Chapitre 18

Les jours passent, et quand j'ouvre mon agenda durant le cours de maths pour y griffonner rapidement les prochains devoirs, je me rends compte que ça fait tout pile un mois que Gretel est morte.

Ça me semble toujours aussi irréel. J'ai encore une petite pensée qui me chuchote qu'elle n'est peut-être pas morte, mais je l'écoute de moins en moins, parce que je sais qu'elle ment, et qu'elle me dit ça juste pour me faire plaisir.

D'un côté, peut-être que si je ne buvais pas de potions aussi souvent... Peut-être que je la sentirai déjà plus loin de notre monde, Gretel. Alors qu'il m'arrive encore à penser qu'elle est toujours là, quelque part, et qu'il me faut juste aller la chercher.

Un mois... Ce qui signifie encore deux semaines avant la fin de vie de son cœur.

Je sais, et je me le répète sans cesse : je ne vais pas prendre son cœur. Quoique... À chaque fois que je comptabilise les nombres de jours restants, j'ai le cœur qui se serre, alors que ça ne m'apporte rien du tout.

Il est midi. Pour une fois, un grand soleil couronne le ciel, au-dessus de la cour du lycée. Je suis sur un banc, et devinez qui est à côté de moi ?

« Pouah, les cours d'histoire, j'en ai plein les bottes ! lâche Mathias, accompagné d'un grand soupir. Sérieusement, je compte les jours des vacances de Noël !

— On n'est même pas en décembre, commenté-je. T'anticipes pas un peu trop ?

— Ah, absolument pas. Des vacances, ça se convoite ! »

D'un côté, il a raison, et je ne peux pas m'empêcher de rêver de ces quinze jours sans la moindre contrainte scolaire ou presque. Mais de l'autre... ces vacances-là, je les passerai à ressasser tout ce mois-ci. À ce moment-là, le cœur de Gretel aura rendu l'âme depuis longtemps...

... Et puis, que serai-je, d'ici les vacances de Noël ?

Mathias a encore sa capuche sur la tête. Il doit vraiment fuir les rayons du soleil comme la peste... pourtant, sa peau blanche n'a pas l'air d'être du genre à s'érafler pour si peu. En fait, je n'en sais rien.

La curiosité me pique, à nouveau, mais je ne devrais pas l'écouter. Je n'ai pas l'impression que ce soit le moment d'aborder cet étrange sujet. Peut-être que ça ne sera jamais le cas, après tout.

« Tu n'as pas chaud ? »

Mince, c'est sorti tout seul. J'aurais du me bâillonner la bouche.

« Non, ça va. »

Question vaine et inutile... pour réponse vaine et inutile. Mais pourquoi je cherche à savoir ça ? La réponse : c'est vain, et inutile.

Il y a quand-même quelques manies à chasser de mon comportement. Et cette curiosité-là en fait clairement partie.

Je me renfrogne. Mathias ne me voit pas. Lui, en revanche, semble voir quelque chose que je ne vois pas. Et ça le captive.

J'étends la nuque pour élargir mon champ de vision, et je me rends compte qu'il a le regard fixé sur un groupe de filles, en train de partager une conversation animée, et se déplaçant lentement et un peu aléatoirement.

D'accord, il est juste en train de reluquer d'autres lycéennes. En plus, il me semble qu'elles sont dans notre classe. Ma romance inexistante avec Gretel a sûrement fini par le lasser.

« Bah alors ? je m'esclaffe. Tu te rinces l'œ-

Chut ! »

Il aplatit sèchement une petite gifle sur mon genou, espérant sûrement enclencher chez moi le mode silencieux.

Ça fonctionne.

Le groupe de filles se rapprochent, et malgré l'indiscrétion tangible de Mathias, elles ne semblent pas l'apercevoir. Elles doivent vraiment être plongées dans leur discussion...

... D'ailleurs, elles parlent plutôt bas.

À côté de moi, je sens les oreilles de Mathias se dresser. J'essaie de me concentrer sur leur timbre ténu, entre les cris et les animations qui tourbillonnent tout autour d'elles.

Et, brusquement, j'entends son prénom.

Celui de Gretel.

Je redouble subitement d'attention, quitte à être encore moins discret que mon camarade. Mes oreilles se focalisent désormais uniquement sur leurs mots.

« ...Ouais, c'est franchement bizarre, qu'elle ne soit plus là...

— Mais bon, c'est pas une grosse perte.

— Grave ! Je ne l'appréciais pas.

— Pas du tout, moi ! Elle était trop bizarre, cette fille.

— Tu ne l'as pas eue en voisine de physique, ça se voit ! »

Hein ? Mais qu'est-ce qu'elles racontent ?

J'ai l'impression qu'elles sont en train de commettre le plus gros blasphème de l'histoire, et d'insulter les lois de l'Univers. Elles se rapprochent tranquillement de notre banc. Je me tasse, détourne la tête à l'opposé, mais garde mes oreilles sur leur canal.

Et encore, ces quelques paroles rapportées ne sont que bien douces par rapport à d'autres. Elles arrivent à notre hauteur, nous dépassent ; le simple temps de cette transaction, je saisis leur haine et des mots violents pour décrire celle que je côtoie depuis la nuit des temps.

Je n'en reviens pas. Comme quoi, les duels et les massacres les plus redoutables ne sont pas forcément les plus criards...

C'est bon, elles sont loin de nous, maintenant. Je repose le regard sur elles, et n'arrive qu'à retrouver la moitié des noms composant leur groupe. Quelle veine... Mais qu'en ferai-je, au fond ?

« ... Putain. »

Le mot me percute comme une pétarade de moteur. Ce n'est ni de la surprise, ni de l'étonnement. C'est une fureur, une fureur que je n'avais jusqu'ici jamais sentie chez Mathias.

Je me détourne. Ce dernier a toujours le regard fixé sur le groupe de filles. Le genre de regards qui précède un combat acharné des espèces et des tribus.

Il sait que j'ai tout entendu, tout autant que je sais qu'il a tout entendu.

Mais avant de discuter de quoi que ce soit, je pense qu'un petit apaisement est de mise. Je prends sur moi, sur mon étonnement et toute cette situation, me pare d'un ton taquin et souffle :

« Modère ton langage »

Durant un instant, mon commentaire me paraît annihilé par le silence, tout aussi vain et inutile que le reste. Mais au bout de quelques secondes, il finit par piquer un sourire à Mathias.

« Pardon, fait-il. Mais jurer, c'est humain.

— Ne va pas dire ça à l'Église.

— L'Église vénère un Dieu, pas un humain. »

Son expression sérieuse revient sur le qui-vive. Il tend discrètement une main vers les filles qui viennent de passer, et s'exclame :

« Ça ne te fait rien, d'entendre ça ? »

Ce qui m'étonne, moi, c'est que ça lui fasse autant de choses.

Je réponds simplement :

« Ça me surprend... Gretel n'était pas une fille comme ça. Et puis, toutes ses qualités sont devenues des défauts dans leur bouche.

— Tu parles, grince Mathias, ce ne sont que des pestes. Pour rester dans le politiquement correct. »

Pourtant, ce simple mot anodin laisse entendre la liste des synonymes que Mathias aurait réellement voulu utiliser. Les qualificatifs coulent dans mon esprit, et je m'étonne soudain de connaître autant de mots d'oiseaux.

« ... On n'était peut-être pas censés entendre cette conversation, dis-je. Et puis... Je pense qu'on a le droit de ne pas apprécier quelqu'un, non ?

— Je suis le premier à le dire ! réplique Mathias. Mais il y a une certaine manière de le faire, et là, ce n'était pas un partage d'idées, c'était de la méchanceté gratuite teintée de vanité ! »

C'est vrai que même en n'étant pas Gretel, j'ai ressenti tout le chagrin ou la fureur qu'elle aurait pu ressentir à l'écoute de ces propos. Personne n'aimerait recevoir ce genre de description, c'est certain. Et le pire, c'est que Gretel ne les mérite même pas.

Mathias susurre :

« J'ai bien envie d'aller la venger.

— Qui ?

— Gretel. »

Je plisse les paupières.

Et soudain, je comprends.

Je comprends pourquoi Mathias se tient à côté de moi. Je comprends ses questions, ses théories bidons. Je comprends son envie de vengeance.

Je comprends que Mathias aime Gretel.

La nouvelle implose dans mon esprit, et dégage une certaine sérénité, celle des idées qui s'emboîtent parfaitement, et qui prennent soudainement moins de place dans notre tête.

Bien sûr que oui... C'est évident.

Est-ce que c'était réciproque ?... Je serai bien incapable de le dire.

Gretel ne m'a jamais parlé d'amour. Enfin, autre que l'amour qu'elle aurait pu témoigner face à un personnage fictif. J'ai toujours cru, jusqu'ici, qu'elle n'en avait jamais été victime. Que sa famille, son amitié avec moi et son quotidien lui suffisait amplement.

Pour ne me l'avoir jamais dit, j'aurais pu déclarer qu'elle n'était pas amoureuse de Mathias. Mais à y réfléchir, il est vrai qu'elle n'a jamais parlé de haine ni quoi que ce soit envers lui.

La sérénité fait place au doute, maintenant.

« ... Quoi ? » lâche Mathias.

Je me rends compte que mon regard s'était arrêté sur lui le temps de cette réflexion, et qu'il demeurait fixé d'une manière un peu dérangeante.

Et c'est soudain que je m'entends balbutier :

« Tu... euh... Gretel ? »

Ça ne veut rien dire, on est bien d'accord. C'est pourquoi Mathias me réitère un :

« Quoi ? »

Mais quand il plante ses yeux dans les miens, j'ai l'impression qu'il saisit ce autour de quoi mon charabia tournait — ou était censé tourner, du moins.

Il détourne la tête. Il n'y a pas de confirmation plus claire que possible. Reste à savoir si je veux l'entendre l'approuver de vive voix, ou passer à un sujet un peu plus léger.

Mais je ne fais rien.

Un drôle de silence s'invite entre nous deux, nous prenant bras-dessus, bras-dessous, faisant barrage de tout son corps difforme.

Tout de même, j'en reviens pas. J'aurais pu m'en douter, et je ne l'ai pas fait. C'était pourtant un raisonnement si simple, que n'importe qui — surtout n'importe qui — aurait pu avoir. Mais mon esprit en a décidé autrement. Il a décidé que je trouverais d'autres raisons pour expliquer ce comportement inhabituel.

Oubliées, les filles, leur conversation, leurs remarques désinvoltes et blessantes. Comme quoi, la méchanceté provoque des tourments là où elle n'a pas lieu d'être.

Le silence devient pesant. Je n'aime pas ce silence, j'ai envie qu'il se lève, qu'il s'en aille, et qu'il fasse peut-être un tour du côté de ces filles à la langue trop pendue, qu'il les fasse réfléchir sur ce qu'elles viennent de dire. Nous ne sommes pas censé recevoir ce silence-là, nous ne le méritons pas.

Alors, je le chasse.

« Je ne t'en veux pas, tu sais. »

Voire même pas du tout. Dire que je m'en fiche est faux, mais ça ne me pèse absolument pas. La seule chose qui me pèse, c'est que j'aurais pu le remarquer plus tôt. J'aurais pu... agir un peu plus intelligemment.

Mathias redresse la tête, et je vois une petite rougeur se répandre sur ses joues.

Et pourtant, il me répond quand-même :

« Pardon. »

Je m'exclame :

« Mais puisque je te dis que je ne t'en veux pas !

— Mais pourquoi tu ne m'en voudrais pas ?... Tu l'aimais bien, toi aussi, non ? »

Je secoue la tête :

« Pas dans le même sens que toi. »

Donc il y croyait vraiment, à ses théories. Et elles lui pesaient un peu plus que de simples histoires inventées.

Il fronce les sourcils.

« Comment ça ? »

Beaucoup, beaucoup de gens ont fait l'amalgame entre moi et Gretel. On a tellement reçus de surnoms, des choses représentant un amour passionné, qu'on était habitués. En fait... Maintenant que j'y pense, moi-même, si je n'avais jamais partagé avec Gretel ce que j'ai partagé, j'aurais eu la même intuition. Et, je l'avoue, c'est vrai qu'on ne faisait plus trop la distinction. On ne s'était jamais concerté, pour définir clairement ce que notre affection l'un pour l'autre était. Peut-être était-ce de l'amour, alors, et nous ne nous le sommes jamais dit, jamais prouvé.

Et même si c'en était, je n'aurais changé ça pour rien au monde. Pas même pour le nom un peu provocant et obséquieux qu'est l'amour.

Je ne parviens pas à résumer ceci à voix haute. En fait, je n'ose même pas formuler tout ça devant qui que ce soit. Alors je me contente de secouer la tête :

« Ne t'inquiète pas. Tu as le champ libre ! »

Enfin... Si elle était encore vivante.

Durant un instant, j'ai l'impression que ma pensée a été entendue, parce que Mathias reste interdit et muet. Puis il a un petit rire.

« Je ne sais pas si je vais en faire grand-chose... Je ne lui ai jamais vraiment parlé, mais de loin, elle semblait rayonnante. »

Elle l'était.

Pas comme moi.

Je repense aux flacons, et me colle une gifle intérieure pour avoir une telle pensée.

« En vérité, fait Mathias d'un air songeur, je ne sais pas du tout si elle m'aurait plue. Si ça se trouve, en découvrant sa personnalité, je ne l'aurais pas aimée davantage. C'est... une attirance platonique, comme on dit. »

Est-ce que Mathias aurait plu à Gretel ? Je pense qu'on ne peut jamais réellement savoir — encore moins pour ce cas-là, du coup.

Mathias désigne le groupe de filles, au loin, qui ont l'air d'avoir élu domicile près d'un arbre :

« Et puis, les entendre la critiquer comme ça... La méchanceté me révolte, et qu'elle soit dirigée vers Gretel m'a sensibilisé.

— Je comprends. »

Je me perds à observer ces filles-là. J'entends soudain le rire de Mathias éclater à côté de moi :

« N'empêche, je suis plutôt content de m'être écouté, sinon je ne serai jamais venu vers toi ! »

Le compliment me cueille au dépourvu.

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