La Ligne

Albus et Scorpius avaient grandi pour devenir exactement tout ce qu'ils promettaient de devenir : des adolescents. Albus était un élève intelligent, charismatique, qui fascinait à Poudlard pour son intrépidité, son assurance et ses airs marginaux. En cela, il tranchait radicalement avec son frère James : populaire mais si banal et si prévisible, toujours là où on l'attendait... Albus mettait un point d'honneur à se rendre inattendu, malicieux et irrésistible. Beaucoup l'aimaient ou le haïssaient, mais il n'y avait pas de demi-mesure : il ne laissait jamais indifférent. C'était vrai aussi pour ses professeurs : la plupart d'entre eux l'appréciaient, mais s'en méfiaient comme de la peste, avec son sourire roublard et son esprit retors, prompt à les pousser dans leurs derniers retranchements.

Scorpius, lui, était brillant et infiniment plus discret. Il ne parlait jamais en classe ou à qui que ce soit d'autre que Rose ou Albus. Rose était une alliée inattendue, d'ailleurs, compte tenu du harcèlement auquel se livrait son frère Hugo. Mais elle et Scorpius avaient beaucoup en commun, et c'était en cela qu'ils se comprenaient. Tous deux étaient réservés, assidus, brillants, taciturnes, et blasés par des congénères qui semblaient s'employer chaque jour un peu plus à leur démontrer leur stupidité. Rose vivait dans son petit monde bien à elle, et elle avait trouvé en Scorpius un jumeau qu'elle avait accepté d'initier. Scorpius s'était demandé une ou deux fois si Rose avait développé pour lui autre chose qu'un intérêt amical, mais la jeune fille n'avait jamais abordé ce sujet une seule fois avec lui et lui se gardait donc bien de le faire. Il aimait bien Rose. Mais ce genre de questions n'était tout simplement pas fait pour lui.

Albus était le petit grain de chaos au milieu de leur duo si studieux. Rose le tolérait avec une moue polie et impassible, mais Scorpius savait qu'elle aimait bien son cousin. Albus, lui, aimait la taquinait sur ses airs frigides et coincés, mais, tout comme Scorpius, Rose ne réagissait jamais, ce qui semblait amuser Albus encore plus.

Ils s'entendaient bien. Ils faisaient semblant de ne pas s'entendre, mais ils s'entendaient bien. Au fil de ce quotidien, Hugo Weasley et ses amis étaient un problème, parfois. Mais Scorpius avait toujours su leur tenir tête. Il avait ce genre de personnalité froide et stoïque, capable de tout encaisser tout en demeurant lisse, sans perdre son calme, sans jamais donner la satisfaction à l'autre de se montrer affecté, jamais. Scorpius recevait les insultes et les attaques d'Hugo de très haut, de très loin, et il savait intérieurement que c'était le meilleur moyen de blesser son ennemi. Il n'y a pas de pire injure que l'indifférence...

A l'aune de leur sixième année, Albus, Scorpius et Rose formaient donc un trio saugrenu, mais soudé. Belly était le mousquetaire secret de cette belle équipée. Il aimait l'esprit fin et aiguisé d'Albus, et c'était lui qui lui avait soufflé l'idée de plusieurs contre-attaques contre Hugo, au fil des années...

Tout allait bien. Mieux que Scorpius ne l'aurait imaginé. Au cours des dernières vacances d'été, son père lui avait même annoncé qu'il avait rencontré quelqu'un.

Scorpius s'était tendu sur le moment, instinctivement. Tout comme son père, il savait les dangers qu'il y avait à fréquenter quelqu'un, à se sentir proche de quelqu'un, lorsque l'on s'appelait Malefoy. Il savait que son père avait dû braver bien des peurs et des interdits pour oser s'ouvrir à une personne nouvelle et la laisser pénétrer son monde... La surprise était arrivée lorsque Scorpius avait découvert de qui il s'agissait. Katie Bell. La championne de Quidditch nationale. La jeune fille que son père avait failli tuer, durant sa sixième année...

Lentement, patiemment, Scorpius avait écouté son père et Katie lui raconter comment, alors qu'il équipait l'équipe de Quidditch en balais depuis des années, Drago avait un jour eu le courage d'écrire à Katie, pour s'excuser de ce qu'il lui avait fait. Comment la jeune femme, touchée par sa lettre, était venue au magasin pour le rencontrer. Et comment, de fil en aiguille, ils en étaient venus à se comprendre, à se pardonner, et même... à s'aimer, à leur propre surprise, en dépit de tout.

Scorpius leur avait dit qu'il était heureux pour eux. Et il l'était. Son père était demeuré seul depuis la mort de sa mère. Le contexte difficile dans lequel il vivait lui avait fait croire pendant des années qu'il ne fréquenterait plus jamais personne, qu'il ne s'autoriserait même plus à aimer. Après ce qui était arrivé à Astoria...

Mais pour Katie, il avait fait une exception. Leur relation devait demeurer cachée bien sûr, et Katie avait affirmé être prête à en assumer les conséquences. Ce serait difficile, mais Scorpius espérait sincèrement qu'ils s'en sortiraient. Son père méritait d'être heureux à nouveau...

Albus, de son côté, avait vu la situation de sa famille se dégrader sans jamais en parler. Son père avait sombré peu à peu dans sa noirceur, ses enquêtes, ses dossiers, oubliant que sa famille existait et faisant tout pour l'oublier. Sa mère, de son côté, évitait le domicile conjugal pour ne pas affronter cette vérité... La plupart du temps, Albus était seul à la maison. James passait l'été chez des amis – souvent les Weasley. Seule Lily était là pour lui tenir compagnie : malgré les imprécations d'Albus, elle s'obstinait à rester auprès de lui, et la jeune fille – répartie à Serdaigle elle aussi – le lâchait rarement d'un pouce depuis son entrée à Poudlard.

Albus s'en énervait parfois, allant jusqu'à ne pas se montrer tendre avec elle. Lily avait ce genre de personnalité fragile qui pensait ne pas avoir d'existence propre. Ne pouvoir exister que dans l'ombre de celui qu'elle admirait. Et celui qu'elle admirait, c'était Albus. Lily adorait son frère, l'adorait au sens strict du terme : comme une idole placée sur un piédestal. Elle était toujours auprès de lui, aurait fait n'importe quoi pour lui, inconsciente du danger auquel cela l'exposait.

Car Albus était bien des choses, mais ce n'était pas quelqu'un de gentil. Du moins, pas toujours. Il pouvait se montrer cruel, manipulateur. Et Lily était un objet malléable entre ses doigts.

Tout ceci, Scorpius le voyait se dérouler de loin, sans faire de commentaires. Il se doutait que les choses allaient mal au domicile des Potter, car Albus s'était fait plus sombre et cynique avec les années. Les contacts qu'il avait lui-même eu parfois avec Harry Potter, lorsque celui-ci venait voir son père, lui confirmait que le héros du monde sorcier était sur une pente descendante. Mais Scorpius contemplait, et ne savait que faire. Albus n'était pas du genre à se confier, à lui ou à qui que ce soit d'autre. Et Scorpius n'était pas doué pour aborder les questions personnelles. C'était tout simplement contre sa nature.

Aussi, à l'aune de cette nouvelle année à Poudlard, Albus, Scorpius, Rose, Hugo, James, Lily et Belly formaient-ils un ensemble structuré en apparence, mais infiniment plus complexe qu'il n'y paraissait, là, sous la surface. Les premières tensions, les premières vraies tensions, étaient sur le point d'apparaitre. D'abord, entre Albus et Scorpius.

XXX

Albus et Scorpius vivaient une amitié étrange, démesurée, entêtante, un peu à leur image, en fait. Aux yeux de tous, ils étaient les ennemis qui ne pouvaient se passer l'un de l'autre. Albus était débonnaire, Scorpius froid comme la glace. Albus faisait le pitre, Scorpius ne souriait pas. Il l'ignorait. Il l'insultait et lui criait d'aller voir ailleurs. Ce rituel du chat et de la souris, mélange d'orgueil et d'indifférence feinte, constituait 90% de leur relation. Mais ce qui comptait était les dix autres pourcents. Ces moments où Scorpius s'éveillait de ses cauchemars en hurlant, et où Albus accourait pour le calmer. Ces moments où, à la faveur d'un instant de faiblesse, Scorpius se surprenait à sourire et à s'adoucir. Ces quelques instants où Albus acceptait de tomber le masque, pour lui, uniquement pour lui, et où il révélait alors le sérieux et la profondeur de son esprit.

Albus était un visionnaire. Un ambitieux avec de grands projets pour son avenir et celui du monde sorcier. Cela, Scorpius l'avait toujours deviné en lui, ainsi qu'une intelligence et une soif de vivre presque féroce. Albus était un aventurier, un explorateur, un conquérant. Aucun obstacle ne lui faisait peur, et il avait la volonté d'aller au bout de ses idées. En cela, Scorpius l'admirait. Et le redoutait tout en même temps. Parce que, bien dissimulé derrière son assurance et ses vannes cyniques, Albus était un idéaliste. Et les idéalistes sont facilement déçus par la vérité du monde. Ecrasés, même. Alors, pour une personnalité comme Albus... Cela pouvait mener au pire. Fine est la frontière entre idéalisme et extrémisme. Et Scorpius percevait parfois, au détour de leurs conversations, cette petite lueur de frénésie qui l'inquiétait dans les yeux d'Albus.

Albus avait été profondément choqué dès leur première année par les injustices dont Scorpius était victime. L'humiliation de la répartition, le mépris des autres élèves, les carcans de la société, les visites imposées d'Harry Potter au domicile des Malefoy, et toutes les lois promulguées contre les familles des anciens Mangemorts... Le laxisme des professeurs face aux attaques d'Hugo avait achevé de le scandaliser. Au fur et à mesure des années, Albus avait fait entendre sa voix, comme il savait si bien le faire. Il s'était impliqué, politisé. Il avait fondé un groupe de discussion contre lequel nombre d'élèves et de professeurs s'étaient insurgés. Mais Albus n'avait rien voulu entendre, Albus n'en faisait qu'à sa tête. Il brandissait la condition de Scorpius comme un étendard à défendre, au grand dam de ce dernier, mais Albus ne lui demandait pas son avis.

Cela était déjà un sujet de tensions entre eux. Scorpius n'appréciait pas d'être présenté sous les projecteurs comme une victime, une cause perdue à défendre.

- Tu te sers de moi pour alimenter ta propre légende, disait-il à Albus.

Mais Albus s'en défendait. Pour lui, tout ce qu'il faisait, c'était au nom de Scorpius. Et quelque part en lui-même, c'était vrai. Seulement en partie...

De l'huile fut jetée sur ce brasier latent lorsqu'arriva la puberté.

Albus ne s'était jamais réellement posé de questions sur sa sexualité. Pour lui, c'était un sujet avec lequel il était à l'aise, comme n'importe quel autre sujet. Albus n'avait aucun complexe, aucune gêne, aucun tabou. Il était prêt à s'assumer tel qu'il était, peu importe ce que cela pouvait impliquer. Il prenait même un malin plaisir à se mettre en scène, à choquer son auditoire. Aussi, lorsque vers l'âge de quatorze ans, Albus s'était rendu compte qu'il aimait autant les filles que les garçons, il n'en avait pas fait tout un plat. Il n'y avait pas eu d'introspection, de discussion sérieuse avec des amis ou des proches, rien de tout cela. Albus s'était simplement mis à faire des remarques sur le physique de tel ou tel personne qui lui plaisait, fille ou garçon, sans se soucier de ceux à qui il parlait ou de ce qu'ils pouvaient bien en penser. Pour lui, c'était simplement naturel. C'était un fait digéré, accepté. Pas de quoi y consacrer une discussion.

Intérieurement pourtant, il y avait bien un sujet qui l'inquiétait, le tenaillait. Albus s'était rendu compte qu'il aimait les garçons parce qu'il aimait Scorpius.

Cela l'avait frappé un matin, comme la puberté nous frappe parfois, à l'improviste, sans prévenir. Scorpius s'agitait dans son sommeil, Albus était sorti de son lit pour le calmer. Il lui avait passé une main dans les cheveux, plusieurs fois, et le garçon s'était apaisé. Alors, ce jour-là, Albus avait su qu'il l'aimait. En regardant Scorpius endormi, vulnérable, sans défense, offert à son contact et sensible à sa présence, Albus avait su qu'il l'aimait, qu'il l'aimait plus qu'un ami ou qu'un camarade de classe, et qu'il voulait l'embrasser pour le lui dire.

Seulement, il ne le lui avait pas dit. Pas tout de suite. Parce que pour une rare fois dans sa vie, Albus avait eu peur. Scorpius ne faisait presque jamais preuve d'amitié à son égard. Scorpius n'était pas quelqu'un de chaleureux, à l'aise avec ses sentiments. Albus n'arrivait pas à l'imaginer amoureux, encore moins d'un garçon, encore moins de lui...

Parfois, Albus se demandait si Scorpius aimait Rose. Et puis un jour, il en avait eu assez de se torturer. Il en avait eu assez de ne plus se reconnaitre lui-même, à force d'hésiter. Alors un soir, en disant bonne nuit à Scorpius, il lui avait planté un baiser sur les lèvres et il était parti. Comme ça, sans explication. Il lui avait fait un clin d'œil comme au terme d'une de ses farces. Et il n'avait rien dit.

Scorpius avait semblé stupéfait, bien sûr. Le lendemain, comme Albus s'y attendait, Scorpius avait fait comme si de rien n'était et n'en avait pas parlé. Alors, Albus avait décidé d'agir comme il le faisait toujours : en étant lui-même. Il n'avait plus caché son intérêt pour Scorpius. Il lui avait fait des remarques, des sous-entendus qui ne pouvaient pas être mal interprétés. Et petit à petit, dans les yeux de Scorpius, il avait vu le doute s'installer.

Le garçon n'aimait pas qu'il le taquine ainsi. Depuis le temps qu'Albus le connaissait, il savait que Scorpius avait horreur qu'on le jette hors de sa zone de confort, qu'on le mette en danger. Pour lui, l'attitude d'Albus était un danger. Parce qu'il s'appelait Potter ? Ou parce qu'il était un garçon ? Que se passait-il dans la tête de Scorpius, Scorpius si froid et si intelligent...

Albus aurait tout donné pour le savoir, à cette époque. Mais le garçon était bien l'un des seuls à lui demeurer impénétrable.

Et puis une nuit, alors qu'Albus l'avait pris une énième fois dans ses bras pour le calmer d'un cauchemar, Scorpius l'avait repoussé :

- Tu ne peux pas continuer à faire ça, avait-il dit.

- Pourquoi ? avait répondu Albus, pas encore décidé à s'avouer vaincu.

- Tu sais très bien pourquoi.

- Non, justement.

Scorpius s'était fendu d'un soupir exaspéré :

- Que je sois ton ami, visiblement, ça passe, avait-il déclaré. Les gens s'y sont faits. Mais que toi et moi nous sortions ensemble...

Albus avait ri :

- Sortir ensemble ?

Scorpius avait haussé les épaules, mais l'espace d'une seconde, Albus avait eu le temps de voir qu'il l'avait blessé :

- Quoi, ce n'est pas pour ça, toutes ces cajoleries et ces baisers ? avait craché Scorpius.

Albus avait secoué la tête. S'il devait être honnête avec lui-même, il n'avait jamais vraiment réfléchi à ce qu'il voulait vraiment. Il voulait Scorpius, c'était tout. Et le fait que Scorpius lui résiste le faisait le vouloir encore plus.

- Ça t'embête uniquement parce que c'est moi ? avait-il alors demandé à Scorpius. Parce que je suis un Potter ?

Scorpius s'était rallongé dans son lit, roulé en boule sous les couvertures :

- J'ai déjà suffisamment d'étiquettes sur ma tête, avait-il dit. Je ne peux pas me payer le luxe d'être gay et de sortir avec un Potter.

Albus n'avait saisi que ce qu'il voulait entendre :

- Mais tu l'es ? avait-il demandé ? Gay ?

Une fois encore, Scorpius avait soupiré. Regardé son baldaquin comme s'il espérait y lire la réponse.

- Je n'en sais rien, avait-il alors dit doucement. Je n'y ai jamais vraiment réfléchi. Ce n'est pas vraiment sur la liste de mes priorités, ce genre de questions.

- Pourquoi ? avait fait Albus.

- Parce que je n'espère pas me trouver quelqu'un à aimer.

Et la discussion s'était close, juste-là. Albus n'avait pas su quoi répondre. Son échange avec Scorpius lui paraissait... résigné, et triste. Albus n'était ni l'un ni l'autre.

Le lendemain, il s'était glissé dans le lit de Scorpius et il l'avait embrassé, encore. Belly était descendu chasser les souris dans les conduits d'évacuation. Scorpius s'était réveillé instantanément, et Albus lui avait pressé un doigt sur les lèvres :

- Ne dis rien, avait-il ordonné. Tu réfléchis trop. Tu es trop cérébral.

- Il faut bien que l'un de nous réfléchisse pour nous deux, avait répondu Scorpius malgré tout.

Mais Albus l'avait embrassé à nouveau. Et Scorpius l'avait laissé faire. Par curiosité, peut-être ? Parce qu'il avait quatorze ans et que c'était son premier vrai baiser ? Il ne savait pas trop. Tout était confus, dans sa tête. Scorpius détestait que tout soit confus. Mais Albus avait cette façon de l'embrasser, très douce, très tendre, qui lui permettait d'oublier l'espace d'une seconde. C'était timide et pudique, comme tous les premiers baisers. Si fragile de la part d'Albus... Stupidement, Scorpius s'en était senti bouleversé, et ils avaient dormi ensemble l'un à côté de l'autre cette nuit-là.

Les choses avaient été un peu différentes par la suite. Albus avait continué ses allusions, mais seulement lorsque Scorpius et lui étaient seuls. Il y avait eu d'autres baisers, d'autres regards échangés. Mais toujours loin des autres. Cette romance enfantine avec Scorpius était peut-être le seul sujet qu'Albus Potter n'étalait pas au grand-jour, mais qu'il préservait des regards, sans même dire pourquoi.

Scorpius savait pourquoi, bien sûr. Il lui en était reconnaissant. En un sens, c'était la première fois qu'Albus accordait de la considération à ses sentiments, en ne transformant pas leur relation en fer de lance pour sa rébellion...

Lentement mais sûrement, leur amitié s'était transformée en autre chose. Une chose sur laquelle ils n'osaient pas poser de nom. La nature méticuleuse de Scorpius buttait toujours contre ce chaos qu'Albus représentait dans sa vie, mais il s'était résolu à vivre avec. Rose se doutait de quelque chose, même si elle avait la décence de ne pas leur en faire la remarque. Belly, lui, ne cachait pas son approbation et les laissait tranquilles lorsqu'Albus venait dormir à côté de Scorpius.

Cependant, avec le temps et en approchant des quinze ans, les choses s'étaient peu à peu compliquées. Jusqu'à présent, ils avaient vécu une histoire douce, innocente, un amour d'enfant. Mais à quinze ans, Albus voulait plus.

Scorpius avait sursauté la première fois qu'Albus l'avait touché à travers son pantalon de pyjama. Il avait lu l'hésitation dans les yeux de son ami, qui n'avait pas continué. Mais Albus avait réessayé le lendemain, en s'y prenant autrement. Il avait rendu le baiser qu'il échangeait avec Scorpius plus passionné. S'était pressé contre lui pour lui donner envie, sans doute, pour lui faire comprendre son désir. Scorpius avait laissé ses baisers descendre dans son cou, et ses mains sur son corps, vaguement déboussolé par ce qu'il se passait, et incapable de décider comment y réagir. Finalement, Albus l'avait caressé, et même s'il s'était tendu au début, même si cela avait été timide et maladroit, il s'était laissé faire, sans trop savoir pourquoi.

Il avait fallu plus de temps pour qu'il caresse Albus en retour. Scorpius – Albus ne tarda pas à s'en rendre compte – était très mal à l'aise avec l'intimité, le contact physique, et l'acceptation de son propre désir. Une opposition totale avec la personnalité bouillonnante d'Albus, qui s'y heurta comme à un mur.

Ces jeux semblaient toujours être une gêne immense pour Scorpius. Il ne les réclamait pas de lui-même, et Albus se faisait l'impression de le contraindre. Cela le mettait dans une colère noire. Parce qu'il désirait Scorpius et que Scorpius ne le désirait pas en retour, et qu'il ne comprenait pas pourquoi.

Le point d'orgue eut lieu au début de cette fameuse sixième année. Albus s'était langui de Scorpius tout l'été. Il était impatient, frustré, et plus que jamais incapable de comprendre les réserves du garçon. Alors une nuit, Albus embrassa Scorpius, le caressa, descendit le long de son corps pour l'embrasser davantage. Mais Scorpius l'arrêta :

- Pourquoi ? dit Albus.

Scorpius secoua la tête :

- On dirait qu'il n'y a que ça qui compte pour toi.

- Ne dis pas de conneries.

- Alors pourquoi tu me mets autant la pression ?

- Parce que j'ai envie de toi, merde ! s'exclama Albus. C'est un crime ? Tu es à moitié nu, dans le même lit que moi, tu es désirable, et nous sommes jeunes, et... Merde, c'est normal, non ?

Scorpius détourna le regard, et Albus le vit se fermer à lui, distinctement :

- Je suppose que je ne dois pas être normal alors, dit-il sèchement.

Et il refusa de le regarder à nouveau. Il avait honte, Albus le voyait, et encore une fois, il ne comprenait pas pourquoi. Alors, dans une dernière tentative de réconciliation, Albus tendit la main vers lui, sans le toucher :

- Parle-moi, dit-il.

Scorpius inspira à fond :

- Quand tu essayes de faire ça avec moi, dit-il doucement, je me sens mal. Je n'y peux rien, c'est comme ça. Alors si tu ne peux pas attendre...

Il se leva tout à coup, comme dépassé par une situation trop insupportable. Et il sortit, sans un regard de plus.

XXX

Dans les semaines qui suivirent, Albus tenta de comprendre ce qui s'était passé cette nuit-là. De l'accepter, aussi. Il se comporta normalement pour essayer de faire comprendre à Scorpius que rien n'avait changé, que tous les deux, ils existaient toujours. Mais Scorpius était distant comme jamais. Il ne le laissait même plus le toucher ou l'embrasser. Au fil des jours, l'impatience d'Albus se changea donc en colère froide. Une colère qu'il ne savait pas comment déverser. La perspective d'un conflit avec Scorpius l'effrayait, et il se haïssait de se sentir effrayé... Il haïssait Scorpius de lui inspirer de tels sentiments... Il haïssait cette peur en lui, qui trahissait un attachement profond, sérieux, qu'il n'avait jamais vraiment assumé...

Au cœur de cette période de guerre froide, Albus finit par compléter la phrase de Scorpius. Il ne pouvait pas attendre, alors il se tourna vers quelqu'un d'autre. C'était sans doute une erreur, et Scorpius le sut et lui en voulut. Mais c'était trop tard. Albus avait cédé à ce côté séducteur qu'il se savait posséder. Par défi, par jeu ou par vengeance, il se mit à fréquenter ces gens qui lui plaisaient et dont il avait parlé quelques années plus tôt. Ces gens-là, il ne fit pas que les embrasser. Scorpius ne fit aucun commentaire, jamais. Mais leur complicité de toujours avait disparu.

XXX

Hugo choisit ce moment-là pour passer à la vitesse supérieure à son tour, dans un tout autre domaine. Avait-il remarqué que Scorpius était seul et de plus en plus isolé ? Avait-il remarqué que son ennemi était plus vulnérable qu'avant ? Quoi qu'il en soit, un soir, Hugo et sa bande trouvèrent Scorpius seul au détour d'un couloir. Scorpius sentit le danger mais n'eut pas le temps d'y réagir. Cette nuit-là, Hugo et ses sbires ne le tabassèrent pas, mais ils l'enfermèrent dans une salle de classe condamnée au premier étage, une salle de classe où on avait détecté un Epouvantard. Et ils lui prirent sa baguette.

Toute la nuit, Scorpius demeura seul avec cet Epouvantard, jusqu'à ce qu'un professeur ne le trouve, prostré et complètement atone, dans un coin de la pièce. Aucune mesure particulière ne fut prise à l'encontre d'Hugo. Lorsqu'Albus apprit ce qu'il s'était passé, il se précipita à l'infirmerie pour aller voir Scorpius. Mais Scorpius refusa de le regarder ou de le laisser le toucher. Il savait qu'en ce moment, Albus couchait avec un septième année du nom de Thomas Stew, et il ne pouvait s'empêcher d'y penser. Il ne pouvait s'empêcher de se demander : « Est-ce que c'est moi qui l'ai poussé vers lui ? Est-ce que c'est ma faute si je l'ai perdu ? ».

Mais comment aurait-il pu expliquer à Albus ? Comment aurait-il pu lui dire qu'à chaque fois que le jeune homme essayait de le toucher, de se rapprocher de lui de façon trop intime, il voyait se dérouler sous ses yeux des souvenirs qui le paralysaient, des cris qui nouaient son estomac jusqu'à le faire vomir, et trembler de tout son corps ? Comment pouvait-il lui dire que son Epouvantard, c'était le viol et le meurtre de sa mère ?

XXX

Personne n'avait jamais vraiment fait allusion à la mort d'Astoria à Poudlard. Les élèves savaient que la mère de Scorpius était morte, mais la plupart ignoraient comment. C'était une affaire qui avait défrayé la chronique à l'époque, pour être bien vite oubliée ensuite. Elle avait bien eu ce qu'elle méritait après tout, cette femme de Mangemort, pas vrai ?

Aussi Scorpius fut-il surpris lorsqu'Hugo revint à la charge, quelques semaines après sa sortie de l'infirmerie, en prononçant ces mots :

- C'est pas aujourd'hui que ta salope de mère est morte, Malefoy ?

Scorpius s'était retourné. Hugo n'était pas seul, comme toujours : quatre autres garçons étaient avec lui. Cette fois, Scorpius était prêt. Imperceptiblement, il serra ses doigts autour de sa baguette.

- J'ai entendu dire qu'elle avait agonisé à l'hôpital pendant plus d'une heure avant qu'on la prenne en charge, poursuivit Hugo, un petit sourire aux lèvres. Et qu'elle était morte parce qu'aucun médecin ne voulait se salir les mains sur elle.

- Tu crois ce que tu veux, Weasley.

Comme toujours, Scorpius était calme, détendu. Il fallait beaucoup de sang-froid et de maîtrise pour ne pas réagir à ce genre de propos. Mais Scorpius avait l'habitude. Il savait que sa vie et son avenir dépendaient de ce self-control : répondre aux provocations d'Hugo reviendrait à entrer dans son jeu, à lui donner ce qu'il voulait : du pouvoir, une atteinte sur lui, et Scorpius ne pouvait le permettre.

- Je me demande comment c'était, poursuivit Hugo, songeur. Est-ce qu'elle a crié ? Est-ce qu'elle a aimé ça, peut-être ?

Scorpius fit mine de passer son chemin, mais Hugo l'attrapa par le bras :

- Oh non, pas si vite.

D'un coup sec, il releva la manche de Scorpius :

- Tu sais qu'à cet âge-là, ton père a reçu la marque des Ténèbres ?

- Va te faire foutre, Weasley.

- Ça m'étonne que tu ne la portes pas déjà. Il ne t'a pas encore initié ?

Scorpius prit une grande inspiration, cherchant le meilleur moyen de se sortir de ce piège. Hugo lui tenait le bras qui tenait sa baguette. Il ne pouvait espérer lui jeter un sort le premier : Hugo se ferait un plaisir de l'accuser et de le faire renvoyer. Non, en revanche, il pouvait peut-être le cogner...

Drago avait appris à Scorpius à se défendre. A viser les points faibles et les zones où un hématome ne serait pas visible. Les côtes, par exemple. Prenant sa décision, Scorpius banda ses muscles pour foncer sur Hugo, mais celui-ci le prit au dépourvu. Sortant sa baguette à son tour, il la lui planta sur le bras, et une douleur aveuglante envahit l'esprit de Scorpius.

Il tomba à genoux, récupérant son bras qui le brûlait d'une souffrance atroce. Lorsqu'il retrouva la force d'ouvrir les yeux, entre deux larmes, il vit une marque noire s'étaler sur son bras, une marque qui ressemblait à la marque des Ténèbres, si ce n'était qu'elle le liait désormais à Hugo :

- Qu'est-ce que tu as fait ? hurla-t-il.

Hugo recula, comme lui-même surpris de sa réussite.

- Tu ne te rends pas compte ! cria Scorpius. Enlève-moi ça !

- Non, je crois que je te préfère avec, finit par dire Hugo d'un air crâne. C'est plus honnête. On va enfin pouvoir te traiter comme tu le mérites maintenant.

Et il lui donna un coup dans le ventre. La suite se passa vite, trop vite pour que Scorpius puisse réagir. Belly, que Scorpius avait complètement oublié dans le creux de son autre manche, surgit tout à coup et bondit sur Hugo pour le mordre en pleine figure. Hugo Weasley poussa un cri de terreur pure. Scorpius tendit la main, sentant son monde s'effondrer :

- Belly, non !!

Deux des sbires d'Hugo lui étaient déjà tombés dessus pour l'immobiliser. Les deux autres se ruèrent sur leur chef, qui se débattait, aux prises avec le minuscule serpent noir ébène :

- Enlevez-le moi ! hurlait Hugo. Il m'a mordu !

Les deux garçons finirent par attraper et retenir Belly : un à chaque extrémité, le poing bien serré autour de la petite tête du serpent. Hugo, lui, reprit son souffle en s'appuyant contre le mur. Belly l'avait mordu à la joue et du sang dégoulinait de son menton. Déjà, la blessure enflait.

- Qu'est-ce que c'est que cette saloperie ? demanda-t-il à Scorpius.

- Laisse-le partir ! supplia le jeune homme. Il a voulu me défendre, c'est tout ! Il n'est pas dangereux !

- Pas dangereux ? Tu as vu ce qu'il m'a fait ? Est-ce qu'il est venimeux ?

- Oui, mais tu n'en mourras pas...

- Bordel de merde !

Hugo lui décocha un coup de poing en pleine figure :

- Je vais écorcher ta saloperie, tu m'entends ? Je vais l'écorcher vivante.

Se dirigeant vers Belly, il sortit sa baguette et la pointa sur le serpent. La petite créature poussa des hurlements stridents :

- Arrête ! cria Scorpius ! Non ! Il n'est pas dangereux ! Belly !

Mais Hugo ne l'écoutait pas, Hugo ne l'écoutait plus. Le visage en sang, il était tout entier possédé par cette folie, cet esprit de groupe qui nous précipite parfois tout droit vers le pire. La raison n'existe plus, dans ces instants-là. Ni le temps, ni les circonstances autour de soi. Seul compte le moment présent, la pression, et la conscience d'être allé trop loin pour reculer. Hugo regarda Scorpius dans les yeux. D'un petit geste net, sa baguette traça une incision dans la peau du serpent, qui siffla de douleur :

- Belly ! hurla Scorpius.

Hugo rangea sa baguette, essuya ses doigts poisseux, et alors, toujours aidé des deux garçons qui immobilisaient le serpent, il saisit la peau au niveau de l'incision et la retira complètement.

Belly se contracta violemment. Scorpius entendait ses complaintes dans la langue des serpents et elles lui vrillaient le cerveau. Surpris et écœurés par le contact visqueux du reptile écorché, les complices d'Hugo le lâchèrent. Belly tomba et se contorsionna au sol, comme un poisson hors de l'eau. Scorpius ne réfléchit plus. Il vit Hugo s'avancer pour écraser la tête du serpent de son pied, il vit la peau sanguinolente de son ami à terre, il vit la marque des ténèbres, l'Epouvantard et le calvaire enduré depuis des années : Scorpius vit rouge. Pour la première fois de toute son existence, son masque se fissura pour révéler ce qu'il était vraiment, toutes ses défenses s'abattirent, et Scorpius s'arracha à la poigne de ses agresseurs en hurlant. Il bondit sur Hugo et le frappa, le frappa encore et encore, avec pour seul motivation la douleur dans ses bras, dans son poing, dans son cœur, toute la rage et la frustration accumulées depuis des années, toutes les injustices et les humiliations jamais vengées : tout cela se déversa d'un seul coup, d'un seul, sur Hugo Weasley.

Scorpius ne sentait plus rien, n'entendait plus rien. Il voyait seulement le visage d'Hugo dont il faisait de la bouillie. Il n'avait pas conscience de ses sbires qui tentaient de l'arrêter et qu'il repoussait comme des fêtus de paille. Il ne voyait que Belly, qui gisait mort dans son propre sang, sa petite langue tendue vers lui. Il ne voyait que la pourriture de ce monde qui s'employait depuis seize ans à le détruire et qui avait enfin réussi.

Il dut arrêter lorsque des professeurs arrivèrent sur les lieux, avertis sans doute par d'autres élèves. On dut lui jeter un sortilège pour l'immobiliser. Scorpius souffrait, saignait : il ne savait plus quel sang était le sien ou celui d'Hugo. Le garçon à terre en face de lui respirait à peine...

On ne prit pas le temps d'emmener Scorpius à l'infirmerie : dans un état second, il fut trainé jusqu'au bureau de la directrice, où deux Aurors l'attendaient déjà. Scorpius ne résista pas une seconde. Il ne ressentait plus rien, il était complètement vide à l'intérieur. Il savait qu'il venait de tout perdre. En l'espace d'un instant, d'un seul...

Il venait de franchir une ligne dont il ne pourrait plus jamais revenir.

S'il avait un jour eu un avenir, il l'avait définitivement perdu.

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