1. Matins calmes
Matins calmes
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Les matins sont calmes ici. Et c'est peut-être ce que je déteste le plus.
L'immensité de la ville, l'absence de la mer, le ciel voilé par la pollution ne sont rien face au calme. Face à ce calme.
Car dans la capitale où j'ai déménagé avec ma mère, Séoul, le silence n'est que façade. Il recèle des hurlements déchirants qui ne font que déranger, sans exploser. On les farde. On les tasse. Pourtant, ça déborde des yeux, je le vois très bien. Ça débordait des yeux de ma grand-mère hier soir pendant qu'elle m'observait mettre la table. Ça débordait des yeux du petit vendeur de beignets, en bas de l'immeuble, aperçu ce matin. Ça commençait même à déborder de mes yeux à moi quand je me suis découvert sur la vitre noire et filante du métro, en route pour mon nouveau lycée. Les cris s'enterrent vivants.
Dans ce genre de moment, un moment comme celui-ci, quelque chose me traverse l'esprit, c'est le joli surnom de la Corée du Sud : « pays du Matin calme ».
On m'a souvent répété que c'était une affaire d'esthétique. Nos grandes montagnes toutes rondes, la mer paisible, les rizières dorées par le soleil... Ce tableau, c'est peut-être bien celui d'un matin calme. Mais pour moi, ce mot n'a jamais sonné très évident pour définir les Sud-Coréens. Calme.
Il n'y a qu'à visiter un marché de ma ville pour le comprendre. Busan en regorge. Les vendeurs braillent, se démènent au-dessus de leurs poissons morts, exposés comme des oeuvres d'art. Ils brandissent et pointent du doigt, interpellent, sourient, s'agitent comme des animaux en cage. Devant eux, femmes et hommes haussent le ton sans l'ombre d'une hésitation pour marchander. Non, décidément, on ne peut pas dire de la Corée du Sud qu'elle est calme si Busan en fait partie.
Je n'ai que des souvenirs bruyants de là-bas. Il y a les éclats de rire de mon ami Minho en bas de mon immeuble, les jeux des marins sur le port et le chant des ajummas dans les ruelles ensoleillées. Peut-être est-ce pour cela que, depuis mon déménagement à Séoul, une drôle de sensation m'oppresse. C'est le calme de la capitale.
Le calme, ici, c'est un soleil de mars trop vif, trop clair, trop haut dans le ciel. C'est cette vieille dame qui, ce matin, m'a jeté un regard furibond dans le métro pour que je lui cède mon siège. Le calme, c'est une mer de visages impassibles dans laquelle je me noie, celle de mes futurs camarades de lycée. Tous me scrutent d'un air trop détaché.
En cet instant, planté devant le tableau, je ne me sens pas comme eux. Quelque chose remue en moi. Je voudrais crier pour tout détruire.
― Bonjour, je m'appelle Moon Jaewon, et je viens de Busan. Prenez bien soin de moi.
« Prenez bien soin de moi. » Cette phrase, empreinte de la culture sud-coréenne, n'a rien d'inhabituel. C'est celle qu'on répète à tous ceux qu'on rencontre. Alors pourquoi, pour la première fois, sonne-t-elle aussi faux à mes oreilles ? Je peine à comprendre que c'est moi qui viens de parler, et cette dissonance me remonte dans la gorge comme un acide.
― Merci, Jaewon. Tu peux t'asseoir au fond, à côté de Mina, m'enjoint madame Choi.
Une main se lève au dernier rang, juste au-dessus d'un visage doux et impassible. Ma nouvelle voisine semble assez peu ravie de m'accueillir, mais a au moins la politesse de pousser ses affaires pour libérer la place.
Je m'enfonce dans la salle et m'assieds près d'elle, contre la fenêtre.
― Bien, reprend ma professeure. On débute avec le contrôle. Jaewon, tu feras ton possible, et je verrai pour ta note.
Avec un vague hochement de tête, je m'empresse de sortir mes affaires de mon sac, les oreilles balayées par le soupir plaintif de ma voisine qui m'imite au ralenti. Discrètement, je sonde mes camarades.
Tous affichent une expression mi-indifférente, mi-agacée, jusqu'à ce garçon aux cheveux bleus assis au deuxième rang. Sa coloration me laisse pantois. Quand nos yeux se croisent, il se détourne rapidement et je comprends que je l'ai pris sur le fait. Mon coeur s'élance.
Pourquoi ce regard... ?
― Eunha, tu distribues les feuilles !
Une fille installée devant moi côté fenêtre se lève calmement puis s'exécute, non sans décerner au passage une tape sur la tête du garçon aux cheveux bleus. Lui ne bronche pas, peut-être habitué à ce genre de chamaillerie. Madame Choi, quant à elle, trop occupée à écrire au tableau, manque leur drôle de manège. Lorsque Eunha arrive enfin à mon niveau, je vois dans son regard une certaine lueur : celle de ceux qui aiment provoquer ou défier. Ou les deux.
― Merci, Eunha. Vous pouvez commencer ! déclare madame Choi une fois ma camarade assise.
Je déglutis, inspire profondément. Commencer. Penché sur la feuille d'examen, mes mains moites triturent mon stylo. Au milieu de cette classe recouverte par le son des mines qui grattent le papier, je voudrais que quelque chose se passe. Juste pour briser ce silence insupportable.
Juste pour continuer de croire que mon pays n'est pas si calme.
Cette journée défile trop lentement à mon goût. Après l'évaluation de maths, mon premier cours de coréen commence pareillement.
Des protestations montent. Ma voisine m'apprend que ces contrôles, récurrents au début de l'année, comptent dans notre dossier.
Évidemment... Je comprends mieux l'air abattu des autres, puis envieux quand le professeur me signale que ma note ne comptera pas pour cette fois. Le petit commentaire de texte ne dure que quarante-cinq minutes pour moi. Une fois mon stylo reposé, je remarque quelques-uns de mes camarades qui patientent en silence. Si eux ont terminé, la plupart suent encore à grosses gouttes devant leur feuille.
Avachi contre la fenêtre, j'observe la cour tandis que les rayons du soleil inondent peu à peu la classe, en aveuglant certains. Eunha me demande discrètement de baisser le store. Je m'exécute. En tirant sur la manivelle, un long barrage opaque glisse devant nous. Dommage. Je viens de perdre ma seule occupation.
Plus tard, la sonnerie qui annonce la pause déjeuner retentit enfin. Mon coeur tressaute. Sans un regard pour mes camarades, je jette mes affaires dans mon sac, le referme maladroitement puis le passe à mon épaule en fuyant la salle.
Les couloirs sont déjà bondés. Indifférent, je me faufile entre les corps jusqu'à l'escalier en adoptant une attitude naturelle, celle de ceux qui connaissent parfaitement les lieux. Au fond, j'ai peur. Les questions dégringolent sur les marches avec moi. Où se trouve le réfectoire ?
Ma classe s'y rend-elle ? Aurais-je dû rester pour mieux faire connaissance et tenter de me faire des amis... ? Subitement, je repense à Minho, laissé à Busan. Est-ce que je lui manque à lui aussi ?
Une fois dehors, je chasse ces pensées et longe l'arrière du bâtiment sans but particulier, quand je tombe sur un petit parc. Les silhouettes s'émiettent dans le vert acide de l'herbe. L'endroit, relativement paisible pour l'heure, me fait envie. Je décide de m'arrêter sous un grand érable en bénissant ma mère pour le gimbap qu'elle a discrètement déposé dans mon sac ce matin. Ce maigre repas me suffira. Car mon ventre, trop noué, ne peut rien absorber de plus. Mon ventre est comme un aquarium, tout plein de petits poissons qui s'agitent. Dans l'eau, ils n'entendent rien du calme d'ici. Je crois que ça vaut mieux pour eux. C'est une chose trop terrible, ce silence, pour les petits poissons.
L'après-midi file vers la fin d'une journée dont je veux déjà tourner la page. Après le repas, la déléguée, Park Sunhee, me fait visiter les lieux sans trop me faire la conversation. Mes camarades m'ignorent tous, hormis ce garçon qui jette toujours de fréquents coups d'oeil dans ma direction. Il est curieux, lui. Plus curieux que les autres peut-être.
Ses yeux débordent. Je crois que ça m'angoisse un peu. Qu'est-ce qui se passerait si je me faisais remarquer ? Peut-être que ça ne lui plairait pas.
Devrais-je faire profil bas ? De toute façon, tout le monde ici semble trop froid pour moi. Trop calme.
Je quitte le lycée à dix-huit heures sans avoir parlé à personne depuis mon arrivée. Ce constat me serre le coeur, mais je le chasse dans un coin de ma tête.
Le monde grouille dans les rues de Mapo, jusqu'à Gongdeok, ma station. Debout dans une rame surchargée qui quitte le centre de Séoul, je prends sur moi et surveille les arrêts, descends à Singil puis attends mon second métro, monte à bord, patiente, n'ose pas m'asseoir. J'ai toujours aimé prendre le train, mais celui-là, trop plein, trop usé, trop peu familier, me semble aussi morne et dédaigneux que ses passagers.
J'arrive au quartier de Gwanak après une heure de trajet. Le soleil est déjà bas. J'arpente les rues sans hâte. Chacun ici se salue et discute en m'ignorant. Pour ces gens-là, je ne suis qu'un étranger, transparent.
En bas de l'immeuble où j'habite désormais, ma grand-mère bouquine, assise sur un tabouret en plastique bleu. Son corps est replié sur lui-même ; une posture qui lui donne l'air d'un petit oiseau recroquevillé dans sa coquille, comme pour passer inaperçu. Elle n'a pourtant rien d'une femme insignifiante. C'est plutôt le contraire, même.
Je m'incline légèrement pour la saluer. Son regard s'élève à peine, il glisse sur moi, indifférent, avant de replonger dans le contenu de sa lecture. C'est comme si je n'existais pas.
Depuis notre arrivée, ses silences se déversent sur moi comme une eau glacée. J'ai beau garder la face, sa froideur me blesse. Elle me rappelle le calme de Séoul. Faisant fi de son ignorance, je reprends ma progression et gravis l'escalier qui mène au cinquième étage. Dès que j'ouvre la porte d'entrée, les petits poissons dans mon ventre se calment. L'odeur des cacahuètes grillées et de la viande rôtie me chatouille les narines tandis qu'une douce chaleur monte en moi. C'est celle qui nous vient quand on rentre chez soi.
Je m'accroupis dans le vestibule pour ôter mes baskets et enfiler mes chaussons. Avec un peu de chance, mes pensées moroses resteront collées ici comme un mauvais chewing-gum contre la semelle.
― Oui... Oui, je sais...
D'ici, je perçois l'écho familier d'une voix douce. Celle de ma mère. Sa silhouette va et vient dans la cuisine, le téléphone coincé contre l'épaule. Trop prise dans sa conversation, elle ne semble pas me voir quand je file dans ma chambre tête baissée.
Cette pièce, de taille modeste, faisait office de bureau pour mon grand-père décédé. Personnellement, je la trouve suffisante, et même charmante avec son bois foncé et sa petite fenêtre qui donne sur le parc derrière notre immeuble. Le bel étang qui le décore scintille près des cerisiers en fleurs.
Dans cette pièce, je ne dis jamais rien. À l'image de Séoul, l'endroit renferme un calme factice.
La tête lourde, je me réfugie sous ma couverture. Mes yeux se ferment et tout retombe. Quelle horreur... J'ai dix-sept ans. Je devrais sans doute prendre l'air, courir jusqu'à en cracher mes poumons ou me faire des amis. Au lieu de ça, je ne fais que penser et me lamenter...
Mon esprit s'arrête sur ma grand-mère, dehors, en train de lire quand la nuit tombe. Shin Youngim, soixante-quinze ans, a beau souffrir d'un cancer, elle trouve la force de sortir, elle.
Le mois dernier, quand on lui a diagnostiqué sa tumeur, ma mère a tout de suite organisé notre déménagement. Cet élan m'a choqué.
Du peu que je sais, les deux n'ont jamais été très proches, même si j'ai déjà aperçu quelques lettres pour le Nouvel An lunaire ou les anniversaires. Ma mère n'en parlait pas, même quand je la questionnais. Elle n'en a jamais trop dit sur son enfance, à vrai dire. Jusqu'à ce qu'elle m'annonce que ma grand-mère ne pouvait plus continuer de vivre seule.
La première fois que j'ai vu Shin Youngim, j'ai su que je ne l'oublierai jamais, malgré son apparence fragilisée. Son regard m'a stupéfié : c'était exactement le même que celui de ma mère. Des yeux tombants, à l'éclat bien acéré, qui ne laissent personne de marbre. J'ignore ce qu'elle a pensé des miens, trop grands, trop clairs, trop différents. Ceux de mon père. Mes yeux à moi transpirent d'émotions contraires. Il n'y a que nos traits légèrement ciselés pour se retrouver. Ma grand-mère les porte mieux que moi. Malgré son visage lacéré par les rides, elle conserve l'air d'une femme très importante. Sa ressemblance avec ma mère est frappante, toutefois elle me semble bien plus dure et renfermée que celle-ci. Je crois qu'elle m'effraie un peu.
Ce soir-là, je saute le dîner et m'endors en dessinant dans ma tête la forme de son visage heureux. J'imagine son sourire : c'est sans doute l'un des plus beaux de Corée.
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Bienvenue dans le petit monde de Jaewon 🤍
J'espère que vous aimez bien ce début, je vous embrasse fort
Forlasass
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