
Elle est vide, bien sûr, étrangement vide : elle qui a hébergé Gretel durant tout ce début d'année, la bruyante, folklorique et pourtant studieuse Gretel, la voilà maintenant bien solitaire. Et une Gretel absente, ironiquement, ça fait du bruit, presque plus que quand elle est là.
Je redresse le regard. M. Starphe me fixe. Ses yeux sont teintés d'un étonnement qu'il est rare de croiser chez lui. Il laisse clairement sous entendre que c'est une situation pour le moins inhabituelle. Sinon, aurait-il glissé ce petit encore, innocent en apparence, qui rappelle que le prolongement de la situation la rend de plus en plus suspecte ?
Mais il a tort. Tort de ressentir de la surprise, ou de la suspicion.
Il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Gretel est vivante, certes, mais semble avoir eu quelques mésaventures, qui d'ailleurs me taraudent depuis la veille. Alors oui, elle est blessée, fatiguée, surveillée et se fait reconstruire par la science de la médecine... Mais elle reviendra.
Le regard de M. Starphe se fait insistant. J'ai l'étrange impression qu'il est plus centré sur moi que sur la table vide de Gretel. S'il me soupçonne de quoi que ce soit, eh bien, il a tort, à nouveau.
« Je prends ses cours », déclaré-je.
M. Starphe ne perd pas une seconde, et me répond sans sourciller :
« Très bien. Tu as rattrapé notre cours de vendredi, bien entendu ? »
Rattraper le cours de vendredi ?
Sa question lui semble si évidente, que je me fais violence pour ne pas froncer les sourcils d'étonnement.
« ... Oui oui. »
Pourquoi aurais-je du rattraper un quelconque cours ? Au contraire, même : si je suis là aujourd'hui, c'est justement pour éviter de récupérer, sinon mes parents m'auraient très certainement gardé à la maison.
Il doit sûrement confondre avec un autre élève. Même s'il s'agit du grand et renommé M. Starphe, professeur de mathématiques depuis des lustres, à la juvénilité qui semble pourtant assurer qu'il a débarqué hier, personne n'est à l'abri d'une petite confusion.
Il signale l'absence de Gretel sur son ordinateur aux yeux de l'établissement, et pendant qu'il fait courir ses doigts sur le vieux clavier branlant, un murmure moqueur remonte, à quelques tables de moi :
« Quand c'est pas Roméo qui manque, c'est Juliette... »
Il n'y a que Mathias pour donner ce genre de surnoms.
En fait, je crois bien qu'il n'y a que lui pour m'inclure dans une phrase. Mon prénom, ici, n'a pas été retenu par grand-monde, et Mathias y fait exception, pour la simple et bonne raison que nous avons partagé quelques classes de collège.
D'ailleurs, à cette époque, j'étais déjà ami avec Gretel. Notre amitié ne date pas d'hier, et j'imagine que Mathias est le seul ici présent à pouvoir en témoigner.
Le cours commence enfin. Le feutre de M. Starphe glisse bruyamment sur le tableau, les cahiers s'ouvrent, des nombres se dressent, les exercices tombent.
Et je ne comprends rien.
En fait, je suis même complètement largué, et ce, après à peine dix minutes de cours.
Qu'est-ce que c'est que ces termes ? Qu'est-ce que je dois chercher, au juste ? Comment y parvenir ?
Je lève le regard, un peu perturbé, mais personne ne semble partager mes difficultés, les exercices s'enchaînent et une petite effervescence familière commence à s'élever.
Je reprends mes problèmes, et essaie de les résoudre naturellement, sans écouter mon torrent de questions. Je tords mes formules et mes identités remarquables dans tous les sens, puise dans des notions antérieures au lycée... Mais tous mes efforts restent vains : ils s'échouent tous contre une difficulté qui, je le vois bien, n'a pas lieu d'être.
Bon, reprenons pour la quinzième fois ce calcul... Bien qu'il me paraisse un peu plus incompréhensible à chaque reprise.
Tu as rattrapé notre cours de vendredi, bien entendu ?
Alors, j'aurais finalement bel et bien raté un vendredi ? Ça m'étonnerait grandement, je n'en ai réellement aucun souvenir... Suis-je allé au lycée, vendredi ? En vérité, je n'ai pas le moindre souvenir de mes cours, seuls ceux de jeudi me reviennent en mémoire. Mais ai-je l'impression d'avoir manqué ? Ça, absolument pas.
En fait, ce dont je me souviens... C'est le blanc de ma chambre.
Le blanc sous toutes ses lumières, celle du petit matin, du puissant midi et du glorieux crépuscule. Durant plusieurs jours, j'ai l'impression de n'avoir vu que ça. Du blanc, du blanc, encore du blanc.
Combien de temps suis-je resté dans ma chambre, plongé dans ce vide profond et infini, dans cette bulle de blanc, dans cette bulle de rien ?
« Tu n'as encore rien fait ? »
M. Starphe me tire de mes pensées et se penche sur mes exercices. À part des ébauches de calculs à peine terminés et des gribouillages incohérents, il n'y a pas grand-chose qui remplit mon cahier. Et il fallait que le prof passe à ce moment précis, où je ne suis pas à ma meilleure image. Mais bon, il est la personne idéale pour m'aider.
« Je ne comprends pas le premier exercice, réponds-je, tout en tapotant du doigt l'énoncé en question. Je ne comprends pas ce qu'il faut faire.
— C'est ce qu'on a fait vendredi, réplique M. Starphe d'un ton implacable, nous avons commencé un nouveau chapitre. Tu n'as pas rattrapé ? »
Je finis par lâcher :
« Peut-être pas, en fin de compte. »
Bon, je crois qu'il est temps d'admettre (même si je ne me souviens que très difficilement) que je n'étais pas au lycée ce vendredi-là. Ça reste un drôle de mystère, mais je préfère ne pas perdre davantage de temps. Que M. Starphe me sermonne, puis me donne mes leçons, pour que je puisse en finir de ce retard.
Mais finalement, les remontrances ne viennent jamais. Visiblement, M. Starphe s'y attendait, car il hoche la tête d'un air entendu. Je sens que, dans son esprit, une petite case se coche à mon sujet, mais je ne parviens pas à savoir à quoi elle correspond.
« Au fait, fait-il soudainement, le proviseur voudrait que tu passes le voir. »
M. Starphe n'a pas spécialement cherché à chuchoter ou à être discret, mais ses mots manquent de se noyer dans les bavardages des autres élèves.
C'est pour ça que je répète, incrédule :
« Le proviseur ? »
À nouveau, M. Starphe acquiesce.
Pas besoin d'être un génie, ni même d'avoir son cours de maths à jour pour savoir qu'un proviseur convoque rarement aussi prestement un élève dans son bureau pour lui offrir des tulipes. Mais généralement, ceux qui en reçoivent l'invitation (ou plutôt l'obligation) ont senti la chose venir, même si la plupart renient profondément le motif de leur visite.
Mais moi, qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour être convoqué ?
En plus, toujours d'après M. Starphe, le proviseur voudrait me voir dès la prochaine récréation, soit dans un peu moins de vingt minutes.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Est-ce vraiment la mienne, celle que je suis et que je façonne maladroitement depuis que je suis né ?
Pourtant, j'ai l'impression d'avoir repris un vieux livre de quelqu'un d'autre, sans jamais l'avoir terminé, et après une longue pause de plusieurs années. Je ne me souviens que péniblement des personnages, et les trames sont passées aux oubliettes depuis bien longtemps. Comme si j'avais délaissé mon existence durant des mois et des mois, et non pas trois jours ridicules.
Un cahier atterrit sur ma table, et brise le fil de mes pensées. Il est temps de rattraper.
J'assimile rapidement la leçon durant le quart d'heure restant, jouxtant avec celle du jour, et tout en continuant de me demander, sans interruption depuis la veille, ce qui pourrait bien me manquer.
***
« Entrez ! »
Je pousse la porte sans un bruit.
Ce fond de couloir dissimule un tout petit bureau à la moquette d'un bleu électrique usé. La triste lumière d'automne filtre péniblement à travers les nuages, entre avec difficulté à travers la grande baie vitrée qui recouvre tout un mur, et éclaire sans grande passion les deux grandes armoires contre le mur du fond, solidement cadenassées. Heureusement pour elles, la grande lampe accrochée au plafond se charge de faire disparaître les ombres persistantes.
Au milieu de la pièce, un énorme bureau relie presque les deux murs. Un homme s'y active, tout le contraire de M. Starphe : un homme petit mais robuste, qui lui aussi arbore une chevelure blanche, mais qui, à mon grand contraire, semble avoir un jour connu une autre teinte capillaire.
Il s'exclame :
« Ah, M. Nottin. Ne vous inquiétez pas, je ne vous garderai pas longtemps. »
J'imagine qu'il me rassure autant que lui-même.
Le proviseur m'indique de la main les deux sièges bleus en face de son bureau. Un petit coussin piètrement rembourré recouvre leur assise, le genre qui la rend potable seulement les trois premières minutes.
Espérons simplement que cette entrevue ne durera pas au-delà.
Pendant que je prends place, le proviseur s'agite et accélère la cadence : il griffonne, ouvre des dossiers, les referme, change des liasses de papier de place.
Il s'assoit finalement sur son propre siège. Il laisse reposer son buste sur le dossier une simple seconde, extériorise un petit soupir, puis se redresse et croise les bras sur son bureau.
« Alors. Mon cher Timothée. »
Il sourit :
« Tout va bien ? »
Tout va bien ?
Euh oui, je crois. Enfin, je dois peut-être rattraper mon cours de maths, ainsi que tous les autres cours de mon vendredi manqué, ce qui m'agace un peu, mais sinon, je vais bien. Bon, et excepté ce sempiternel sentiment qui crépite dans mon torse depuis la veille, me chuchotant que j'ai oublié quelque chose.
« Oui oui, je vais bien. »
Aussitôt, le proviseur insiste :
« Vous êtes sûr ? Vous pouvez être transparent devant moi, vous savez. »
Le sens littéral du terme m'intéresserait bien : invisible, je pourrais quitter ce bureau et retourner dans la cour. En plus, il fait vraiment étouffant, ici.
« Non non, tout va bien. »
Bizarrement, le proviseur a l'air embêté que j'aille bien. Il croise les bras sur son bureau d'un mouvement tourmenté, et baisse le nez de manière à créer trois bons gros plis sous son menton. Il se met à marmonner des sons, qui sortent à peine de sa bouche.
« ... Vous savez, reprend-t-il après ces grognements inintelligibles, vos parents ont appelé vendredi, pour justifier votre absence. Mes sincères condoléances, M. Nottin. »
Je le regarde, perturbé, tandis que ses derniers mots ondulent dans mon esprit.
Mes sincères condoléances.
Brusquement, mon cœur se gonfle d'un douloureux air, qui me poignarde les poumons.
« C'est malheureux et regrettable, poursuit-il, mais nous passons tous par-là. Nous étions prêts à vous accorder le temps qu'il vous fallait afin de vous en remettre, et de prendre les mesures qu'il faudrait pour que vous soyez un maximum épanoui durant votre scolarité. Je ne vais pas vous le cacher plus longtemps : je suis moi-même très étonné que vous vous teniez devant moi en ce lundi. »
Mes oreilles commencent à bourdonner, et à distordre la voix du proviseur. Je ne sais pas si j'ai trop d'air dans les poumons ou pas assez, en tout cas je sais à cette douleur brûlante qu'il y a un quoique à ce niveau-là.
J'arque mes doigts avec raideur sur les accoudoirs de mon siège. J'ai peur qu'il ne s'enfuit... Même si, d'un côté, j'aimerais qu'il m'emporte avec lui. Loin de cette conversation aux mots sonnants.
Le proviseur revient à la charge :
« Maintenant, je vous interroge de nouveau, M. Nottin : est-ce que tout va bien ? »
Il rajoute :
« Personne ne vous a forcé à venir ici, j'espère ? »
J'articule :
« Pas du tout. »
C'est le mieux que je puisse sortir de cette gorge entravée de tensions. Je n'aimerais pas pleurer, et pourtant, il ne doit pas me rester bien longtemps avant que je ne puisse plus m'exprimer autrement que par les larmes.
Le proviseur me sonde. J'ai du mal à soutenir ses pupilles inquisitrices. Je prie pour que les miennes ne dévoilent pas une once de rougeur.
« Un décès est toujours quelque chose de dur, M. Nottin, et sachez que la tristesse et la douleur sont des passages obligatoires ; personne ne vous en voudra jamais de les traverser. »
Il prend un ton pratique :
« Nous pouvons mettre en place un système : nous pouvons communiquer votre cas aux professeurs, vous pourrez avoir des rendez-vous réguliers avec...
— Non. »
Non, je n'ai pas besoin de tout cela. Puisque personne n'est mort.
Pourquoi mes parents sont allés aggraver le cas de Gretel auprès du lycée ? Certes, elle est à l'hôpital, mais personne ne connaît son état ! Je dois appeler les Hinston tout à l'heure pour en savoir plus, mais je suis persuadé qu'elle va s'en sortir.
Ce n'est pas possible que Gretel meure.
Pourquoi veut-on me faire sentir comme si c'était le cas ?
En tout cas, peu importe la raison, le proviseur a réussi. J'ai l'impression d'étouffer, et que ma gorge, beaucoup trop serrée, va se déchirer.
J'exhale péniblement :
« Je vais bien. Nous... Mes parents ont cru que quelqu'un était mort... Mais en vérité, il n'était qu'en très mauvaise santé. Mais elle va mieux, j'ajoute précipitamment. Enfin, en tout cas, elle est en vie. »
Je veux qu'il me laisse partir. Qu'il arrête de me faire croire des choses qui n'ont pas besoin d'être crues. Je veux partir. Ici, le bleu est trop bleu, la lampe est trop forte, tout m'écrase, et pourtant, tout s'efface.
Le proviseur continue de m'analyser, son regard ayant pris une teinte plus sombre. Il insiste :
« ... Vous êtes sûr ? »
Bien entendu que je le suis. Et puis, ça n'a aucun sens : si Gretel était vraiment morte, ses parents auraient eux aussi appelé, le lycée serait au courant, et M. Starphe ne se serait pas étonné de son absence ce matin-là.
Je me détends enfin.
Évidemment qu'elle n'est pas morte.
Ma gorge se dénoue un peu, me permettant d'esquisser un sourire apaisé et (je l'espère) apaisant, ainsi que d'affirmer :
« Oui, monsieur, j'en suis sûr. »
Le directeur m'observe encore quelques secondes. Puis son regard doit tomber sur l'horloge accrochée au mur derrière moi, puisqu'il soupire :
« Bien. Je vais devoir vous laisser, M. Nottin. Sachez que nous sommes là, que vous n'êtes en aucun cas seul.
— Merci » je réponds simplement.
Quand enfin, je retrouve les couloirs du lycée, j'ai l'impression d'émerger d'une traversée en apnée, reposant uniquement sur le peu d'oxygène que contenaient naturellement mes poumons.
Je n'avais jamais prévu quelque chose d'aussi éprouvant, il faut dire.
***
Pause midi.
Je mange rapidement avant de filer dans un coin de la cour pour récupérer mes leçons manquées. Au programme : terminer les maths, le français, et l'anglais. J'ai une malchance folle : la seule fois où notre professeur d'anglais décide de faire une leçon, il faut que ce soit pile le jour où je ne suis pas là. Au moins, je n'ai pas loupé un de ses films qu'il adore nous passer, et qu'on ne termine malheureusement jamais, faute de temps. Ce prof est persuadé que c'est la meilleure méthode pour apprendre une langue. Dans mon cas, c'est la plus agréable.
« Tu travailles ? »
Je relève la tête de mes classeurs, plus cligne des yeux. Quatre fois.
Mathias.
Ah.
Ses mains sont enfouies dans la poche ventrale de son sweat, et sa capuche est rabattue sur ses cheveux, bien que je n'en voie pas réellement l'intérêt : c'est maintenant un grand soleil qui décore le ciel au-dessus de nos têtes.
Mais de tous ces détails, c'en est un autre qui clignote à mes yeux : il est seul.
« Tu rattrapes les cours ? » poursuit-il.
J'acquiesce.
Il ne me demande pas plus d'information, et s'installe sur le banc, à côté de moi.
Hum. Ça, c'est vraiment très, très bizarre.
Bon, partons du principe que nous sommes extrêmement naïfs, et que cette venue n'est certes pas anodine, mais en aucun cas suspecte.
Soyons comme Gretel, en fait.
J'attends patiemment la raison de sa visite, mais en vain : il ne dit rien.
Le silence s'installe. Il était déjà là avant que Mathias ne vienne, mais maintenant qu'on le partage à deux, il me paraît plus étrange, et beaucoup moins familier.
J'essaie de le combler en écrivant plus rapidement sur mes feuilles. Mes mots se mettent à sautiller avec allégresse sur les lignes, refusent de s'aligner. Je ne les lis plus, je ne fais que les recopier bêtement, en les cadrant un minimum dans une phrase.
À chaque paragraphe, je laisse s'enfuir un regard vers Mathias, mais il ne bouge pas. En fait, il me regarde à peine : ses yeux sont fixes, perdus quelque part au fond de la cour.
Hum. Mathias qui réfléchit. Il doit vraiment s'ennuyer de sa solitude.
« Pourquoi tu as manqué, vendredi ? »
Je remarque assez rapidement qu'il ne s'interroge pas lui-même. Il tourne finalement la tête vers moi, et insiste :
« T'étais avec miss Gretel ? »
Si seulement.
« Non, j'étais chez moi, réponds-je. Malade.
— Ne va pas me faire croire ça. Je te connais depuis le collège, et tu n'as pas manqué la moindre journée.
— C'est l'exception qui confirme la règle. »
Mathias lève les yeux au ciel. Je le laisse avec ses hypothèses douteuses et termine de recopier mes verbes irréguliers.
Sans plus tarder, il attaque de nouveau :
« C'est quand-même bizarre. Que vous soyez, comme de par hasard, absents tous les deux, le même jour.
— Ça n'est pas lié, répliqué-je. En plus, Gretel est encore absente aujourd'hui.
— Hmpf. Et elle a quoi ? »
Question délicate. Ça m'étonnerait qu'elle aimerait qu'on la sache à l'hôpital. Ce dernier mot pourrait bien piquer plus que de raison la curiosité de Mathias, et je n'ai pas forcément toutes les réponses qu'il pourrait réclamer, ni même l'envie de les lui donner.
« La grippe, je marmonne, rayant sans grande passion quelques mots en trop, qui, à force de distraction, se sont invités sur mes leçons. Elle devrait bientôt revenir.
— Ne va pas me faire croire ça, répète Mathias en secouant la tête. Allez, avoue-le : tu lui as mis un râteau... »
Avouer quelque chose qui n'a pas eu lieu me paraît plutôt compliqué. Un râteau, quelle drôle d'idée... Pourquoi un râteau, d'ailleurs ? C'est ce que pensent les autres ? Ou seulement Mathias ? Sûrement cette dernière supposition. Enfin, je l'espère, du moins.
« ... Ou alors, c'est elle qui t'en a mis un, réfléchit-il, revenant sur ses mots. Enfin bref, le courant n'est pas passé, quoi.
— Non, vraiment pas. Pourquoi elle m'aurait mis un râteau ?
— Déduction infaillible, répond Mathias en tapotant sa tempe de son indexe. Vous deux n'étiez pas là, vendredi, vous étiez certainement dans vos chambres respectives, l'une à regarder des dramas coréens en train de s'enfiler un pot de glace en pleurant, et l'autre à regarder le mur d'un air sombre.
— Gretel ne regarde pas de dramas coréens. Et regarder le mur... excuse-moi, mais ce n'est pas très passionnant. »
Je vaux mieux que ça, tout de même. Je ne sais pas pourquoi je pourrais donner l'impression d'adorer fixer les murs de ma chambre. Ni d'avoir décliné une demande amoureuse.
La blancheur de ma chambre m'apparaît brusquement. Je me fige. Au fond, ai-je vraiment regardé les murs durant trois jours consécutifs ? Se pourrait-il que finalement, Mathias ait raison ?
Ce dernier soupire dans un grognement :
« Hmpf. Tu ne lâcheras pas l'affaire, hein ?
— Toi non plus, à ce que je vois.
— Je cherche la vérité.
— Et moi, la tranquillité. »
Une quelconque divinité doit m'entendre, puisque la cloche sonne au même instant. Mathias a une moue d'épaules, visiblement vexé que la sonnerie l'interrompt ainsi dans son interrogatoire.
Il se lève, et tire légèrement sur sa capuche.
« Ne t'inquiète pas, lance-t-il, je reviendrai... La vérité se sait toujours ! »
J'hoche la tête distraitement.
Cette journée ne manque pas de surprises. Entre l'un qui croit Gretel en rupture amoureuse, et l'autre qui la croit morte...
***
Mon téléphone se met à vibrer, lançant son appel. Je me place en tailleur sur mon lit, un peu nerveusement.
À peine sorti de ce lundi lourd et rempli de tourments, j'ai expédié ce sac trop plein en devoirs et en leçons à rattraper loin de moi, et j'ai composé à toute vitesse le numéro des Hinston.
Il est vrai qu'à la dernière dizaine, j'ai senti mon sang affluer plus rapidement dans mes tempes, s'agiter plus que de raison.
C'est qu'à force d'entendre des inepties tout au long de la journée, ils ont fini par me mettre de mauvais doutes, tous. Ils ont réussi à me filer l'idée que Gretel... pouvait aller un peu moins bien que ce qu'elle n'est vraiment. Ou que, du moins, j'avais perdu un être cher, récemment.
Au moins, les Hinston vont pouvoir me confirmer une bonne fois pour toutes que leur fille va bien. Et à mon tour, je pourrais affirmer à mon entourage que oui, je vais bien, et que non, je ne suis pas endeuillé.
Le téléphone continue de vibrer près de mon oreille. Mon frère est au basket, mes parents sont au travail, j'ai tout mon temps pour discuter — d'autant plus qu'il faut toujours prévoir au moins une bonne demi-heure devant soi lorsqu'on se risque à un appel avec Kirstie Hinston, la mère de Gretel.
Pourvu que quelqu'un me réponde. Je ne peux clairement pas attendre d'avantage, avec ce besoin dévorant de savoir ce qui se passe.
« Allô ? »
Je tressaute.
« Bonjour, Kirstie... C'est moi, Timothée.
— Oh, Tim ! Quel bonheur, comment vas-tu ? »
Kirstie est plus jeune que ma mère, mais pourtant, je trouve toujours une certaine similitude avec sa voix et celles des comédiennes d'avant, celles affichées en noir et blancs et mouchetées de points. À croire qu'à l'entente de son timbre, nos oreilles revêtent immédiatement une audition approximative, et nous renvoient sa voix comme les micros de l'époque.
Je n'y tiens plus, et je lâche cette question comme une bombe dont je craignais l'explosion depuis plusieurs heures :
« Comment va Gretel ?! »
À mon grand étonnement, Kirstie éclate de rire. Il est si fort qu'il me fait sursauter une seconde fois.
« Excuse-moi ! lance-t-elle dès qu'elle a calmé son rire. Je ne voulais pas me moquer, au contraire, je trouve ça très gentil de ta part que tu demandes... »
Je l'écoute, le cœur battant.
«... Donc oui, Gretel est toujours à l'hôpital, sous surveillance médicale, malheureusement. Mais nous pensons, Kristof et moi, qu'elle va bientôt sortir. Nous comptons aller la voir ce soir.
— Oh... Je vois. »
Une bouffée de soulagement détend mon cœur comprimé. C'est bien ce que je me disais, Gretel n'est pas morte. Mieux : elle va bientôt sortir de l'hôpital !
Kirstie reprend :
« J'aimerais beaucoup que tu viennes avec nous, mais les visites ne sont accordées qu'aux membres de sa famille... Enfin, peut-être pouvons-nous faire un petit compromis...
— Ce n'est pas grave, je la reverrai bientôt, souris-je. J'ai ses devoirs. Tu penses que je peux l'appeler ?
— Non, malheureusement elle n'a pas accès à son téléphone. Mais je lui dirai que tu as essayé de la contacter.
— OK, merci beaucoup. »
Et, comme je le prévoyais, Kirstie embraie déjà sur un autre sujet. Son ton insouciant et léger me confirme à nouveau que tout va bien. Que bientôt, je retrouverai Gretel, qu'elle m'expliquera tout ce qui s'est passé, comment elle s'est retrouvée dans cette situation, et comment elle s'en est sortie, surtout.
Il faut juste attendre.
Moi, et cette drôle de sensation, qui me répète sans cesse qu'il me manque quelque chose.
***
La discussion a duré quarante-cinq minutes, et je ne me souviens que de la moitié des sujets abordés. Kirstie est vraiment bavarde.
Noah est rentré, j'entends la plomberie chanter depuis le couloir. Mon estomac gronde, apparemment il ne s'est toujours pas remis de ces trois jours de diète.
Je descends tranquillement les escaliers, me dirige vers la cuisine, et commence doucement à mettre la table.
Avoir parlé de Gretel au téléphone ne me suffit pas, je ne peux pas m'empêcher de penser à elle. Kirstie m'a bien affirmé qu'elle allait bien, ça oui... Mais ce qu'elle avait, ça, c'est passé à la trappe. Elle ne le sait sûrement pas elle-même, elle va le voir demain, quand elle ira à l'hôpital.
Je me demande tout de même ce qui a bien pu se passer pour que Gretel déboule comme ça, dans la ruelle, le tee-shirt maculé de sang, pâle comme un linge.
Peut-être s'est-elle faite agressée ?
À cette pensée, mes doigts se cramponnent aux verres que je sors du placard. La malheureuse vérité est que ce n'est pas totalement impossible : il suffit de feuilleter le journal du jour pour trouver une nouvelle agression, bien souvent axées sur des victimes féminines.
Mais ça ne peut pas arriver à Gretel. Gretel n'a jamais attiré les problèmes, même les plus minimes. Pourquoi brusquement, une telle chose lui tomberait sur le coin de la figure ? Pourquoi ce serait elle, Gretel Hinston, et pas une autre ?
Je réalise soudain que la table est désormais dressée, et que je n'ai plus rien à ajouter. Dommage, ça me permettait de réfléchir, un peu, tout en m'occupant les mains sans que mes pensées ne deviennent trop influentes.
« Tout va bien ? »
Je me détourne. Je n'avais pas entendu ma mère arriver. Elle se tient, dans l'embrasure de la porte, dans un ensemble d'un rose pâle et discret. Un petit sourire poli et neutre tire vaguement ses lèvres.
J'acquiesce, et présente mon travail :
« J'ai mis la table. »
Elle hoche ostensiblement la tête.
« Tu discutais avec Kirstie ? »
À nouveau, j'acquiesce.
Ma mère ne bouge pas d'un pouce, cependant. Ses yeux clairs semblent me détailler, et, discrètement, me scruter.
« ... Gretel va bien, je finis par ajouter. Elle est encore à l'hôpital, mais selon les Hinston, elle va bientôt sortir. »
J'espère que ce bientôt est proche et concret. Gretel me manque, beaucoup. Mon quotidien perd une de ses importantes saveurs, qui lui donnait encore la peine d'être mangé. Gretel...
Je retombe soudain dans la petite cuisine, et découvre que ma mère, en plus de ne pas avoir exécuté le moindre mouvement, semble interdite. Une pâleur alarmante creuse ses joues et accentue les cernes à ses yeux. Ses sourcils sont légèrement froncés, entre la perplexité et la détresse.
« Qu'est-ce qui se passe ? demandé-je. Tout va bien ?
— Je... Non, rien. »
Elle se détourne enfin :
« Peux-tu appeler ton frère et ton père, s'il te plaît ? On va bientôt passer à table. »
Je la regarde partir sans se retourner, puis j'hoche la tête, bien qu'elle ne me verra pas.
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