Chapitre 12

Mathias compose à toute vitesse le code de sa maison, traînant avec lui quinze tonnes d'eau dans ses vêtements.

Ça, la pluie ne nous a pas loupé. Par chance, j'ai réussi à sauver les provisions en les dissimulant sous ma veste, seules les anses des sacs ont pris une teinte foncée. Moi, en revanche, je me suis offert en sacrifice à la pluie : l'eau ruisselle le long de mon nez, et mes cheveux sont aplatis en une cascade sur mon front.

La capuche de Mathias n'a du servir qu'aux premières gouttes, puis elle a rendu les armes face à l'averse : elle ne fait presque plus qu'un avec ses cheveux.

Il finit de pianoter sur les touches, patiente une seconde, puis tourne la poignée de fer.

« Ne t'attends à rien de grandiose, hein, fait-il précipitamment. C'est... une maison, quoi. »

Et il pousse la porte.

Un hall minuscule apparaît, si étroit que tout d'abord, je me dis que l'on s'est trompés de porte, qu'on vient de mettre les pieds dans un placard à balais. Aussitôt, une agréable température nous accueille, et nous ôte aimablement quelques frissons.

Aux murs, un papier peint terni par le temps, éraflé à certains endroits, présente des roses qui autrefois avaient du l'être. Des pans de mur dignes de boiseries du XVIeme siècle conservent une riche teinte d'ébène, et font tout le tour de la pièce.

Grimpant du sol jusqu'au plafond, je remarque la présence de tuyaux de plomberie. Ils ont été repeints d'un vert amende, s'accordant avec celui du papier peint.

Et enfin, le plus étonnant de tout ça : s'ajoute à ce décor désuet tout un tas d'objets, tel qu'un téléphone fixe, un radiateur électrique, une grande lampe à pied...

Tous ces objets, en somme, que le XXIe siècle déclare quotidien.

C'est une maison qu'on avait tenté de repêcher du passé, et de rafistoler à droite, à gauche, sans jamais songer à tout démolir pour repartir sur de nouvelles et bonnes bases. On y a simplement ajouté au fur et à mesure ce dont on avait besoin, laissant intact ou presque ce que l'Histoire avait formé.

« Vieille maison, je sais. »

J'ai du être trop indiscret par mon silence et mes yeux ronds. Je n'ai pas visité trente-six maisons dans ma vie, c'est vrai, et encore moins de personnes n'appartenant pas à ma famille.

Mais celle-ci a quelque chose de plus que toutes les autres.

Ce n'est pas de la familiarité, comme j'aurais pu le ressentir chez moi, ou chez Gretel, qui était un peu devenu comme une seconde maison à force de visites répétées. C'est juste... Quelque chose d'incompréhensible, que je n'arrive pas à nommer autrement que l'harmonie du lieu, ou la vie et son bazar quotidien.

La maison d'un garçon devinant l'émotion au travers d'un pouls.

Je ne sais pas si Gretel aurait aimé, mais bizarrement, je trouve ça charmant.

« C'est... sympa, dis-je, essayant de m'empêcher de dévorer les lieux du regard.

— En tout cas, mieux que d'être sous la pluie, sourit Mathias, quittant enfin sa capuche. Pouah ! On n'a vraiment pas bien choisi notre jour. »

Je l'observe s'affairer, poser ses sacs dans l'entrée, s'accroupir afin de retirer ses baskets. Je n'ose pas vraiment bouger, j'ai peur d'évoluer dans cet endroit que je ne connais pas, de bousculer une tradition ou un us de la vie d'ici.

« Tu peux poser ton manteau sur le radiateur, m'indique-t-il, tout en dénouant ses lacets. Normalement, il est chaud. »

Le radiateur ne fait pas référence à l'espèce de machine diaphane futuriste branchée, mais plutôt aux cylindres verticaux, alignés contre le mur. J'y dépose doucement ma veste.

J'ai l'impression d'être dans un musée. Est-ce que j'étais comme ça, lors de ma première visite chez Gretel ? Aucun souvenir.

Je retire à mon tour mes chaussures, puis Mathias déclare :

« Je vais voir ma mère, pour lui dire qu'on est là. On va éviter de lui faire faire un infarctus, ça serait dommage. »

Il quitte l'entrée, je le suis. Nous arrivons dans une grande pièce, partagée entre un salon et une salle à manger, au même parquet sombre et grinçant que le petit hall. Un gros tapis en faux poils gris s'étale entre le fauteuil et le canapé d'un vert usé, face à une télévision plutôt récente.

Partout où je porte le regard, il y a un paradoxe. Tu m'étonnes que Mathias soit nul en histoire : il vit constamment entre un décor du passé et un décor du présent.

« Mathias ? Qu'est-ce qui se passe ? »

Je sursaute.

Et ma première pensée immédiate est : Je reconnais cette voix.

Une femme apparaît de ce qui me semble être la porte de la cuisine. Elle semble avoir une quarantaine d'années. Des cheveux blonds et lisses noués en une queue-de-cheval basique, des lunettes rectangulaires noires sur ses yeux bleus, et une petite touche écarlate sur ses lèvres.

Elle pourrait être madame n'importe qui, mais ma mémoire me souffle que ce n'est pas le cas.

La femme nous interroge du regard. Je laisse Mathias expliquer rapidement :

« Il n'y avait pas de place dans le fast-food, et comme il allait pleuvoir, j'ai proposé à Timothée de venir ici. Le voici. »

Il se décale légèrement sur le côté, et me présente.

J'essaie d'être naturel, mais je ne peux pas m'empêcher de boire du regard les traits de ce que je présume être la mère de Mathias. Pourtant, ils ne m'évoquent rien, sinon une évidente ressemblance avec ceux de son fils, malgré le fait qu'ils ne partagent ni la même teinte de cheveux, ni la même couleur d'yeux.

Je sens les pupilles de la mère de Mathias glisser un quart de seconde sur mes cheveux blancs, mais aucun sentiment troublé ne remonte à son visage. Elle acquiesce, puis esquisse un sourire.

« Enchantée, Timothée. »

C'est quand j'entends mon prénom résonner sur son timbre de voix que je réalise qui j'ai devant moi.

En revanche, elle ne semble pas saisir qui je suis.

Rien de plus normal. Après tout, une secrétaire d'hôpital doit recevoir dix milliards d'appels comme le mien par jour, comment pourrait-elle se souvenir d'un Timothée Nottin ?

Je devrais passer outre, mais une petite voix crie déjà dans ma tête :

Elle a un accès direct à Gretel ! Elle sait où est Gretel ! Elle sait mieux que quiconque comment elle est traitée, et peut se renseigner sur sa fiche de soin !

« ... Bonjour, madame » soufflé-je.

Je commence à manquer d'air, j'ai la tête qui tourne.

« Appelle-moi Coralie » déclare-t-elle sur-le-champ.

Elle se détourne vers son fils, ses traits se font un peu plus sévères :

« Vous mangez dans la cuisine, évidemment. Ne trimballez pas de la nourriture partout. Amy et Sophie font la sieste, donc évitez de parler trop fort.

— OK », lâche Mathias.

Il semble être si habitué, alors que moi, je plonge dans le monde d'Alice aux pays des Merveilles. Décidément, ça fait bien longtemps que je ne me suis pas immergé dans un quotidien différent du mien ou de celui de Gretel.

Gretel.

C'est stupide, Coralie ne doit pas être au courant plus que moi du cas de Gretel, d'autant plus que Gretel n'est déjà plus de ce monde... Mais cette femme est si proche d'elle, elle a accès à l'hôpital, à son étage, à sa chambre...

Elle doit certainement avoir des informations que je ne cherchais pas à la base, mais que je veux finalement par-dessus tout.

Mais que demander ? Comment approcher ? Comment exposer ma requête ?

Le temps que je réfléchisse, et Coralie a disparu dans le couloir. Dans le mur, les marches grincent à son passage.

« Bon, eh bien, c'est parti, fait Mathias en se tournant vers moi. Pff, parfois, j'ai l'impression d'être dans une église, ici. »

J'ai du mal à formuler une réponse naturelle. Je dis du bout des lèvres, sans décrocher mon regard du couloir :

« On ne mange pas McDo, dans une église.

— C'est vrai. Si c'était le cas, il y aurait plus de monde à la messe le dimanche, je pense. Ça doit être meilleur que l'ostie... c'est spécial. »

Je n'ai jamais mangé d'ostie, et ça ne m'étonne étrangement pas que Mathias en ait déjà mangé. Après tout ce que j'ai vu, j'ai l'impression qu'il est bien plus que tout ce que j'aurais pu m'imaginer.

Mathias m'invite dans la cuisine. On dirait que cette pièce est un contenu additionnel de la véritable maison : des murs blancs, un carrelage blanc, de modernes comptoirs en céramique, c'est une cuisine qui semble déjà un peu plus habituelle, mais je ne doute pas qu'elle regorge de surprises.

« Vas-y, installe-toi, dit Mathias. Tu veux une assiette ?

— Non non, t'inquiète.

— Je vais faire pareil, je pense. »

Une myriade de pensées tambourine dans ma tête. Je ne sais pas si c'est la maison qui me fait cet effet, ou si c'est la présence de Coralie Puhra en ces lieux. Les deux doivent très fortement jouer.

Je regarde Mathias se déplacer dans sa cuisine. Évidemment, tout lui semble naturel, il connaît ce décor certainement depuis qu'il est tout petit. Et puis, à mon contraire, il n'a peut-être pas sur la conscience qu'une fille de sa classe est morte en donnant son cœur à son ami, et qu'elle « sommeille » pour le moment dans l'hôpital où travaille sa mère.

À force, il va finir par le savoir. Je suis si plein que j'ai l'impression que je vais tout recracher sans même le vouloir.

« Bon, on va enfin pouvoir manger ! s'exclame-t-il, tirant une chaise, et s'attablant à son tour. La course m'a donné une faim de loup. »

Pas vraiment pour moi, elle m'a plutôt retourné l'estomac, et a rendu plus compact tout ce qu'il y restait.

Tandis qu'il extrait sa commande du sac en carton trempé, j'essaie de faire le tri dans ma tête, mais je n'y arrive tout bonnement pas. Ça doit se voir.

« Ça va ? Tu fais une drôle de tête.

— Hem... Je peux aller aux toilettes ? »

Mathias fronce les sourcils.

« Tu es malade ? »

L'épisode au lycée a du le marquer. S'il croit que chaque visite au cabinet équivaut à une maladie, alors...

« Non, juste une envie pressante. Enfin... Je ne vais pas te faire un dessin.

— Vaut mieux pas. Tu prends le couloir, et normalement, juste avant l'escalier, il y a une petite porte encastrée dans le mur, sur ta gauche. »

Ah, donc je dois me diriger tout seul ?

Bon, il est vrai que ç'aurait été étrange de se voir accompagné jusqu'aux toilettes, mais je n'avais pas réalisé que j'allais m'aventurer seul, dans les couloirs d'une maison que je ne connais pas. D'après les indications de Mathias, les toilettes ne sont qu'à quelques pas... Il n'y a que très peu de risque qu'il m'arrive quoi que ce soit. Mais j'ai l'impression que ma simple présence suffit à créer une anomalie et une distorsion dans ces lieux. Comme une tache d'encre, qui s'étale malgré elle sur le papier blanc.

Je me lève, et quitte lentement la cuisine. J'essaie de paraître assuré, mais je dois être ridicule. Je ne peux pas m'empêcher de m'arrêter dans le salon, et d'analyser un peu le mobilier environnant, avant de m'engouffrer dans le fameux couloir.

Dans ma tête, un énorme brasier grandit, j'entends presque ses flammes crépiter et déchirer mes tempes. Quand enfin, je trouve ces fameuses toilettes, je manque de m'effondrer sur le carrelage, démuni et à bout de forces.

Qu'est-ce qui m'arrive ? Est-ce ce lieu inconnu qui m'oppresse ? Oui, je crois bien, car jusqu'ici, quand j'entrais dans une maison, j'y étais déjà entré une bonne cinquantaine de fois auparavant, au moins...

Il faut que je me calme, mais je ne sais pas comment faire.

J'ai envie de retrouver Gretel. Elle me manque. Elle m'était fondamentale, elle faisait partie de mon quotidien, celui qui me rassurait car je le croyais stable. Et de cette amitié solide, je repars à zéro, à devoir visiter les maisons des autres, à devoir comprendre comment ils vivent, accepter leurs mœurs, leurs critères... Et c'est épuisant. Je veux retrouver la familiarité de notre amitié.

Si seulement j'avais avec moi un flacon de potion... Évidemment, j'ai tout laissé dans mon sac, dans la cuisine. Si j'en prenais, je me préserverais de tous ces soucis, ainsi que je préserverais Mathias du Timothée bizarre que je suis. J'éviterais de me donner en spectacle inutilement.

J'essaie de me raisonner, en me montrant qu'avant, je n'en avais pas besoin, et que je vivais parfaitement sans. Oui, mais avant, j'avais Gretel... et plus maintenant.

Même ma personne souffre de ce que je suis, c'est dire à quel point je suis un calvaire à tous les points de vues.

J'expire, puis je renifle, doucement. Les murs exhalent d'une infime odeur de cèdre, le genre de saveur que l'on pourrait cueillir le matin, dans les forêts qui sortent doucement de la nuit.

Bon, il est temps pour moi de ressortir. Mon cœur s'est un peu calmé. Je tire la chasse, faisant mine d'avoir réglé une tout autre affaire, puis quitte les cabinets.

En chemin, je porte mon attention sur les quelques tableaux du couloir. Sous le verre des cadres, ce sont des dessins d'enfants qui sont exhibées. Une peinture d'un homme (ou d'une femme ?) folklorique à trois bras retient un peu mon attention. En bas, trois petites lettres se dressent, joyeuses et maladroites : AMY.

La petite-sœur de Mathias, je présume. Ça me fait penser à Iris.

Je frisonne, me détache des peintures et m'engouffre dans la cuisine.

Là, Mathias est penché sous l'évier, en train d'extraire du placard une grande bouteille d'eau.

« Ah, t'es là, commente-t-il, bataillant avec l'emballage en plastique.

— Je regardais les dessins de tes petites sœurs » dis-je, justifiant mon potentiel retard.

Il se met à rire :

« De grandes artistes, pas vrai ? »

Une remarque empreinte d'un sarcasme et qu'une moquerie tangible, bien entendu. Cependant, Mathias ne semble ni jalouser, ni mépriser les gribouillages enfantins de ses petites-sœurs. Il doit plutôt bien s'entendre avec elles, j'imagine.

Il finit par extraire la fameuse bouteille, la pose sur la table, et on déballe sans plus attendre nos commandes.

Je me prends à penser : aurais-je pu deviner un quelconque lien de parenté entre Mathias et la voix de la secrétaire ? Évidemment pas, ce ne sont que leurs traits qui sont frappants, bien que les teintes qui les colorent diffèrent complètement. Tandis que Coralie observe à travers des yeux d'un azur clinquant, un véritable glacier figé, Mathias, lui, arbore des iris d'un brun oscillant entre le noisette et le brique, le genre qui rappelle l'automne dans sa belle lumière joviale.

Comme quoi, parfois, les couleurs ne révèlent rien, et séparent inutilement ce qui est pourtant égal.

J'aimerais martyriser Mathias de questions, l'harceler d'interrogations, quitte à en paraître suspect. Mais de quoi pourrait-il me suspecter ? Devinera-t-il un jour que je possède le cœur de ma meilleure amie ? Pas l'ombre d'une chance, évidemment.

Mais il n'empêche que je me retiens.

« Amy, c'est la cadette ou la benjamine ? »

Cette histoire m'intrigue, tout de même.

« La cadette, me répond Mathias. Elle va bientôt avoir sept ans. Sophie en a quatre. À elles deux, ce sont de véritables tornades !

— J'imagine. »

Je revois l'étrange peinture d'Amy.

Il y a certaines folies suffisamment douces pour qu'elles soient appréciées.

***

Il est seize heures tapantes quand je passe la porte de la maison de Mathias.

Quatre heures. J'ai partagé exactement quatre heures avec Mathias, à discuter, à manger, à visiter sa drôle de maison là où l'on pouvait s'aventurer, sans risquer de tirer ses deux sœurs de sommeil.

Sa maison continuait de rassembler plusieurs époques à la fois en quatre murs ; à l'étage, les murs étaient incurvés de moulures et d'ornements évoquant ces grands salons où ducs et duchesses devaient se disputer des parties de billard à n'en plus finir, vêtus de leurs costumes aux nombreuses couches de tissus, le feu crépitant dans une cheminée de marbre. Aux fenêtres de ces mêmes pièces pendaient en revanche des stores et des rideaux modernes, sans la moindre similitude avec les vieux carreaux de la maison.

Je n'ai jamais vu autant de paradoxe dans un seul et même endroit. Et je n'ai jamais vu autant de paradoxes vivre dans une telle harmonie.

C'est ce que je me répète, tandis que je remonte les rues de la ville. La pluie a cessé, heureusement, mais ces lourds nuages refusent de partir, et les voir traîner autant est sûrement annonciateur d'une nouvelle averse.

Cette journée emplit tellement ma conscience que je ne remarque pas tout de suite la sonnerie de mon téléphone, légèrement étouffée par mon sac à dos.

Je m'empresse de le descendre de mes épaules, l'ouvre, et en extrais mon portable. C'est Noah.

Que me veut-il ? Il n'est pas du genre à appeler, et encore moins à appeler son petit-frère. À quoi bon, de toute façon, il doit connaître mon timbre de voix par cœur à force de vivre avec moi, et il doit suffisamment me côtoyer au quotidien pour éteindre tout besoin de m'entendre. Un message n'aurait-il pas amplement suffi ?

En plus, n'était-il pas de sortie, lui aussi, aujourd'hui ?

Je finis par accepter l'appel, et porte mon téléphone à mon oreille.

« Allô, Tim ?

— Noah ? Mais qu'est-ce que tu...

— Hé, arrête de gueuler ! »

Je me coupe net.

À l'autre bout du fil, j'entends Noah s'esclaffer :

« C'est fou, je n'ai même pas mis le haut-parleur, et tu m'as quand-même grillé un tympan, si ce n'est pas les deux !

— Très drôle. Qu'est-ce que tu veux ?

— Hem... Eh bien... »

Sa voix devient inaudible, je ne perçois qu'un marmonnement, ponctué d'un petit reniflement et d'une petite toux.

« ... J'aurais besoin de ton aide, Tim. Vois-tu, j'ai... un petit souci. »

Je fronce les sourcils, puis me décale sur le trottoir, laissant passer un homme visiblement pressé. Je m'appuie contre la façade d'une maison, plus que perplexe.

Je répète :

« Un petit souci ?

— Ouais... Rien de grave, mais j'aimerais juste que tu ne le dises pas aux parents, quoi. »

Ah, me voilà rassuré. Noah est le genre de personne qui sait parfaitement où et quand solliciter une aide extérieure, et si elle doit venir d'un adulte ou non. S'il juge que les parents ne doivent pas être au courant, alors il n'y a rien à craindre.

Je m'impatiente :

« Bon, qu'est-ce qui se passe ? »

Noah lâche :

« Bon bah voilà : j'ai niqué mon vélo. »

Ah.

« ... Vraiment ? fais-je.

— Vraiment vraiment, acquiesce-t-il calmement. Pour tout te dire, la roue s'est barrée.

— Hein ? Mais comment?

— C'est compliqué, c'est à cause du sol mouillé, m'enfin bref, maintenant que tu es dans la confidence, je t'interdis de dire quoi que ce soit aux parents !

— Compris, mais tu veux que je fasse quoi ?

— Je voulais déjà que tu sois dans le secret, vois-tu, et que ce secret, tu le gardes jusqu'à ta mort. Et aussi... Aussi que tu m'aides, parce qu'en même temps que le vélo, bah je me suis fait un peu mal. »

Il s'empresse d'assurer avant que je ne dise quoi que ce soit :

« Rien de grave ! Je suis juste coincé, et au beau milieu d'un champ, tu vois le genre. Je n'ai pas envie de passer ma vie là, quoi. »

Évidemment, je devine qu'il doit être suffisamment amoché et suffisamment coincé pour m'appeler. Il ne doit pas avoir le libre contrôle de ses mains, sinon, il m'aurait envoyé un message.

Mon frère, coincé quelque part, meurtris et prisonnier de ses blessures...et ça ne m'affole pas.

Pourquoi je reste aussi stoïque ?

Timothée, imagine-toi ça ! Ton frère vient de chuter de vélo ! Il a plu, il doit être trempé ! Peut-être qu'il a glissé dans les ronces, ou pire, qu'il s'est cogné contre un trottoir !

Je sais ce que tomber de vélo représente et peut engendrer, et aucune de ces représailles n'est agréable.

Il n'empêche que mon souffle ne s'accentue pas, que mon cœur ne s'emballe pas, et que je reste drôlement calme, posé contre un bâtiment dans la rue de Mathias.

« ... En plus de ça, je suis un peu perdu, reprend mon frère. Tu vas pouvoir me ramener à la maison. »

Je hoche la tête silencieusement. Noah commence à me donner mille indications, je finis par saisir à peu près l'endroit où il se trouve. Il me remercie, répète à nouveau de ne surtout rien révéler aux parents, et raccroche.

Et je ne sens toujours rien.

Pas la moindre peur, pas le moindre affolement.

Pourtant, je l'aime bien, mon grand-frère. Bon, certes, il aurait vraiment pu aller commander ce menu tout seul, c'est vrai. Mais il reste une personne avec laquelle j'ai grandi, avec laquelle j'ai ri et partagé, avec laquelle j'ai disputé de nombreuses parties de jeux vidéos.

Et pourquoi je n'ai pas peur ? Pourquoi... Pourquoi je ne sens rien ? Peut-être parce que je l'ai eu au téléphone ? Mais je ne suis pourtant pas sans savoir que mentir est d'un usage courant, il aurait très bien ou atténuer la réalité... Et même en ayant cette information à l'esprit, je n'ai pas la moindre frayeur.

Ma mère, elle, aurait déjà caqueté nerveusement à travers toute la maison, brisant son masque impartial d'éternelle effacée, comme une poule à qui on aurait coupé la tête.

En fait, je crois que je ne réalise tout bonnement pas.

Noah est souvent tombé de vélo. Oui, Noah est souvent tombé de vélo. Je l'ai déjà vu faire, glisser de sa selle, pencher son vélo comme un motard jusqu'à se retrouver par terre, dégringoler d'une roue arrière. Mais à chaque fois, malgré ses genoux sanguinolents et ses mains écarlates, il se relevait, parfois avec l'aide de mes parents, parfois seul, et quand il était seul, il dardait sur moi un regard apaisé et apaisant, l'air de dire qu'il allait bien, et qu'il n'y avait vraiment pas la moindre raison de prévenir les parents.

J'ai vu trop de fois Noah tomber, pour ensuite se relever pour que ça m'effraie. Et je l'ai vu trop longtemps vivre pour m'imaginer un jour qu'il puisse mourir d'une chose aussi bête.

C'est pourtant ce qui est arrivé à Gretel. Ce jeudi-là, en allant à notre rendez-vous, je n'ai jamais pensé à un seul instant qu'elle allait me parvenir... aussi réduite, et que ce serait la dernière fois qu'on se verrait. Non. Pour moi, ce jeudi, on allait se promener en ville, demain on se serait retrouvés en première heure pour un cours de français, samedi on serait allés faire nos petites sorties culinaires dans divers restaurants.

Et malgré ça, je continue de penser que Noah me parviendra intact de cette promenade en vélo.

Tout à coup, je reçois un brusque coup dans le dos.

Je bascule brutalement en avant, gardant plus ou moins mon équilibre, mon sac s'échappe de mes mains et s'écrase net sur le trottoir.

« Pardon. »

Une femme apparaît dans mon champ de vision, me dépasse, et poursuit sa route d'un pas rapide.

Je la regarde disparaître dans le coin de la rue. Je n'avais pas vu que je bloquais à ce point le passage. Je me décale pour de bon, et ramasse mon sac.

Sa subite chute a remué tout son contenu. Le repas de Noah, mes clés, mon téléphone, la boîte cubique du cœur de Gretel... ouverte...

Ouverte...

Je la regarde, désemparé, un quart de seconde.

Puis je comprends d'où vient cette petite tache dans le fond de mon sac, s'étalant comme une petite mare de pluie.

Des débris de verres rayonnent, visiblement fiers de mon horrible bêtise.

J'ai cassé des flacons.

Affolé, je commence à me débattre avec toutes mes affaires, les arrachant une à une de la chaleur de mon sac, les jetant sans respect sur le trottoir, et finis par sortir délicatement la petite boîte.

Sérieusement ? Il n'a fallu qu'une petite chute pour que tout se brise net ?

Heureusement, le cœur semble intact... tous les autres flacons également. Seuls deux ont rendu l'âme pour aujourd'hui.

Mon poing se serre de fureur, j'ai perdu deux flacons ! Deux ! Ces petites choses qui me rappelaient Gretel, ces petites choses qui émanent d'elle ! Comment ai-je pu être aussi peu précautionneux ? Deux flacons que j'aurais pu boire, et que j'ai d'ailleurs refusé de boire il y a à peine quelques heures !

Je rassemble les différents objets composant la boîte, semés au fond de mon sac : les quelques flacons, le cœur, les deux petits papiers...

... Les deux petits papiers ?

Surpris, j'attrape le premier, que je reconnais immédiatement pour l'avoir lu et relu des centaines de fois, les derniers mots que Gretel a du coucher sur papier. Je le relis encore une fois, peut-être pour me détendre, peut-être pour me rappeler qu'au moins, lui, je ne l'ai pas perdu.

Puis je tire le second.

Et c'est une toute autre histoire.

J'ai, dans mes mains, une petite carte, plutôt épaisse, surmontée de grandes lettres d'or.

Hôpital « Attrape-cœur »

-Depuis 2008-

23 bis bis Chloé Collins.

Et, juste à côté, il y a un petit signe ; celui d'un cœur doré, soutenant une petite plume délicate.

L'Attrape-Cœur.

Je retourne la carte. De l'autre côté, elle est vierge.

L'Attrape-Cœur.

L'Attrape-Cœur.

Un hôpital ?...

... Oh.

Gretel n'a jamais mis son plan à exécution seule.

Je me jette sur mes pieds, empoigne mon sac, et détale sur le trottoir, à l'opposé de l'endroit que m'indiquait Noah quelques minutes plus tôt.

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