Chapitre 11
« Tu fous quoi ? »
Mon frère est assis à côté de moi sur le canapé, les pieds posés sur la table basse.
Sur l'écran de télévision en face de nous, les images d'une série policière défile. Ça, c'est mon frère et sa passion du streaming. Il trouve toujours tout, mais toujours en anglais. Ne comprenant qu'un mot sur trois, il m'est facile de perdre le fil.
« Je discute » réponds-je.
Bon, il s'agit de la discussion la moins palpitante de l'histoire, puisque je suis en train d'organiser cette fameuse virée avec Mathias. Il m'a demandé mon numéro un peu plus tôt, quand j'ai finalement véritablement accepté sa proposition.
« Avec qui ? interroge Noah.
— T'es curieux, toi.
— J'assume. Toi, en revanche, tu es cachotier. »
Je hausse les épaules, vaincu :
« Avec quelqu'un de ma classe. Il veut qu'on mange ensemble, samedi. »
Noah tourne la tête :
« Il ? Un ami ? »
Difficile à définir. Je partirais plutôt sur le terme de connaissance, moi. Ce rendez-vous a sa part de mystère que je ne parviens pas à élucider.
Mais mon grand-frère n'en reste pas là :
« C'est qui ? Je le connais ?
— Je ne pense pas.
— Dis quand-même.
— Mathias.
— Mathias ? Mathias Purha ? »
Je fronce les sourcils, et me détache enfin de mon téléphone. Noah est visiblement plutôt fier de son effet.
« Il est connu ? j'interroge, perplexe.
— Il faisait du basket, avant. Mais il n'en fait plus. »
Tiens donc. Du basket ? Je ne connaissais pas cette part de Mathias... Après, il est vrai qu'il ne me raconte pas grand-chose de lui. Jusqu'ici, pour moi, Mathias ne vivait que de ses théories stupides qu'il me partageait presque quotidiennement, et qu'il n'avait rien d'autre dans sa vie.
C'es stupide d'avoir pensé ça, en effet.
« Pourquoi ? m'étonné-je. Il était mauvais ?
— Pas spécialement. Juste... Hem... Trop petit. »
Trop petit.
Il est vrai que Mathias est légèrement plus petit que moi, et je ne suis pas bien grand. Honnêtement, ça ne m'a jamais tellement dérangé. En fait, je crois même que Gretel avait la même taille que Mathias. J'avais donc à peu près la même silhouette à côté de moi, sans que je ne me sente abrité sous un réverbère ou accompagné d'une table basse.
« C'est vraiment si meurtrier que ça, être petit quand on fait du basket ? questionné-je. Ou c'est juste des clichés ?
— Difficile à dire. Tu peux être très bon et être petit. Mais généralement, quand tu regardes les professionnels mondialement connus qui talonnent les deux mètres, ça peut décourager. »
Mon frère n'a pas ce problème. Il a hérité des gènes de mon grand-père, et notre grand-père, malgré ses épaules voûtées, mesure toujours un bon mètre quatre-vingt. C'est toujours Noah qui a l'honneur d'attraper les objets en hauteur, d'aller chercher quelque chose dans un arbre ou pour passer le plumeau.
Mathias, complexé par sa taille... En vérité, ça me surprendrait si c'était le cas. Il a l'air d'être de ce genre de personne qui s'accorde tout à fait avec son physique, son être épousant parfaitement son corps. Le genre qui ne fait qu'un avec tout ce que la nature lui a confié à sa naissance, qu'il utilise au quotidien avec plaisir, sans lui trouver le moindre défaut.
A-t-il été découragé, comme le présume Noah ? Vaincu par tous ces basketteurs mesurant presque deux mètres ? Dénigré par le hasard ?
Dans un sens... Tout comme Mathias, ces derniers temps, j'ai l'impression d'avoir rompu un pacte avec moi-même. Je suis honteusement moi, celui qui tourmente sa mère jusqu'aux aurores, celui qui fait pleurer sa petite-cousine en un tour de main, celui incapable d'œuvrer et de faire quoi que ce soit.
J'aimerais être quelqu'un d'autre, parfois.
Quelqu'un d'autre que Timothée Nottin. Quelqu'un qui puisse faire sourire, rire peut-être. Quelqu'un qui amuse sa petite-cousine, réconforte ses parents, puisse offrir un peu de joie et d'allégresse à son entourage.
Mais je n'y arrive pas.
Et peu importe les efforts que j'apporte, je resterai celui que je suis, et ce, éternellement.
Mathias ne peut pas se greffer de quoi atteindre deux mètres. Et moi, je ne peux pas changer de personne.
À part si...
... À part si j'utilise le cœur de Gretel ?
« T'as l'air drôlement sombre, relève Noah. Journée merdique ? »
Je secoue négativement la tête, essayant de chasser ces pensées qui ne devraient jamais naître dans mon esprit.
Prendre le cœur de Gretel... Non mais, ça ne va pas ?
« Courage, reprend mon grand-frère, se tournant à nouveau vers la télé. C'est bientôt le week-end. Hé, mais il n'était pas censé être mort, lui ? »
Il est reparti dans le monde de sa série. Je n'ai pas envie de forcer mon oreille à capter des syllabes qui ne composent aucun mot de ma langue natale.
Mon téléphone vibre dans mes mains, ramenant mon attention que j'avais égarée en sombres réflexions.
Cool alors. À samedi !
Ce n'est que maintenant que je me rends compte que samedi, ce samedi-là je suis pris.
Et ce n'est pas pour voir Gretel.
***
« On peut t'accompagner si tu veux. Pour samedi. »
Ma fourchette se fige dans les airs, et la première chose à laquelle je pense est : comment savent-ils ?
Mais la réponse me parvient tout aussi vite : Noah.
Sans adresser le moindre coup d'œil à mon frère, attablé sur ma gauche, je redresse le regard dans celui de ma mère.
Mon père rajoute :
« C'est quoi, un fast-food ?... Ce n'est pas très cher, on peut même te le payer si tu le souhaites. »
Je hausse les épaules :
« Pas besoin, merci. »
Tout ce que je me demande, c'est comment Noah a pu communiquer l'information entre tout à l'heure et maintenant. Est-ce mon frère qui a révélé de lui-même ce rendez-vous, ou sont-ce mes parents qui l'ont traqué ?
Parce que dans ce dernier cas, je suis persuadé que ma mère dort avec son magazine et ses sept étapes pour être autant derrière moi.
« On le connait ? s'enquit cette dernière. Il est dans ta classe ? »
J'acquiesce :
« Je le connaissais déjà au collège.
— Il faisait du basket avec moi » renchérit soudain Noah.
C'est au tour de mes parents d'opiner du chef. Ils doivent sûrement être rassurés, que Noah connaisse celui avec qui je vais partager mon samedi midi.
Ma mère attaque le côté pratique :
« C'est à quelle heure ?
— Midi moins le quart, environs. Le temps de commander.
— C'est la pizzeria du coin ?
— Oui.
— Vous mangez là-bas ?
— Oui.
— Vous faites attention, bien entendu.
— Oui oui. »
Après cet interrogatoire, je termine rapidement de manger, débarrasse ce qui peut être débarrassé, puis je monte à l'étage.
Je relis rapidement mes cours pour demain, appliquant une dernière couche de notions sur ma mémoire. Le sommeil la fera sécher.
Je ne peux pas m'empêcher d'observer le cœur de Gretel. Lui aussi commence à sécher. Je repense à mes idées de tout à l'heure, et je secoue la tête, négativement, seul dans ma chambre.
Le petit mot disait un mois et demi, et on entame la troisième semaine. J'ai l'impression que le temps passe trop vite... Alors que Gretel me semble absente depuis bien trop longtemps.
***
Samedi.
Je claque la porte de l'entrée après avoir crié un à plus tard à travers toute la maison. J'ai finalement refusé l'offre de mes parents, à savoir celle de m'accompagner en voiture. J'ai besoin de digérer seul cette petite appréhension qui est bizarrement en train de grandir dans mon ventre.
J'ai pris mon sac à dos. Non pas pour aller réviser mes cours dans l'odeur de la friture, mais tout simplement parce que Noah m'a demandé de lui ramener un menu, celui de mon choix, mais au moins composé d'un grand cookie chocolaté. Qui l'aurait cru. Je me dirige vers l'arrêt de bus.
Nous sommes samedi, j'ai un sac à dos, je patiente devant l'arrêt, je m'apprête à manger, et toutes ces circonstances combinées me donnent l'étrange impression d'aller rejoindre Gretel.
Quand l'autocar arriverait, elle serait là, au fond, patientant avec sa liseuse dans la main. Elle aurait sûrement réservé la place à côté d'elle, si elle avait eu le cœur de se défendre contre un passager un peu trop bourru.
Je lui aurais demandé ce qu'elle lit. Elle m'aurait répondu. Peut-être que je l'aurais lu aussi. On en aurait longuement discuté, plaisanté, bataillé sur les différents personnages. Et même si ce livre, je ne l'avais pas lu, aucun silence inconfortable n'aurait réussi à se glisser entre nous, tant nous étions proches, elle et moi.
Je doute que ce soit le cas avec Mathias.
Parce qu'après tout, de quoi est-ce qu'on parle, les fois où nous sommes ensembles ? La moitié du temps, c'est lui qui mène la conversation avec ses théories stupides, quoiqu'elles ont un peu diminué en quantité depuis quelques temps. Je me remémore rapidement les raisons pour lesquelles j'ai accepté ce rendez-vous, et, n'étant plus d'accord avec la plupart, je sors mon téléphone, en me disant qu'au moins, j'aurais tenté de faire plaisir. Gretel l'aurait bien fait, elle. Je crois.
Le bus arrive enfin. Je grimpe à l'intérieur, pas de Gretel évidemment, il est même carrément vide.
Tout en me dirigeant vers le fond du bus, je me souviens que Mathias a perdu sa carte de transports. C'est stupide, maintenant il va devoir faire tout le trajet à pied. Il doit certainement être en route, alors. À moins qu'il soit du genre à attendre la dernière minute pour aller se chausser. Je verrai bien.
Les bâtiments de la ville défilent à mes yeux, d'abord ceux datant du siècle précédent, mais maintes et maintes fois grossièrement rénovés, puis les vieilles maisons bordées de routes défoncées, qui n'ont pas encore reçu ce châtiment. Un brin de verdure tournant légèrement à l'orange, par-ci, par-là, rappelant que les beaux jours sont finis, et que l'hiver arrive.
... Je suis persuadé que Gretel aurait adoré ce trajet en bus.
Moi, je ne l'apprécie pas vraiment, mais elle, elle aurait vraiment beaucoup aimé. Je la connais.
Je tourne le regard vers le paysage, et essaie de le percevoir par les yeux de Gretel. Horriblement compliqué. J'ai vraiment du mal à trouver un intérêt quelconque dans ce que je vois. Comment décrire avec passion un trajet morne et plutôt ennuyeux ? Et puis, aucun paysage ne m'a jamais réellement coupé le souffle...
Peut-être qu'avec sa potion mystérieuse, comprendre ce que Gretel ressentait à ce moment-là pourrait m'être plus simple ?
Mais arrête d'y penser, sérieusement !
Je me repositionne sur mon siège, me raclant discrètement la gorge.
Le bus arrive. Quelques passagers montent finalement à bord, et moi, je descends. Peu de temps après, l'engin repart de plus belle, soufflant tout autour de lui l'odeur nauséabonde de son moteur.
Bon, le MacDonald n'est qu'à deux rues d'ici. Je me mets en route. En manque d'occupation, je commence à calculer mentalement mon heure d'arrivée.
« Timothée ! »
Je sursaute, et fais volte-face.
Mathias, sa fidèle capuche sur la tête, réduit les derniers mètres qui nous séparent en courant.
« Pardon, j'suis peut-être un peu en retard, fait-il quand il arrive à ma hauteur, dégainant son téléphone pour vérifier l'heure. C'est que, j'ai des petites sœurs...
— Non, ça va, tu es à l'heure. »
Je devine à sa respiration appuyée qu'il a piqué un sprint sur le chemin. Une fine buée s'enfuit de son nez.
Son trajet n'a pas du être de tout repos, mais au moins, il est arrivé pile à l'heure, je ne peux pas le contester.
J'hésite, puis j'interroge :
« Tu es l'aîné de ta famille ?
— Ouaip ! acquiesce-t-il, tapant rapidement quelque chose sur son portable. J'ai deux petites sœurs. Elles ne sont pas méchantes, simplement rapidement usantes.
— Je ne connais pas ça, moi. Je suis le dernier. J'ai un grand-frère. Noah. »
Je me souviens soudain de l'anecdote de Noah, que Mathias ait été dans son club de basket à une époque. Peut-être que le prénom de mon grand-frère va titiller quelque chose au fond de sa mémoire, alors.
Mais il n'en laisse rien paraître.
« On est les deux extrêmes, en fait, commente-t-il.
— Exact.
— Avoir deux petits frères, ça ne doit pas être triste non plus.
— J'imagine. »
Gretel était fille unique, pensé-je. Elle ne connaissait ni l'un, ni l'autre.
On reprend la route et, comme je l'avais prédit, un grand silence s'installe.
Pourtant, Mathias n'en a pas l'air gêné, ni embarrassé du tout, il semble nager dans son élément. Ça doit certainement être normal, pour lui, de partager des silences.
« J'ai une nouvelle théorie. »
Ah. Je préférais les silences.
Je soupire :
« Vas-y ? Cette fois, je largue Gretel du haut de la Tour Eiffel ?
— Hé, t'étais pas loin ! Du Mont Blanc ! »
Il commence à me narrer une histoire sans queue ni tête, où, devant un yéti et pris en étau par des ours polaires, j'aurais mis à terme à notre relation.
« Des ours polaires, répété-je. Au Mont Blanc ?
— C'est les amis du yéti, m'explique Mathias. Il se sentait seul, tu comprends. Il a des amis du quatre coins du monde.
— C'est bien ce que je me disais, fais-je, après une rapide recherche sur mon téléphone. Les ours polaires vivent exclusivement sur la banquise.
— Oui, mais il y a bien des français qui s'exilent dans d'autres pays !
— À la différence, on a des voitures, nous.
— Eux, ils savent nager !
— Pour traverser plusieurs océans d'affilée, il faut y aller.
— Ils font des pauses sur des petites îles.
— Tu vas me dire qu'ils ont des cartes, maintenant ? »
Le MacDonald apparaît. On retombe dans le silence. C'est à cet instant que je me rends réellement compte de ce que l'on parlait, la minute d'avant.
Je me rappelle soudain de la commande de Noah. Espérons simplement que je ne l'oublie pas à nouveau.
Lorsqu'on passe les portes du fast-food, Mathias revient à la charge :
« Bon, peut-être pas des ours polaires. Peut-être deux autres yétis. Tu préfères ?
— Toujours très loin de la vérité, mais c'est déjà plus crédible.
— Ou alors, je peux te faire la version aquatique, si tu veux. »
On commence à faire la queue, pendant qu'il me narre en détail le moment où je me rends compte qu'un énorme serpent sous-marin nous guette, et où j'estime que sauver ma peau est plus important que sauver celle de Gretel.
« Bon, on part sur une amitié en pacotille, alors, remarqué-je, tandis qu'il me décrit ce moment où j'abandonne lâchement Gretel dans la gueule du serpent.
— Parfois, on a beau avoir des liens profonds, sur le moment, on se plante », répond Mathias en secouant la tête.
C'est à ce moment qu'il décide de retirer sa capuche. À nouveau, ses cheveux châtains se déploient, dans une joyeuse pagaille animée. Je les fixe, quelques instants, puis je détourne le regard :
« Il faut que je commande pour mon frère. »
Mathias soupire :
« Tu te fais exploiter, mon pauvre. »
Sa remarque me pique un sourire. C'était plutôt inespéré. Finalement, peut-être que ce samedi pourrait être agréable.
Je finis par me détendre un peu. Même quand on frôle l'ennui, aujourd'hui, il n'arrive jamais réellement à nous happer et à nous faire disparaître dans des sentiments incertains. Peut-être est-ce du à la nature bavarde de Mathias, peut-être suis-je plus réceptif à la discussion aujourd'hui, je n'en sais rien.
Mais inconsciemment, je reste tout de même sur mes gardes. J'ai l'impression que quelque chose va me tomber sur le coin de la figure, très, très prochainement.
Nos commandes passées, nous tentons de nous asseoir, mais évidemment, nous sommes samedi midi, et le fast-food est bondé. Nous nous résolvons à sortir dehors, là où l'odeur de la pluie nous attend.
« Je nous déclare officiellement maudits, grommelle Mathias. Au pire, on prend à emporter, et on s'en va.
— Ça me paraît être la plus judicieuse des solutions, j'acquiesce. Et on irait où ?
— T'as vu, j'ai parfois de bonnes idées.
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Pardon, on fait toujours passer les compliments en premier. Je ne sais pas, je vais chercher. »
Il sort son téléphone, et lance ses investigations.
Je ne l'avais même pas vu remettre sa capuche. Ça doit être de l'ordre du tic, il n'y a que ça. Comme mon père qui appuie trois fois sur le haut de son stylo pour enfin écrire, ou comme mon frère qui se mord la joue quand il est en colère.
Penser à Noah par le biais de Mathias me ramène à l'esprit cette histoire de basket. Ç'en devient obsédant, je ne sais pas pourquoi j'y pense tout le temps. J'ai trop de questions, je vais finir par me percer comme un ballon de baudruche trop plein.
Je me ramène tant bien que de mal dans le présent. Je regarde la foule de clients danser de l'autre côté de la vitre. Je n'arrive à discerner aucun visage. Sûrement que la vitre est trop sale, ou parce qu'ils bougent trop vite. Ou soit parce qu'aucun n'accroche mon regard. Au-dessus de nos têtes, le ciel est en train de s'emmitoufler d'une grosse couverture de nuages gris.
« On ferait mieux de faire vite, déclaré-je, désignant du menton le ciel. Le temps est contre nous.
— Bon, au pire, on va chez moi, tranche Mathias. En vérité, ce n'est pas si loin.
— Suffisamment loin, tout de même, pour que la pluie ait le temps de nous rattraper.
— J'espère que tu es bon à la course.
— Pas du tout.
— Moi non plus.
— Pourtant, tu joues au foot ?
— Jouer ne veut pas dire exceller, très cher. »
Il est temps d'aller chercher nos commandes. Nous rentrons dans le bâtiment, nous nous positionnons dans la queue, entre les conversations, les odeurs de repas et la douce chaleur des lieux.
« Je doute sincèrement qu'on puisse éviter la pluie, dis-je, le regard dirigé vers les grandes fenêtres.
— L'optimisme, tu connais ?
C'est drôle, Gretel aurait pu tenir ce même discours.
Je me renfrogne un instant, quittant ce monde bruyant et gris pour me renfermer sur l'image de mon amie, qui venait de se dessiner dans mon esprit.
Une vingtaine de minutes plus tard, nous nous retrouvons dehors, des sacs en carton sous le bras, chauds pour le moment.
Les voitures semblent s'agiter fiévreusement sous ce ciel menaçant. On ferait peut-être mieux d'en faire autant.
On se met alors en route, remontant toutes les rues que j'avais traversées en bus. Pendant que je marche, cette drôle de sensation revient me bercer. La sensation que tout ce qui se passe autour de moi n'est que chimère, que je nage dans l'illusion, ni rêve, ni cauchemar. Juste... totalement décalé de la réalité dans laquelle je vis habituellement.
Tout de même... je suis en train de traverser toute la ville pour aller chez quelqu'un, que je ne connais qu'à la suite de conversations plutôt douteuses... Je redoute les silences, mais j'ai l'impression qu'ils ne sont douloureux que pour moi. Pourtant, j'en ai partagé mille avec Gretel... Gretel...
« Ça va ? fait Mathias. Tu ralentis un peu. »
Je prétexte un point de côté, mais en vérité, ce point, je le sens plutôt dans mon torse, en train de me grignoter douloureusement le poumon gauche. Je n'ai plus faim du tout. Les cartons chauds dans mes bras ne me font plus du tout envie, même leur source de chaleur ne m'atteint plus.
Je ne parviens pas à comprendre, il y a quelque chose qui est en train de m'échapper, ou alors qui est déjà loin de moi depuis longtemps. Tout va trop vite. Pourquoi le présent s'évertue-t-il à essayer de me garder dans ses filets, alors que les seuls moments que je veux vivre et revivre demeurent désormais à jamais dans le passé ? Comment se fait-il qu'à peine ma meilleure amie morte, je sois déjà invité par quelqu'un que je connais à peine ? Je regarde du coin de l'œil Mathias et sa capuche. Je me demande pourquoi on l'a placé sur mon chemin, et surtout pourquoi maintenant.
Puis je me rappelle que le hasard n'est que le fruit de nos actions, et je me demande alors pourquoi lui a décidé de venir vers moi. Puis de rester avec moi.
« Du coup, il y aura mes deux petites sœurs à la maison, déclare-t-il soudain, rompant le silence qui s'était installé. Amy et Sophie. Bon, normalement, elles ne vont pas nous déranger. Ah, et il y aura ma mère aussi, mais je crois qu'elle va bientôt repartir. »
Il lève les yeux vers le ciel.
« Bon, il est temps de piquer un sprint. »
Plus que temps, même, semblent dire les lourds nuages depuis là-haut. Je ne sais même pas si une cours effrénée nous permettra d'échapper à la pluie.
« Bon. Prêt ?
— Disons, prêt.
— À trois ?
— À trois. »
On s'arrête quelques secondes sur le trottoir, histoire de se préparer mentalement et physiquement aux prochaines minutes qui allaient suivre.
Mathias commence :
« Un... »
Je sens une goutte sur mon nez. Elle me pique à vif.
« TROIS ! »
Je m'éjecte à toute vitesse.
Je sens Mathias me dévisager un quart de seconde, avant d'essayer de me rattraper tant bien que de mal :
« T'as pas juste oublié le deux ?
— Pourquoi faire ? »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top