Là-bas aussi tout avait changé.

Autrefois chatoyantes, ces terres qu'il avait arpentées tant et tant de fois étaient devenues mornes et grises. Pourtant y revenir avait été aussi simple que d'habitude. Un peu de concentration et de bonne humeur suffisait pour ainsi dire.

Campé devant le vieil homme, son hôte attendait qu'il parle.

— Mon Dieu que tu as grandi ! La dernière fois que nous nous sommes vus tu n'étais qu'un enfant !

— Au moins je n'ai plus peur de racler le sol quand je porte l'épée au côté., lui répondit son interlocuteur avec un sourire aux lèvres. Toi en revanche tu n'as pas l'air d'avoir vieilli d'une journée !

— Je ne cesserai pas de m'étonner de ce prodige, c'est vrai. Je sais que je suis un vieillard mais je ne le ressens pas. J'ai l'impression que c'est comme...un autre moi.

— En tout cas, je suis content que tu aies eu mon message. Quand j'ai vu que Tink ne revenait pas, j'ai cru que toi non plus tu n'en serais pas capable...

Bon, j'imagine que tu as des tonnes de questions, mais je ne suis pas le mieux placé pour te répondre. Je préfère lui laisser tout t'expliquer. Tu viens ? Elle t'attend.

— Tu as raison ne perdons pas de temps. Après toi Mitch.

Les deux vieux amis se mirent en marche, d'un pas déterminé mais tranquille. Des feuilles d'automne jonchaient le sol et le vent soufflait faiblement, insidieux et glaçant. Partout où il posait le regard, le vieil homme ne voyait que l'ombre de ce qu'il connaissait. Ici l'arbre où il jouait jadis, dépourvu de ses ramures. Au loin le lagon, dont les eaux autrefois azur étaient dorénavant presque noires comme la nuit.

Au fur et à mesure de leur périple, il se sentait de plus en plus mal à l'aise. Pourquoi ressentait-il tant d'hostilité ? Que s'était-il passé ? Et où étaient donc allés tous ses amis ? Mitch lui aussi semblait soucieux. Il avait beau essayer de le cacher derrière son éternel bonne humeur cela se voyait. Le voyageur le ressentait.

Perdus dans leurs pensées, l'improbable duo arriva finalement à destination après 10 minutes d'une marche silencieuse et pesante. Ou peut-être cela avait-il était plus long. Le vieil homme n'avait plus l'habitude de tout ça, force était de le constater. « Le temps est une question de volonté », se souvint-il. Il lui faudrait être plus concentré à l'avenir, pour éviter que tout cela ne lui échappe.

Le village, comme le reste de l'île, semblait désert. Aucun feu ne brûlait alentour et tout semblait avoir été saccagé ou laissé à l'abandon.

La situation s'aggravait de minute en minute.

— Eh bien ! Est-ce par le silence que tu comptes célébrer nos retrouvailles ?, lui demanda brusquement une femme derrière lui.

Le vieil homme se retourna vivement pour voir à qui appartenait cette voix qui lui semblait à la fois si familière et inconnue, et le choc fut d'autant plus brutal.

Comment était-ce possible ?

Sa tenue et le tigre tatoué sur son épaule droite ne pouvaient pas mentir et pourtant elle paraissait tellement âgée.

— Cesse de me dévisager de la sorte s'il te plait. Je sais que je suis vieille et fripée mais je peux toujours sortir les griffes si tu me le fais encore remarquer avec ce regard ahuri !

— Désolé...ce n'était pas mon intention. Mais tout est tellement...

— Mourant ? Je pense que c'est le terme le plus adapté, tu ne trouves pas ?

Mais dans le fond, tu sais pourquoi tout cela arrive. Tu ne peux pas avoir oublié pourquoi tu es venu ici la première fois. La légende qui t'entoure. La prophétie.

— La prophétie ? Je ne comprends pas. Elle s'est réalisée il y a des années de ça, tu es bien placée pour le savoir...C'est là que...

— Allons ne fais pas l'idiot ! Tout cela va bien au-delà de nos simples croyances d'antan. Lorsque tu es revenu la dernière fois tu l'avais déjà compris, ne le nie pas.
Tu as l'air surpris...Nous ne nous sommes peut-être pas vus à l'époque mais j'ai toujours gardé un œil sur toi, et les pouvoirs qui m'ont été confiés lorsque je suis devenue cheffe du village ont fait le reste.

Tout ici dépend de toi, continua-telle. Tout est né grâce et POUR toi. '

Au début bien sûr, ton insouciance et la force de ta jeunesse permettaient de maintenir l'ensemble d'aplomb. Mais lorsque les années ont passés, que le cours de ton temps s'est retrouvé altéré et, pire encore, quand celui-ci a voulu retrouver son équilibre ce sont les enfants inspirés par ton histoire qui ont en quelque sorte pris le relais.

Aujourd'hui cependant, la force de ta légende s'estompe. Ses contours eux-mêmes en deviennent flous. Ton vieil ennemi n'est plus. Ton ange gardien miniature a disparu. Elle est probablement retournée auprès des siens. Quant à tes enfants, ils ont été kidnappés, engloutis par le Temps, ou ils ont préféré fuir.

— ...Alors il est vraiment de retour comme je le craignais, répondit le vieil homme d'un ton las. Comment-a-t-il pu survivre ?

— C'est pourtant simple à comprendre, à la lueur de ta propre histoire.

Lui et toi représentez les deux faces d'une même pièce. Il est apparu ici en même temps que toi et représente la crainte primale de tout être humain, que tu as amené avec toi.

Il n'a jamais vraiment disparu, laissant à son disciple le soin de réaliser son dessein malgré lui. Et quand celui-ci s'est montré faible, terrifié par la même chose que toi, il l'a dévoré.

Seulement, aujourd'hui tu n'as plus la force de lutter seul contre lui. Plus tu t'affaiblis et plus il retrouve sa puissance, et lorsque tu t'éteindras ce monde retournera au néant.

— Nous revoilà au point de départ n'est-ce pas ? Je suppose que tu ne sais pas comment je dois m'y prendre pour arrêter ça ?

— Malheureusement non. Tu dois trouver la solution en toi, comme la première fois. Mais puisque tu es là aujourd'hui, j'imagine que tu as déjà un élément de réponse, non ?

— En fait, oui j'y ai déjà plus ou moins réfléchi, compte-tenu du message de Mitch, mais j'espérais qu'il y aurait une autre alternative...

Bon, je suppose qu'il est temps pour moi de leur dire au revoir.