Chapitre 1
C'est quand une pluie glacée s'abat sur mon crâne, et quand mes cheveux ne font plus qu'un avec mon front que j'émerge enfin.
J'ai la main sur le robinet d'eau froide, et au-dessus de moi, des rafales d'eau glacée me tapent sur les épaules. Je lâche un douloureux frisson, m'empresse de réparer mon étourderie et abaisse le robinet d'eau chaude comme une poignée de porte.
Puis je reste immobile, me demandant d'abord où je suis.
Et je comprends où je suis, puis je me demande ce que je fais là.
C'est donc comme ça que j'émerge, sous la douche, d'un monde qui, à peine quitté, n'est déjà qu'une frêle et sombre esquisse dans ma mémoire.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que c'est plutôt bouleversant, d'émerger ainsi. Je ne le recommanderai à personne. À personne, je ne recommanderai de se prendre le monde à plein fouet.
C'est si éprouvant que dans un premier temps, je ne comprends même pas ce qu'il m'arrive. La bulle qui m'avait prise à part a soudainement disparu, et tout à coup, je me remets à sentir et à ressentir tout ce qui se passe autour de moi. Je reprends la besogne comme un ordinateur que l'on réveille de son sommeil. À tout reprendre aussi brusquement, mes sens auraient sûrement déjà eu leur burn-out et claqué la porte au nez de leur patron s'ils avaient été humains. Et, comme tout mauvais patron, je n'aurais peut-être pas relevé leur départ... pour ensuite sombrer à nouveau, on ne sait trop où, mais bien loin de notre réalité, c'est sûr.
Une drôle d'odeur familière me remonte à la gorge : celle de la faim. Mon ventre se serre, se plie et se replie sur lui-même. Une tiédeur agréable dévale maintenant le pommeau de douche et panse les morsures glacées de l'eau. Rapidement, mes mains virent à l'écarlate, tandis qu'une buée commence à s'élever, à grimper sur les vitres et à brouiller le restant de la salle de bain.
... C'est... Bizarre.
Tout semble soudain... Si surfait.
Comme si la cabine de douche s'envolerait au premier souffle que j'expirerai un peu trop fort, comme s'il me suffisait d'affermir ma prise sur le pommeau de douche pour qu'il se fende en deux - voire en quatre. Moi-même, je ne me sens plus si solide : une petite tape dans le dos pourrait aisément me mettre à terre, et l'impact en disloquera tous mes membres en un bruit de plastique. La chaleur doit véritablement me monter à la tête, je réduis la quantité d'eau chaude. De toute façon, mes parents ne vont pas apprécier ça pendant très longtemps, leur portefeuille non plus.
Et puis, pendant que l'eau vire à une température un peu plus acceptable, une voix me chuchote :
Il te manque quelque chose.
Je me fige, quelques instants. Et je me rends compte qu'elle a possiblement raison, cette petite voix : il me manque véritablement quelque chose.
Oh, ça ne doit pas être impératif, je crois, comme manque, je ne crois même pas en avoir besoin pour vivre. Mais ça m'avait été jusqu'ici si fondamental pour mon être, que cette absence consumante nous mène droit de la fonction « vivre » à « exister », puis lentement à « décomposer ». Quelque chose comme un remord, un regret peut-être ; une chose accomplie ou non accomplie, amère à en faire grimacer notre conscience.
Peut-être ai-je juste faim, après tout. Ce vide dans mon ventre doit me peser, et l'idée de manger me rendre fou.
Ma douche se conclut enfin. Je fais doucement coulisser la cloison de la cabine, et immédiatement, toute la vapeur contenue s'envole à travers la salle de bain.
Je demeure droit sur le carrelage durant quelques secondes, prenant un instant pour écouter ce drôle de manque rougeoyant de l'intérieur. Puis, remarquant que l'eau perle et s'accumule à mes pieds en une grande flaque, j'attrape une serviette.
Au-dessus du lavabo, le grand miroir ne reflète qu'une vague silhouette embrumée. Je ne peux pas m'empêcher, juste avant de sortir, d'y passer le plat de ma main afin de m'y observer. Histoire de voir ce que je suis devenu depuis tout ce temps.
« Tu as terminé ta douche, Timothée ? »
Quand je sors enfin de la salle de bain, propre, sec, habillé et la peau écarlate, ma mère est dans le couloir, postée à la porte de sa chambre, un panier en plastique rempli de linge sous le bras. Elle me sourit :
« Tu veux manger ? J'ai fait de l'omelette pour ce soir. »
Je décroche mon regard des vêtements de toutes les couleurs s'emmêlant joyeusement dans le panier de linge, puis le pose sur le visage de ma mère. La saveur de la faim se volatilise instantanément.
« Je n'ai pas très faim. »
Le teint de ma mère s'assombrit tout aussitôt.
J'ai envie de m'attendre à une crise de fureur, mais je sais que c'est stupide. Je n'ai jamais connu de grosses colères chez ma mère, des jours où elle est furieuse à en faire claquer toutes les portes de la maison, à en briser des vitres et à cracher avec véhémence tout ce qu'elle pense. Pour tout dire, je n'ai en fait jamais vu ni entendu ma mère crier.
Pourtant, elle a toutes les raisons de s'énerver à cet instant... Et qu'elle ne le fasse pas m'est plus douloureux que n'importe quelle colère.
Une odeur d'œufs cuits s'envole depuis la cuisine, emplissant un peu ce silence qui commençait à peser sur nos épaules respectives, à ma mère et moi. Cependant, la faim reste introuvable.
« ... Tu es sûr, Timothée ? reprend prudemment ma mère, rangeant d'un air dépité son panier derrière elle. C'est que, je n'aimerais pas que tu tombes malade... »
Ses arguments sont faibles, mais sur ce timbre teinté de mélancolie, elle ne me laisse pas de marbre. Elle aurait pu faire carrière de chanteuse, j'en suis sûr, et séduire plus d'un cœur de pierre sur des sérénades dramatiques et éperdues.
Je penche légèrement la tête sur le côté, et interroge silencieusement mon estomac ; malgré son inactivité de ces derniers jours, il semble à peu près partant pour digérer une omelette.
« ... Bon, d'accord. »
Un peu d'œuf cuit dans du beurre n'a jamais tué personne... et puis qui sait, peut-être que la faim reviendra d'elle-même.
Le sourire effacé de ma mère revient à son visage. Elle n'a jamais laissé poindre ses dents en un sourire. À croire que les commissures de ses lèvres sont si peu souples qu'elles ne peuvent se soulever davantage.
« Très bien, dit-elle d'une voix douce. Laisse-moi le temps de ranger le linge, et on passe à table. »
J'hoche la tête, ma mère se détourne, et s'éloigne dans le couloir jusqu'à la chambre de mon frère.
Je reste quelques secondes debout, la main toujours posée sur la porte de la salle d'eau, un peu perdu dans ma propre maison. Puis la machine se met en marche, et, sans vraiment y penser, je me dirige jusqu'à ma chambre, où je m'assois sur mon lit.
Ma chambre, c'est comme mes cheveux : blancs depuis la naissance. L'un par choix, l'autre par une étrange obligation génétique. Il y a eu tout une histoire, alors qu'en vérité, il n'y en avait pas vraiment de base.
D'une mère aux cheveux cendrés et d'un père aux cheveux bruns a découlé un enfant avec une chevelure blanche aveuglante, tirant parfois sur un léger gris quand le soleil garde sa lumière trop longtemps pour lui. Personne n'avait vu la chose venir, et moi-même je ne l'aurais pas cru : sur mes photos de nourrisson, outre ce visage rond et cette peau parfaite que tous les bébés ont, j'ai une espèce de duvet sur la tête d'un blond particulièrement clair. Toute ma famille a ainsi pensé que j'allais être l'heureux propriétaire d'une folle et abondante chevelure dorée, s'accordant parfaitement avec mes pupilles brunes. Mais quand j'ai atteint mes trois ans, on avait déjà tous abandonné cette idée : j'avais à toute heure de la journée l'équivalent d'un petit voile de mariée sur la tête, réfléchissant même assez durement les rayons du soleil.
Évidemment, la rareté attire toujours la curiosité ou la méfiance. On m'a tout demandé, je crois : si j'ai une maladie, si j'ai trop redoublé, si je me suis fait une teinture... J'ai même eu du mal à rentrer au collège, je me souviens, car la proviseur pensait que mes parents étaient des délurés, pour laisser leur fils donc déluré se teindre les cheveux à onze ans. Mon père a du faire des pieds et des mains pour lui prouver qu'il n'y avait rien d'artificiel derrière cette couleur inhabituelle.
Aurais-je été aussi curieux, moi, si une personne de mon entourage possédait une telle chevelure, et pas moi ? Sûrement. Mais à la différence, je garde bien souvent mes questions pour moi, sans m'attarder éperdument à leur donner une réponse ou une chose qui lui ressemble. Parfois, il m'arrive d'observer, et d'épier furtivement sans grande passion quand l'occasion se présente. Mais bien souvent, mes interrogations finissent par disparaître, et je vis alors quotidiennement avec le mystère sans jamais savoir de quoi il est fait.
Non, la seule personne qui avait esquivé toutes ces questions anodines sur mes cheveux, tout en voulant assouvir sa curiosité, c'était...
... C'était Gretel.
Le prénom retentit et claque, et précède un silence déchirant. Je me recroqueville soudain. Ma peau pourtant échauffée et encore rosie est parcourue d'un douloureux frisson.
Et, dans ma petite chambre toute peinte de blanc, je la revois.
Elle remonte la ruelle, son visage livide, son tee-shirt d'un rouge perçant. Son sourire faible et ses yeux. Elle me tend une main, poing fermée, qu'elle ouvre lentement. Une boîte blanche, à l'éclat trop parfait. Puis Gretel s'éloigne, ou c'est moi qui m'éloigne de Gretel, mais qu'importe, Gretel disparaît. Elle me laisse seul. Moi. Moi, et la boîte blanche.
Non.
Non, Gretel n'est pas morte. C'est impossible, c'est illogique, c'est irrationnel, même. Non, Gretel n'est pas morte.
Qui peut mourir comme ça ?
J'ai lu des centaines et des centaines de livres d'Heroic Fantasy, et j'ai assisté à des centaines et des centaines de décès de personnages. Parfois des décès réjouissants, parfois des décès pénibles, mais aucun ne mourait comme Gretel est morte.
Qui, dans l'Univers et ses mondes parallèles, s'est déjà arraché le cœur pour l'offrir à un ami ?
Personne. Absolument personne.
J'ai du mal comprendre, il n'y a que ça.
Histoire d'appuyer et d'argumenter mentalement mon propos, je parcours du regard tous les livres de ma chambre, alignés à la perfection dans ma bibliothèque. Je retrace intérieurement le parcours des personnages, que je connais par cœur à force. À chaque cas, je tombe sur cette même conclusion : personne ne meurt comme ça.
Donc, sans plus de suspense et de surprise : Gretel n'est pas morte.
Peut-être qu'elle ne va pas très bien, certes. Là, elle doit être à l'hôpital, dans un de ces grands lits blancs, et avec toutes ces mystérieuses machines aussi fascinantes qu'effrayantes, endormie, un masque lui englobant le nez et la bouche, entourée de nombreux médecins qui œuvrent pour sa vie, et pour gagner la leur derrière.
J'ai soudain un petit rire, parce qu'évidemment qu'elle n'est pas morte. Comment ai-je pu le penser une seule et misérable seconde ? Gretel ne peut pas mourir comme ça. Gretel ne meurt pas. Enfin si, mais pas maintenant. Dans longtemps, si longtemps qu'on aura le temps de convoiter un peu notre mort ensemble.
Gretel n'a pas pu avoir le temps d'en rêver. Gretel n'a pas pu mourir.
Le goût de la faim refait subitement son apparition. Était-ce tout simplement la prétendue mort de Gretel qui me dissimulait ma propre faim ? Était-ce cette simple bêtise qui coinçait tout le mécanisme de mon mental ? Eh bien, il en faut décidément peu... Heureusement que ça n'a pas duré trop longtemps.
Ma mère appelle à table. Je bondis hors de mon lit, abandonnant ma bibliothèque de livres et ma liste imaginaire de protagonistes décédés. Je descends les escaliers, j'avale les marches quatre à quatre, bien que ça n'apaise pas vraiment ma faim.
Dans la cuisine, Noah, mon frère, est déjà attablé. La fameuse omelette est sur le comptoir, aussi dorée qu'appétissante.
Ma mère ne dit rien, mais sa joie de me voir dans cette cuisine est tangible : elle s'active gaiement autour de la poubelle, y jetant les coquilles d'œufs brisées. Je la regarde faire, un instant, puis je m'assois face à mon assiette.
Je relève l'air neutre mais ennuyé de mon frère. Son menton est accoté à son poing, lui-même accoudé à la table. Il réfléchit, je pense.
L'omelette arrive sur la table. Ma mère découpe soigneusement une part du bout de son ustensile, et la dépose doucement dans mon assiette.
« ... Je peux en avoir un peu plus ? »
Peut-être ai-je les yeux plus gros que le ventre, mais je ne pense pas que cette part à elle seule parviendra à contenter mon estomac, vide depuis trop longtemps.
Ma mère paraît décontenancée un quart de seconde. Puis elle sourit, assurant précipitamment d'un ton enjoué :
« Oui oui, bien entendu ! »
Quelques secondes plus tard, j'ai presque le tiers du plat dans mon assiette. Mais ce n'est pas pour me déplaire : je suis vraiment affamé.
De vieilles chaussures grincent de la porte d'entrée jusqu'à la cuisine : mon père arrive, les cheveux hirsutes après une longue journée de travail, un peu rougeaud par on ne sait jamais quoi.
Je demande soudain :
« Au fait, maman, est-ce qu'on peut appeler l'hôpital ? »
Ma question fait froncer les sourcils de ma mère. Elle répète, perplexe :
« L'hôpital ? Pourquoi voudrais-tu appeler l'hôpital ?
- Pour prendre des nouvelles de Gretel. »
Un silence d'outre-tombe s'abat sur la cuisine.
Je vois Noah froncer les sourcils à son tour, et ma mère envoyer un regard lourd en inquiétudes à mon père.
Ce dernier se gratte le front, certainement un peu dépassé par les évènements, se ressaisit, reprend le contexte actuel et déclare :
« Tu devrais appeler les Hinston, peut-être. Ils vont être ravis d'avoir de tes nouvelles. »
Les Hinston. Les parents de Gretel.
Comment n'ai-je pas pu y penser plus tôt ? Il savent que leur fille est encore vivante, sinon les choses se seraient déroulées autrement, et à cette heure, je serais au courant de son état.
Je consulte l'horloge de la cuisine. Il est décidément trop tard pour déranger les Hinston, mais rien ne presse : je pourrais les appeler demain, ils en sauront forcément plus qu'aujourd'hui.
Je hoche la tête vigoureusement, et le repas débute. Noah sort finalement de son marasme muet, et bougonne :
« Mme Bigre est absente demain, je vais encore me taper une heure de trou.
- Noah ! proteste mon père. Langage ! »
Mon frère n'a appris à parler qu'en soulignant ses idées de grossièreté. Personne n'est sans savoir que notre langue peut rapidement virer à la barbarie, mais je suis persuadé que ça arrange bien Noah. Il n'utilisera en revanche jamais ses mots vulgaires pour poignarder autrui, il n'est pas de nature offensante. Mais toutes ses phrases sont rythmées de cette manière, et mes parents se désespèrent. Le langage est bien une chose qu'ils considèrent tous les deux avec importance.
Mais ce n'est pas ça qui retient mon intention :
« Mme Bigre ? répété-je. Toute la journée ? »
Mon frère hoche la tête.
Mme Bigre est une professeur de français de notre lycée, à mon frère et moi. Rien de bien spécial, en somme, sinon qu'elle est ma professeur principale.
Je réfléchis quelques instants.
« ... Demain, je commence à neuf heures, alors. »
Sur ce, j'avale une bouchée d'omelette, et ce n'est que maintenant que je me rends compte qu'elle est brûlante.
Je me fais violence pour ne pas tout recracher. Ces vaines tentatives d'atténuer les brûlures me permettent au moins de combler ce grand silence qui vient de retomber à nouveau. Tout le monde semble se dévisager au-dessus de la table, s'interroger silencieusement.
Ma mère finit par émettre :
« ...Tu veux retourner à l'école ? »
J'avale enfin cette bouchée démoniaque :
« Pourquoi je n'irai pas ? »
Bon, l'idée de manquer les cours n'est pas spécialement dérangeante, elle est même plutôt plaisante. Mais je sais qu'après il faut toujours tout rattraper, combiner deux journées d'école en une, et je préfère largement aller en cours que de récupérer.
« ... Mais... bafouille ma mère, oscillant entre surprise et confusion. Peut-être devrais-tu rester un peu... »
Mon père la coupe :
« Mais enfin, s'il se sent d'y retourner, autant qu'il y retourne ! »
À ces mots, il se tourne vers moi :
« Ne te force surtout pas, hein ! Fais ce que tu veux.
- Non, je vais y aller. Je n'ai pas envie de tout récupérer.
- C'est compréhensible, lâche Noah. C'est chiant, de tout récupérer. »
On ne lui réplique rien.
Le repas reprend normalement, cette conversation est essuyée par d'autres, plus légères, plus naïves, plus distantes. On discute vaguement du travail, de cette prochaine invitation chez mamie Angèle pour ce week-end, de la pluie et du mauvais temps, puisqu'il ne semble y avoir que ça en ce moment.
Moi, j'écoute, et tente d'étouffer ce sentiment de manque, qui continue de rougeoyer quelque part dans mon être.
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