Chapitre 17
Nous nous sommes mis d'accord pour dire que finalement, personne n'avait gagné cette course. En se poursuivant à travers tout le magasin, on a fait tomber mille et un produits par-terre sous le regard médusé des vendeurs, qui ne réalisaient ce qui se passait seulement au moment où l'on disparaissait dans le rayon voisin. Puis on a fait tomber un énorme puching-ball, et on a décidé de mettre fin au carnage.
Entre nous, j'avais gagné, et de loin.
Après ça, on était tous les deux euphoriques et complètement hystériques. Je ne m'en rends compte que maintenant, mais on aurait vraiment dit deux soûls. Je me demande encore comment on est rentrés sains et saufs, on faisait n'importe quoi, et on racontait n'importe quoi, surtout.
Quand j'ai rendu le vélo à mon frère, il n'a, par chance, pas compris que je m'étais amusé à courser mon ami à travers le magasin avec. Il s'est contenté de sauter de joie, et de me supplier de ne rien dire à papa, car il voulait vraiment l'essayer. De toute façon, dans l'état où j'étais, je suis sûr que même si j'aurais voulu le dénoncer, j'aurais rapporté absolument n'importe quoi à notre père.
J'ai essayé de me calmer un peu durant le repas, mais je voyais bien dans le sourire de mes parents que mon comportement inhabituel leur faisait plaisir, à tous les deux. Heureusement, ils n'ont pas cherché à savoir la raison d'une telle gaieté.
Puis je me suis endormi comme une souche, parce que faire l'abruti durant toute une soirée, c'est fatiguant.
Je me demande comment Mathias fait.
***
Bonjour. Vous n'étiez pas présent lors votre précédente séance avec nos psychologues. Aucun report n'est permis. La prochaine est fixée vendredi, veuillez vous présenter avec une pièce d'appartenance à notre clientèle à dix-huit heures. Bonne soirée.
J'efface sans même attendre que ce message ne se détruise seul, puis me laisse tomber sur mon lit.
Par chance, l'Attrape-Cœur ne semble pas du genre à harceler de message et de publicité... Mais il n'empêche que ces petits rappels-là sont particulièrement désagréables.
Ça fait trois semaines.
Ça fait trois semaines que Gretel est morte.
J'ai l'impression que ça fait trois fois plus, et pourtant, je n'arrive pas à croire que l'échéance de vie de son cœur est dans à peine trois autres semaines.
Je repense sans cesse à cette Gretel qui s'enfuyait dans l'église... Plus le temps passe, plus je réunis des preuves que ce n'était pas elle : elle n'a jamais porté un tel manteau, la véritable Gretel est un petit peu plus petite... Et pourtant, je continue de croire qu'elle m'a filé entre les doigts, ce jour-là.
Tout ça, c'est ce que j'essaie de refouler tout en essayant de me concentrer sur ma lecture, mais j'ai de plus en plus de mal, ces temps-ci. Et les messages de l'Attrape-Cœur ne me détendent pas bien plus... J'ai hâte qu'ils s'arrêtent, quoiqu'ils semblent partis pour me suivre jusqu'à l'échéance de vie du cœur de Gretel. Je soupire, et retourne deux pages en arrière, que j'ai parcourues de mon regard distrait sans même les lire.
Je repense à cette horreur de psychologue, je frissonne de toute mon échine. Je ne veux plus le revoir, ça, c'est certain. Mais d'un côté... Pourquoi ne prendrais-je pas le cœur de Gretel ?
Je dois être beaucoup trop fatigué pour avoir une pensée pareille. Je me lève, repose mon livre, puis vais jusqu'à ma table de chevet. J'attrape la poignée du tiroir, et saisis la petite boîte cubique. Quelques secondes plus tard, je sens le contenu de la fiole se déverser dans mon être, agir à toute vitesse.
À chaque fois que je bois ces potions, je retrouve cette émotion familière qui m'enivrait quand j'étais avec Gretel. Mais... il y a aussi toujours une petite empreinte d'ombre, qui vogue quelque part.
Après tout, je ne suis pas tout à fait certain de ce que contiennent ces flacons... Mais que disait Gretel, dans son mot ? Goutte à ma personne. Visiblement, elle était au courant de ces effets-là.
Est-ce qu'alors, moi aussi, je dissimule une partie de moi-même au restant du monde, sans même m'en rendre compte ? Sûrement. On peut sûrement apprendre à comprendre quelqu'un pendant toute une vie... Et jamais la connaître mieux que soi-même. C'est certainement cette ambition impossible qui réunit deux amants, et les maintient solidement en un couple jusqu'à la fin des temps... Et c'est certainement cette même ambition impossible qui sépare ceux qui se découragent, qui pensent avec ignorance qu'ils savent déjà tout de l'autre, qu'ils n'ont pas besoin de creuser davantage dans leur personnalité, qui ne veulent plus rien savoir.
On ne peut jamais connaître quelqu'un par cœur... Et n'est-ce pas cette part d'ombre éternelle qui nous attire chez quelqu'un ?
Oui. Malheureusement, je n'aurais plus jamais la chance de chercher plus profond du côté de mon amie.
Et comment pourrai-je, un jour, exaucer un dernier souhait en sa faveur ?
***
Notre professeur d'anglais, aujourd'hui, était plutôt joyeux. En effet, il avait déniché un nouveau film, qui selon lui était parfait pour s'entraîner à la compréhension orale, et qui en plus était excellent. Résultat, nous avons fermé les rideaux, éteint les lumières, et, une fois dans le noir complet, nous avons passé l'heure suivante à suivre les folles péripéties d'une jeune lady dans le monde britannique du XVIIIe siècle. Évidemment, la fin est restée en suspend, et nous savons tous pertinemment que d'ici le prochain cours, notre professeur aura dégoté un nouveau film à regarder, qu'il jugera bien meilleur que le précédent. Au moins, ces cours-là m'occupent l'esprit, et de manière agréable, sans forcément penser à mes notes descendantes.
Avant que je ne m'échappe à la sonnerie, le prof m'a attrapé, et m'a dit que j'avais un nouveau rendez-vous avec l'infirmière.
Encore ?! ai-je pensé.
Je suis si médiocre à la comédie ? Je passe mon temps à essayer de la convaincre que tout va bien, et elle continue de me convoquer... Il doit y avoir anguille sous roche, je ne vois que ça. Ou alors, je deviens complètement paranoïaque, à force de voir des complots de partout.
Je soupire. La journée scolaire vient de se conclure, et m'attendent une quantité monstrueuse de devoirs, la suite des recherches pour mon cours de français, et... et tout le reste, que je ne parviens jamais à prévoir, mais qui me sera sûrement désagréable.
Combien me reste-t-il de potions, au fait ? Peut-être pourrais-je en prendre une, ce soir, pour m'aider un peu ? Je sais que je ne devrais pas avoir recourt si souvent à ces choses si rares et si précieuses, qui d'autant plus ne sont pas illimitées. Mais j'ai de plus en plus de mal à voir comment m'en sortir, entre l'infirmière qui continue de vouloir m'avoir en rendez-vous, entre l'école, entre tout...
Enfin bon, me dis-je, tout en parcourant d'un pas rapide les trottoirs jusqu'à ma maison. Je ne devrais pas penser à tout cela.
« Aïe ! »
Le cri m'épingle les oreilles, tandis que, abasourdi, je bascule brusquement en avant. Je vacille, une petite douleur me pince la côte, mais par chance, je récupère assez rapidement mon équilibre.
Je me détourne en un bond, et découvre un vieillard, recourbé sur sa canne. Il se frotte l'épaule d'un geste énergique, sûrement en train de chasser les dernières fibres de douleur sur sa peau.
« Hé ! me lance-t-il d'une voix aigrie. Regarde un peu où tu vas !
— Pardon, je m'excuse précipitamment. Je ne regardais pas trop où j'allais... »
L'inconnu se redresse soudain. Visiblement, il n'a que faire de mes excuses. Il plisse les yeux, creusant un éventail de rides à ses tempes.
« Hé, fait-il en se rapprochant subitement, je te reconnais ! »
Oh non. L'Attrape-Cœur.
Ça ne peut qu'être eux. Je n'ai jamais vu ce type de ma vie, sûrement qu'il a été chargé de m'attraper, au compte de l'hôpital.
Mon temps de repos a été bref.
Je déglutis, et exécute quelques pas en arrière :
« Je... Je ne crois pas... Je ne vous... »
Le vieillard me coupe, et m'assène :
« Mais si ! Tu es le gamin qui m'a bousculé, l'autre jour ! Sans même la moindre excuse ! »
Je le dévisage.
... Finalement, son visage tout en longueur me dit quelque chose...
... Ah, oui. Mercredi dernier, alors que je tentais vainement de rattraper une fille alors que la véritable est bien loin de notre monde. C'est lui que j'avais bousculé.
« Oh, euh... Pardon. »
Je m'apprête à repartir, mais le passant ne semble pas d'avis à me lâcher. Il m'empoigne ma veste au niveau de l'épaule, et me retient.
« La jeunesse, de nos jours, il faut bien leur inculquer l'éducation par la manière forte ! »
Il resserre sa poigne, étrangement tenace pour un sexagénaire. Mon vêtement m'emprisonne, et me tient dans l'hégémonie du vieillard. Je gesticule, essayant de marquer à nouveau un mouvement de recul :
« Je m'excuse ! J'étais pressé, j'aurais dû...
— Écoute-moi bien gamin, j'ai horreur de l'irrévérence ! »
Je sens son regard remonter à mes cheveux blancs. Je comprends immédiatement qu'il est de ceux qui me décrivent comme étant un « jeune délinquant insolent et sûrement mal dans sa peau ». À cette description, je suis persuadé que ce vieillard pourrait rajouter : « à éliminer au plus vite ».
« Je m'excuse ! Je...
— Tais-toi ! crie-t-il brusquement. Les mots de gredin ne m'intéressent pas. Tu sais où j'étais, à ton âge, moi ? »
Laisse-moi deviner... Avec le cœur de ta meilleure amie dans les mains, peut-être ?
Il continue de tonner :
« J'étais au chevet de ma mère souffrante ! Avais-je le temps de déranger ou de blesser qui que ce soit ? Non ! »
...À la différence, celle qui souffrait était déjà morte sans que je n'ai pu atteindre son chevet...
Ma gorge se resserre subitement.
« Des garçons dans ton genre, j'en ai vu, crois-moi ! poursuit-il avec véhémence. Ils ont tous mal finis, à force de blesser leur entourage ! Ta personne n'est pas enviable, elle est simplement envieuse ! Les gens autour de toi capables de se rebeller de ton emprise le feront... Pendant que les autres se feront consumer par ce que tu es ! »
Je me dégage enfin. À présent, mon corps pèse son poids sur mes deux pieds, maintenant qu'il n'est plus maintenu par cette poigne d'acier.
Le vieillard m'incendie une dernière fois d'un regard furibond. Puis enfin, il laisse échapper un grand, long, lourd soupir.
« Mes mots ne feront jamais rien à des idiots dans ton genre... On ne change pas le cœur de quelqu'un en un jour... »
Sur ces dernières paroles, il s'en va. Il traverse le trottoir, grimpe dans sa voiture garée là, manœuvre le volant, et s'insère dans le tapis roulant de la circulation, entre deux de ses semblables.
Il laisse derrière lui un jeune garçon, qui, finalement, n'était pas si insensible à sa colère.
***
« Tout va bien, Timothée ? »
Je hoche lentement la tête, sentant mon gosier tendu et serré s'effriter sous l'effort.
Me fait face ma mère et son regard soucieux. Nous sommes tous les deux en train de remplir le lave-vaisselle, ce soir-là, dans un grand silence.
Ma mère insiste pourtant :
« Tu as l'air préoccupé...
— C'est rien, je coupe tout aussi sec. Je suis juste fatigué. »
Elle ne poursuit pas. Néanmoins, elle me scrute une dernière fois, de ses yeux remplis de détresse.
J'attrape une grosse poignée de couverts, que j'aligne rapidement sur les grilles et que je fais ensuite coulisser dans l'engin. J'essaie d'accélérer la cadence, j'empile à toute vitesse les pourtant fragiles assiettes, les verres, et quand tout est fini, je pousse un soupir.
« J'y vais. »
Ma mère acquiesce, et je quitte la cuisine.
Tu es vraiment désagréable, Timothée.
C'est ce que je me dis pendant que je grimpe les marches des escaliers. J'ai répondu d'une manière trop brusque à ma mère, je trouve, qui n'avait rien demandé. Peut-être est-ce la raison de ses yeux peinés ?
Évidemment que je pense sans cesse à ma rencontre de tout à l'heure. Évidemment qu'elle n'a pas quitté mon esprit en l'espace d'une petite dizaine de minutes, comme l'avait sûrement présumé ce vieil inconnu. J'y pense, j'y pense, et ce, depuis trois heures, sans interruption. Tous ses mots me giflent la conscience sans que je ne puisse parer leurs coups.
La question est... a-t-il raison ?
A-t-il raison, ce vieux monsieur, dont l'expérience est tout de même un peu plus fondée que la mienne, de me traiter de personne non pas enviable, mais envieuse ?
Et qu'avait-il rajouté, à la fin ? On ne change pas le cœur de quelqu'un en un jour... J'ai l'impression d'être affreusement concerné, est-ce normal ?
Et puis, quand bien même cet inconnu aurait finalement tort, je l'ai tout de même blessé, deux fois, suffisamment pour qu'il se souvienne de moi sur un trottoir quelconque d'une plutôt grande ville. Blessé physiquement, mais mentalement également : mon cas avait l'air de l'attrister au plus haut point...
Je secoue la tête, et quand j'arrive dans ma chambre, je me laisse tomber sur ma chaise de bureau.
J'ai déjà confronté d'autres vieilles personnes aigries qui m'ont recraché leur haine d'un passé révolu sur une jeunesse pleine de futur. Que je sois gravement fautif ou non, un pas de travers, et une personne passée la cinquantaine avait tôt fait de me remettre amèrement sur le droit chemin.
Mais celle-ci... tient des propos qui correspondent si bien avec ce que je vis...
Ceux qui pourront se rebeller le feront... et ceux qui ne peuvent pas se feront consumer par ta personne !
N'est-ce pas ce qui s'est passé avec Gretel ? N'est-ce pas ce qui s'est passé avec ma mère, qui se fait un sang d'encre pour mon cas ? N'est-ce pas ce qui s'est passé avec ma petite cousine, Iris, qui, sans même que je ne comprenne pourquoi, s'est mise à pleurer ?
Les cas s'accumulent dans ma tête, et l'alourdissent... je me prends la tête dans les mains.
À ce moment, mon téléphone vibre dans ma poche. Je le sors, et parcours rapidement des yeux le message affiché à l'écran.
Bonjour. Vous n'étiez pas présent lors votre précédente séance avec nos psychologues. Aucun report n'est permis. La prochaine est fixée mercredi, veuillez vous présenter avec une pièce d'appartenance à notre clientèle à dix-huit heures. Bonne soirée.
Je le relis une seconde fois, entame une troisième lecture puis efface sans relire les dernières phrases.
Ils ne m'ont toujours pas lâchés. Est-ce l'Attrape-Cœur qui met sur mon chemin toutes ces personnes, qui ont pour but de me faire douter ? C'est peu probable... Mais si c'est le cas, alors ça fonctionne à merveille.
Non, je ne peux toujours pas suivre leurs séances, et non, je ne peux toujours pas me greffer le cœur de ma meilleure amie. J'ai tout de même encore un petit peu de lumière dans mon être pour ne pas commettre une chose pareille.
Quoique, peut-être qu'avec un autre cœur, cette lumière pourrait être plus grande...
Je me couche, tourmenté.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top