❦ S e i z e ❦

But feelings can't be ignored, no matter how unjust or ungrateful they seem ❞ - A. Franck

Homesick - Dua Lipa

Mon stylo en main, ma musique dans les oreilles, je fixais cette feuille blanche. Depuis deux heures, je n'avais pas réussi à écrire un simple mot sur cette dernière, incapable de me focaliser sur une idée précise.

Le but, aujourd'hui, était de trouver la trame de mon histoire. Où commencer, où terminer. Quels détails j'allais aborder, quels détails j'allais volontairement omettre. Nous avions déjà commencé à discuter avec le professeur, je lui avais majoritairement parlé de Sasha, encore une fois. Mais lui comme moi sentions bien que ce n'était pas suffisant pour constituer une histoire, c'était bien trop plat, bien trop simple. J'avais alors prétexté devoir rentrer chez moi, voulant éviter d'aller trop loin sans avoir réfléchi à ce que j'acceptais de partager ou non.

Donc je me retrouvais là, et demain nous devions nous retrouver pour continuer sur l'histoire. Quelque chose m'avait plus ou moins rassurée quand je m'apprêtai à rentrer chez moi. En effet, monsieur Bennett m'avait confié que seule une personne dans le jury serait au courant du thème autobiographique, c'était le rituel de chaque année. Une personne parmi les vingt juges choisissait le thème, mais habituellement, il était public. Cette année, aucun juge ne saurait que le récit que nous racontons est réel, qu'il est tiré de notre vie. Pour être honnête, ça me rassurait, ça me confortait dans l'idée de partager mon histoire horrible.

Des histoires tristes, il y en avait eu, des tas. Des auteurs arrivaient à raconter ces faits affreux avec une plume juste incroyable. Je ne pouvais pas dire qu'ils les rendaient beaux, mais ils traduisaient une douleur à travers des mots justement choisis. J'espérais pouvoir faire de même. Cependant, un obstacle se dressait toujours sur ma route : monsieur Bennett.

Certes, personne parmi les juges ne serait au courant que le récit est autobiographique, mais j'allais devoir lui raconter à lui, mon mentor, mon professeur, celui qui me permet d'accéder à une telle opportunité. A vrai dire, c'était la chose qui me contrariait le plus, le fait de m'ouvrir à lui de cette manière. Allais-je lui inspirer de la pitié, de la peur, du dégout ?

Triturant mon stylo, les yeux à présent fixés sur la rue que j'apercevais depuis ma fenêtre, les mots ne venaient pas. Je ne me sentais pas totalement capable de me livrer de la sorte, mais cela était nécéssaire si je ne voulais pas dire au revoir à ce concours. Il m'était arrivé de parler de ce qui m'arrivait, très rarement. Les seules personnes avec qui j'avais réussi à en discuter étaient Ken et Mandy, la nouvelle famille de Sasha. Contrairement à toutes les autres familles d'accueil que ma petite soeur avait connu, ils avaient été les seuls à s'intéresser aux raisons de notre besoin d'une famille d'accueil. Ils avaient toujours été respectueux, me laissant du temps pour accepter d'en parler, respectant ma volonté de rester sur la réserve concernant certains détails. Ils m'avaient écoutée, conseillée, et tendu la main à plusieurs reprises, et ça, dès nos premiers échanges.

Cependant, tout était différent ici. Ce n'était pas n'importe qui, c'était mon professeur, une personne que je côtoyais au quotidien dans un cadre bien précis. Il était pour moi inconcevable d'entretenir une relation basée sur la confiance avec un enseignant. Mais d'un côté, au plus profond de moi, tout était différent. Certes, Chace Bennett était mon professeur, mais il n'occupait pas cette place pour moi. Il était bien plus que ça. Néanmoins, je savais que ce ressenti envers lui était absurde et totalement déplacé de ma part. Il n'y avait que dans les films et les séries que les étudiantes vivaient une histoire d'amour passionnelle avec leur professeur pour lequel elles avaient le béguin. Malheureusement, tout commençait comme cela : il me montrait de l'attention, moi qui n'en avait jamais réellement reçu de personne. Alors je m'attachais à lui, croyant être spéciale, croyant à quelque chose entre nous. Mais la suite ne serait pas celle vue à la télévision. Il avait une petite amie,  et il semblait tellement droit. Il n'était pas du type à tromper sa petite copine, ou même à enfreindre le règlement, et honnêtement, ce n'était pas ce que je lui demandais. Il méritait toutes les bonnes choses qui lui arrivaient, et je ne comptais pas jouer le rôle d'un obstacle dans le chemin de sa réussite.

J'étais effrayée par ces réalisations, mais je comptais mettre ce ressenti de côté afin de ne nuire à personne, et surtout pas à lui et sa carrière. C'était bien trop important pour lui, et je réalisais que ça l'était pour moi à présent.

Je ne savais pas réellement quoi penser de cette situation. D'un côté, j'essayais de relativiser, en me disant que c'était normal de ressentir ce genre de choses envers une personne qui nous porte de l'attention, quelque chose dont j'avais toujours manqué depuis ma plus tendre enfance. Mais de l'autre, je réalisais que c'était malsain et inapproprié, et ne connaissant pas ce genre de sentiments, j'angoissais à l'idée d'être incapable de prévoir comment ils allaient évoluer avec le temps et les moments que nous passerions ensemble. Je savais pertinemment que cela n'irait pas en s'arrangeant, si monsieur Bennett continuait de se comporter de la sorte. Il était d'une gentillesse sans pareil, il semblait si sincère et si curieux d'en savoir plus à chacune de nos conversations, il était honnête et respectueux, sans oublier son charme qui était presque évident. Je me surprenais à penser de la sorte, moi qui n'avait jamais réellement eu ce genre de pensées envers personne, encore moins envers un de mes professeurs.

J'avais honte, honte de moi même, honte de pouvoir ressentir de telles choses envers nul autre que mon professeur. Il m'avait montré tellement de bonnes choses en une seule personne que je n'avais jamais pu remarquer à travers les autres. Il était une sorte d'espoir en l'espèce humaine, une sorte de démonstration que le monde n'était pas si endommagé que ça, que les gens n'étaient pas tous les mêmes. J'avais bel et bien compris que les mentalités des personnes de mon âge étaient faites pour être formatées, conformes à la société. Mais en grandissant, les gens se faisaient à eux même leur propre avis sur le monde, sur les autres.

Je n'excusais en rien le comportement des autres, mais je commençais à le comprendre. Moi qui n'avait jamais cautionné le fait de vouloir rentrer dans le moule de la société pour s'y intégrer, j'envisageais maintenant l'idée. C'était quelque chose de notre génération, je suppose. En grandissant, ces mêmes personnes réaliseraient peut être leurs erreurs, les choses qu'ils ont faites pour être acceptés, même les plus sombres, les plus mauvaises.

En réalité, je comprenais que j'avais besoin de personnes plus âgées, de personnes comme Leila ou Jesse, de personnes comme Chace. Mais son statut de professeur ne facilitait en rien la chose. Je ne doutais pas du fait qu'il puisse être un ami hors du commun, un confident hors pair, et j'aurais voulu le savoir, le constater par moi même. C'était cependant impossible, je devais m'en souvenir : il était mon professeur, rien de plus, rien de moins. Et j'aurais voulu pouvoir le connaitre dans un autre contexte, pouvoir parler de tout et de rien avec lui, l'entendre s'exprimer sur la littérature anglaise, ou bien débattre sur les auteurs de la Renaissance française. J'allais pouvoir l'entendre un jour, peut être, mais dans le cadre d'une discussion entre un simple professeur et son élève.

Je réalisais que cette situation me dérangeait bien plus que je ne croyais. Chace Bennett, que m'aviez vous fait ?


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