Chapitre 56
Bonjour !
Et voici le dernier chapitre...
Il m'aura donné du fil à retordre. Ecrit en avril, je n'ai cessé de le modifier, corriger, changer des parties entières ou des détails. J'espère en tout cas qu'il sera à la hauteur de vos attentes et qu'il vous plaira.
La chanson en média est une chanson de Goldman que j'aimais beaucoup, je l'ai réentendue par hasard il y a quelques mois et elle m'a beaucoup fait penser à Tom et Lou.
Bonne lecture !
Deux jours plus tard, je dîne seule de pâtes chinoises industrielles quand Thomas m'appelle. La brouille passée n'est plus qu'un mauvais souvenir et sa voix est légère, comme avant.
— Lou ! T'es chez toi ? Je peux passer ?
— Je... heu... non, je suis avec Serge, bredouillé-je, me souvenant que c'est un des mensonges que je lui avais servi la semaine précédente.
— Ah mince, oui c'est vrai. Demain soir ? On peut dîner ensemble ?
— Non, le mercredi soir je vais à la boxe. Le midi ?
Je le sens hésiter à l'autre bout du fil, dépité.
— Non, pas à midi. C'est pas grave, ça attendra jeudi.
— Désolée. C'est urgent ?
— Non, non, ne t'en fais pas. Excuse-moi de t'avoir dérangée. Bonne soirée, et bonjour à Serge.
— Oui, c'est ça, compte là-dessus. Bonne soirée, Tom, à jeudi.
Je raccroche, mal à l'aise. Sa déception me fait mal au cœur, il semblait si joyeux au début de l'appel, je m'en veux de lui avoir gâché sa gaîté. Mais je ne peux décemment pas lui dire de passer et avouer mon mensonge. Je décide finalement de zapper mon entraînement du lendemain. Je n'aime pas ça mais je le lui dois bien. Et puis s'il est si impatient, c'est probablement qu'il a une bonne nouvelle à m'annoncer, et je suis curieuse de savoir de quoi il s'agit, même si j'ai ma petite idée sur la question.
De Louise :
Je me suis arrangée pour demain soir, c'est bon je suis libre. Chez toi ou chez moi ?
De Tom :
Génial ! Je suis super content. Après où, ça dépend... tu proposes quoi à dîner ?
De Louise :
Soupe en brique et Croque-Monsieur Herta.
De Tom :
Ok. C'est pas possible. 19h30 chez moi, donc.
De Louise :
Parfait, je viens après le boulot. A demain, Patron.
De Tom :
Commence pas. Bonne fin de soirée et à demain. Je t'embrasse.
✨✨✨✨✨
Le lendemain soir, je repasse chez moi vite après le travail pour troquer ma robe et mes chaussures à talons contre une tenue plus confortable : un jean avec un top à manches longues et des bottes. Je prends mes notes, listes et résultats de recherches avec moi car j'imagine que ce que Thomas a à me dire est en rapport avec la librairie.
Une délicieuse odeur chatouille mes narines dès mon arrivée.
— Oh, mais ça sent trop bon, qu'est-ce que tu as préparé ?
— Cuisses de canard aux girolles et crumble de potiron.
J'écarquille les yeux.
— C'est toi qui as cuisiné cela ? Mais c'est un resto que tu aurais dû ouvrir !
— Oui, mais dans ce cas, j'aurais pas pu t'embaucher, rit-il
Je m'attarde sur ces mots. Une fois de plus, je m'interroge sur ses motivations. Me faire plaisir, se racheter, travailler avec moi, tout se mélange dans ma tête. Tom ne se rend pas compte de sa bévue. Il retourne en cuisine et je le suis. Je me pose probablement trop de questions, ce n'était qu'une plaisanterie, une blague facile.
Il me sert un verre de vin et je l'aide à mettre la table dans la salle à manger. Son appartement est toujours aussi propre et ordonné mais commence à devenir plus chaleureux. Quelques revues d'actualité trainent sur une des tables basses, et posées sur le buffet du salon, des piles de dossiers bien droites, fruit de notre travail. Il a acheté des suspensions, des rideaux, quelques bibelots et une reproduction laminée de Rothko qui ajoute une touche de couleur au mur resté blanc. Il a aussi fait agrandir et encadrer une photo magnifique.
— Où est-ce ? demandé-je sans pouvoir détacher mes yeux du superbe cliché.
Ce n'est qu'un paysage aride mais je ressens beaucoup d'émotions qui traversent l'image.
— Désert d'Atacama, au Chili. C'est Jeanne qui avait pris cette photo. Je l'aime beaucoup.
— Ah. Elle est très belle, c'est vrai.
— Ça te gène que j'ai une photo de Jeanne sur mon mur ?
— Non, pas du tout, réponds-je sèchement. Tu fais ce que tu veux.
Je me détourne rapidement pour l'empêcher de voir la douleur qui ne doit pas manquer de figer mes traits. Cette salope qui m'a volé mon amour est toujours là et s'étale dans son salon par sa sublime photo. Évidemment, Thomas s'aperçoit immédiatement de mon malaise, je ne peux rien lui cacher.
— Lou... souffle-t-il.
Il attrape mon bras et m'oblige doucement à lui faire face. Il me prend mon verre et le pose sur la table près de lui. De sa main libre, il saisit délicatement mon menton pour se faire rencontrer nos yeux. Cette proximité m'est insupportable.
— C'est juste une photo que je trouve belle. Ça n'a strictement rien à voir avec la personne qui l'a prise. Je te l'ai dit, Jeanne n'est plus rien pour moi.
— Je sais, tu n'as pas à te justifier, murmuré-je en essayant d'affermir ma voix, sans succès.
— Si ça te blesse, je peux l'enlever.
— Tu n'as aucune raison de faire cela.
— Je ne sais pas...
Embrasse-moi, déshabille-moi, aime-moi.
Mon regard le supplie mais les mots ne passent pas la barrière de mes lèvres. Je ne peux pas. Je lis la même passion, le même besoin dans ses yeux couleur de ciel d'orage. Il suffirait de quelques centimètres pour que tout bascule.
Le four sonne et nous ramène sur terre.
Il me lâche brusquement, comme s'il s'était brûlé à mon contact.
-On passe à table, dit-il simplement.
Il faut peu de temps aux battements affolés de mon cœur pour se calmer et à nous pour reprendre une conversation normale. C'est qu'on commence à avoir l'habitude de ces dérapages toujours contrôlés.
Tom dresse de jolies assiettes qu'il pose sur la table de la salle à manger et nous nous asseyons face à face. Le dîner est succulent, il est décidément un cuisinier hors-pair et rien que pour déguster un tel repas, je ne regrette pas d'avoir séché mon entraînement de boxe thaï.
— Bon, fait-il en me servant un second verre de vin de Cahors. J'ai un peu insisté pour te voir parce que j'avais une bonne nouvelle...
— C'est bien ce que je pensais, réponds-je avec un sourire.
— Deux, en fait, mais la seconde attendra.
— Je t'écoute.
— Ce n'est pas vraiment une surprise, tu dois t'en douter mais l'offre d'achat que j'ai faite a été acceptée. J'ai rendez-vous dans deux semaines pour signer le compromis de vente chez le notaire.
— C'est formidable !
— Oui. Et comme il n'y a pas de réponse à attendre de la banque, juste le temps le débloquer les fonds et le délai légal de rétractation, ce devrait être assez rapide pour qu'on signe l'acte de vente et qu'on ait les clefs.
— Tom... je suis folle de joie !
— Moi aussi. Tu vas l'avoir ta belle librairie.
— Merci. Merci, Tom. Tu n'imagines pas... Je ne sais pas comment je pourrais te remercier assez...
— Souris. C'est juste ce que je veux voir sur ton visage, un vrai sourire. Celui-ci est parfait.
Nous terminons de dîner dans l'allégresse, en faisant des tas de plans. Notre projet devient de plus en plus concret et ce soir, les moments de doutes et d'angoisses s'effacent au profit d'un enthousiasme nouveau.
Tom a acheté des macarons chez le plus célèbre pâtissier de Metz pour le dessert, que nous accompagnons de deux cafés serrés, puis je me lève, m'apprêtant à remettre mon manteau.
— Merci pour cette soirée riche en émotions et ce délicieux repas. Je ne regrette pas d'être venue !
— J'imagine que tu savais ce que j'avais à te dire, mais j'avais tellement hâte de t'annoncer de vive-voix qu'on allait être proprio de notre emplacement coup de cœur... Je n'avais pas envie de t'en parler vite-fait entre deux portes.
Il hésite un instant, puis ajoute :
— Mais ce n'est pas tout. Si tu as encore un instant, je voulais que l'on parle d'autre chose.
— Oui, c'est vrai, tu m'avais dit que tu avais une autre bonne nouvelle. De quoi s'agit-il ? fais-je, raccrochant ma veste dans la penderie de l'entrée.
— Tu te souviens, il y a deux semaines, quand nous dînions après les visites, je t'ai dit que j'avais trouvé une manière de te tranquilliser... par rapport à...
— Oui, je me souviens.
Il s'éloigne un instant et s'approche du buffet pour fouiller dans un des dossiers posés dessus. Il revient avec une liasse de feuilles agrafées qu'il me tend.
— Tiens.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Regarde.
— Dis-moi ce que c'est, Thomas.
— C'est un contrat qui stipule qu'en cas de départ de ma part, je te cède cinquante et un pour cent des parts. Tu seras actionnaire majoritaire. Je ne pourrai pas vendre sans ton accord, tu feras ce que tu veux sans avoir à m'en référer. Tu seras la patronne.
Une énorme boule se forme dans ma gorge, je sens des fourmillements jusque dans le bout de mes doigts. Les larmes me montent aux yeux mais je serre les dents très fort, me concentrant pour les empêcher de couler. Je prends le contrat qu'il me tend toujours, le parcours brièvement avant de le tourner à l'horizontale. Mes mains se posent en haut du petit paquet de feuilles et très lentement, je le déchire en savourant la plainte du papier arraché.
Abasourdi, Tom me regarde faire et suit des yeux les morceaux de papier qui s'éparpillent sur le sol avant de les poser sur moi, sans comprendre.
— Tu fous tout en l'air... craché-je durement en essayant de maîtriser la fureur et la déception qui s'infiltrent par tous les pores de ma peau.
— Je... je ne saisis pas...
Il semble toujours interloqué, presque choqué de ma colère sourde.
— Tu te fiches de moi ? C'est quoi cette saloperie que tu veux me faire signer ? Comment veux-tu que j'ai confiance en toi ? Avec ça, j'ai juste l'impression que tu prépares ton prochain départ !
— Non, Lou, tu ne m'écoutes pas, tu ne veux pas m'écouter. Je te l'ai dit et répété, je n'ai pas l'intention de repartir.
— Alors, pourquoi vouloir me faire signer ce torchon ?
—C'était censé te montrer que tu ne risquais rien... Pour te rassurer !
— Raté ! C'est même complètement l'inverse ! Je ne comprends pas ta démarche. Je commençais à peine à me rasséréner, à me dire que ça pouvait marcher, cette librairie, nous, travaillant ensemble, que tu reviens sur le sujet avec ces horreurs de papiers, et maintenant je suis à nouveau perdue, je ne sais plus quoi penser.
— Lou, je te promets que je ne t'abandonnerai plus.
Son ton est las, presque triste mais je suis furieuse et ne me laisse pas attendrir. Il va en falloir plus que cela pour me convaincre.
— Comment veux-tu que je te croie ? je gronde en repoussant violemment du pied les morceaux de papier sur le sol. Tu cherches juste à avoir les mains libres, à m'endormir pour que je te foute la paix et faire ensuite ce qui te chante !
— Ok, je veux bien comprendre que ce contrat était une mauvaise idée, mais je voulais juste que tu puisses être sereine quant au fait que tu ne te retrouveras jamais sans rien.
— Tu penses que tout tourne autour de la boutique, mais c'est faux !
Je m'arrête à temps, avant d'en dire trop. Je prends moi-même conscience à cet instant que je n'ai pas tant peur de perdre la librairie, que de le perdre, lui. Il avale péniblement sa salive, arrime ses yeux aux miens en soutenant mon regard torve et articule, avec toute la conviction dont il est capable.
— Je ne te laisserai pas tomber.
— Tu parles ! Tu passes ton temps à répéter la même chose mais la vérité c'est que tu es un gosse, Thomas, un dilettante. Tu n'as toujours fait que ce que tu voulais ! C'est cela ta vie, n'est-ce pas ? Te laisser porter au gré du vent ou de tes envies.
— Mais qu'est-ce que tu veux au fond, Lou ? Je ne changerai pas. Je suis comme ça. Mon caractère, et la vie ont fait que je n'ai pas envie d'avoir des contraintes. Cependant... là c'est différent. Je te jure que je suis sincère, sans pouvoir te le prouver. Il faut me croire, tu dois me croire !
— Je t'en prie ! Hier, tu voulais faire le tour du monde, aujourd'hui tu ouvres une librairie avec moi, mais demain, ce sera quoi ? Une culture de graines bio dans le Massif Central ? Une entreprise de pêche au Portugal ? La caravane du sel au Mali ? Tu promets que tu ne partiras plus comme tu l'as fait par le passé, mais ça changera peut-être quand tu auras lu je ne sais quel bouquin de voyage, ou quand tu auras vu un documentaire sur le Sri Lanka qui t'auras donné envie de le découvrir.
— Je connais déjà le Sri Lanka, note-t-il.
— Ne te moque pas de moi, tu vois très bien ce que je veux dire ! Quand on était ensemble, tu es parti, presque du jour au lendemain, sans que je m'y attende. Avec Jeanne, un simple poème dans un livre a signé la fin de votre histoire. Tu es instable. Comment veux-tu que je sois sereine quant à l'avenir ?
— Louise, si tu avais écouté les signaux il y a huit ans, tu aurais compris que je partirais. En tout cas que je voudrais partir avec toi. Je ne t'ai pas prise au dépourvu et on ne va pas revenir là-dessus. Pour Jeanne, ok, j'assume, mais...
— Oh ! Tu assumes ? C'est merveilleux ! raillé-je. Tu n'es qu'un foutu égoïste qui agit sans se préoccuper de ce que ressentent les autres ! On peut vraiment dire que pour tout foutre en l'air, tu te poses là !
— Mais foutre en l'air quoi ? Quoi, Louise ? Je fais tout ce que je peux pour...
— Serge ! Il m'a quitté par ta faute ! C'est à cause de toi, Thomas, parce que j'ai accepté pour la librairie, tout ça... il m'a laissé tomber du jour au lendemain il y a deux mois !
Il reste bouche bée, stupéfait. Je ne lui laisse pas le temps de reprendre.
— Et toi, tu vas rencontrer une femme, la copine d'Aurélie là, faire des mômes et te barrer avec elle je ne sais où alors que moi je vais rester ici, toute seule, sans toi, sans personne...
Ma voix se brise à la fin de la phrase mais j'étouffe le sanglot qui monte dans ma gorge et repousse violemment Tom qui s'approche.
— Elle s'appelle Laura, murmure-t-il, un peu hagard.
— Connard !
Mon insulte, la toute première de notre histoire, agit comme un électrochoc et il semble sortir de l'état d'hébétude où mes révélations l'avaient plongé.
— C'est ça le problème, Louise ? Que je rencontre quelqu'un d'autre ? demande-t-il très bas, en s'approchant à nouveau de moi, comme une douce menace.
— Pas du tout, j'en ai rien à foutre ! Et tu sais pourquoi ? Parce qu'en fait je suis sûre que ça ne va pas durer, parce que tu n'es qu'un opportuniste, un intermittent des relations amoureuses ! Tu es incapable de t'engager finalement !
— C'est comme ça que tu me vois ? demande-t-il, blessé.
— C'est comme ça que tu es !
— Tu n'as peut-être pas tort, Lou, d'autant que je n'ai jamais eu l'intention d'aller à ce dîner, chez Aurélie et Ludo. Mais tu n'as pas une idée de la raison pour laquelle je suis incapable de m'engager ? Tu ne vois pas le dénominateur commun entre tout ça ?
— Oh que si, bien sûr, les voyages, l'aventure, la grande vie, lâché-je avec emphase
— Non.
Il hésite un instant et il semble prêt à ajouter quelque chose mais il se ravise et poursuit :
— Écoute, cette vie-là est terminée pour moi. Ter-mi-née ! Je voulais découvrir le monde et je l'ai fait. Durant six mois et ensuite, pendant plusieurs années, j'ai vécu comme j'en avais envie, au jour le jour, en Bolivie puis en Argentine. J'ai fait le tour, c'est bon. Bien sûr, je continuerai à voyager parce que les vacances Club Med où on part à l'autre bout de la planète pour naviguer entre le bar et la piscine, ça ne sera jamais mon truc. Je préfèrerai toujours visiter le Japon, ou le Canada, ou la Scandinavie, ou un de ces milliers d'endroits que j'ai envie de découvrir, mais en vacances, Louise, en vacances. J'ai besoin de stabilité maintenant.
Nous sommes toujours debout au milieu de son salon, immobiles. Il me domine de son corps tendu par le besoin de me prouver sa sincérité, ses pupilles incandescentes plongées dans mes yeux gris, ses mains à présent fermement posées sur mes épaules. Mais je secoue la tête, dubitative.
— Je ne repartirai pas, martèle-t-il, pour la centième fois, les dents serrées.
— J'aimerais y croire. Mais même si tu es sincère aujourd'hui, dans un, deux ou dix ans, ton besoin d'ailleurs sera le plus fort.
— Non ! Je le sais !
— Ah oui ? Et qu'est ce qui te rend si sûr de toi ?
Ses membres crispés s'affaissent soudain dans un mouvement de découragement et il va s'affaler sur le vieux sofa juste à côté. Son poing fermé tambourine sur sa bouche, à la fois furieux et désemparé de ne pouvoir me convaincre.
Je le rejoins sur le canapé, désolée qu'on en soit là, de gâcher cette belle soirée, mais persuadée qu'on aurait dû avoir cette dispute depuis longtemps. J'en suis responsable, j'ai espéré pouvoir faire taire cette angoisse sourde, que les choses s'arrangeraient d'elles-mêmes mais ça ne peut pas être le cas. J'ai mis la tête dans le sable comme une autruche qui a peur, j'ai collé un pansement sur la plaie alors que sans crever l'abcès, ça allait forcement s'infecter. Il est grand temps que tout soit clair entre nous. Je m'assois à ses côtés, mes jambes repliées, talons sous les fesses et pose une main hésitante sur son bras, en signe d'apaisement
— Thomas...
— Je ne sais pas comment te faire comprendre...
Sa main passe nerveusement sur sa nuque, son front, puis il soupire profondément et se tourne vers moi. Son regard marine accroche le mien. Je n'arrive pas à décrypter ce que j'y vois. Un certain abattement, peut-être même du désespoir.
— Lou... murmure-t-il enfin, d'une voix sourde. Te perdre a été, avec la mort de mes parents, l'expérience la plus douloureuse de mon existence. Si ça n'a pas marché avec Jeanne, c'est à cause de toi, parce que tu occupais toutes mes pensées. Ce n'était pas juste un poème de Baudelaire. C'était toi, c'était nous, Louise... et je n'irai plus nulle part sans toi.
Je ressens un grand vide en moi à ses paroles, comme si mon esprit s'était détaché de mon corps. Je suis incapable de répondre, je ne peux que fermer les yeux, le temps d'assimiler ses mots, de comprendre ce qu'ils peuvent vouloir signifier. J'ai du mal à avaler ma salive à cause de ma gorge nouée et la tête me tourne.
Devant mon mutisme, il souffle, lève les mains en signe de fatalité et reprends.
— Je sais. Ce n'est pas ce que j'ai voulu, j'ai vraiment essayé de me maîtriser, de ne pas renier les promesses que je t'avais faites au restaurant quand tu m'as interrogé. J'étais sincère à l'époque, je pensais vraiment que je pourrais faire la part des choses. Mais je n'y arrive pas, Lou. Passer mes journées avec toi, c'est... la plus belle et la pire chose qui pouvait m'arriver. Ceci dit, ne t'en fais pas. Je n'attends rien de toi, je veux juste que tu me fasses confiance à nouveau. Je te promets que je ne partirai plus, tout simplement parce que je... je ne peux plus vivre loin de toi.
Sa voix se brise à la fin de sa confession et il baisse les yeux, sans pouvoir affronter davantage mon regard.
Délicatement, je pose mes mains sur ses joues et le force à relever la tête. Son beau visage semble complètement désorienté. La même expression douloureuse qu'il y a huit ans, le soir de notre anniversaire. Perdu dans un dédale d'émotions, à ne plus savoir au bout du compte comment achever ce qu'on a initié.
— Je suis désolé, Louise. Je n'ai pas voulu te mentir mais en même temps je craignais que tu te retires de notre projet si je t'avouais la vérité sur la nature de mes sentiments. Je suis dans une impasse, maintenant. Soit tu risques d'abandonner à cause de ce que je ressens pour toi, soit c'est parce que tu n'as pas confiance en moi... tout est lié, imbriqué... C'est le serpent qui se mord la queue. Quoiqu'il en soit, c'était sûrement une mauvaise idée à la base. Tu avais raison, on n'aurait pas dû se lancer dans ce truc-là ensemble. Mais j'avais tellement envie de te faire plaisir, de te rendre heureuse... Finalement, c'est peut-être moi que j'essayais de contenter. Je me donnais le beau rôle, je ne suis qu'un foutu égoïste, tu as raison.
— Tu n'es pas un égoïste. Cette librairie, c'est le plus beau cadeau qu'on ne m'ait jamais fait. La plus belle marque de confiance, la plus grande preuve d'amitié.
Il hoche imperceptiblement la tête avec un sourire triste et fatigué, mais je dois le pousser davantage dans ses retranchements. Il faut que je sache.
— Tom... quand tu parles de la nature de tes sentiments, de ce que tu éprouves pour moi... Tu peux être plus clair ?
— J'ai besoin de toi, Louise. A côté de toi, je me sens à ma place, je suis heureux. Il y a une chanson qui dit : « Ma maison, c'est toi. ». Eh bien, c'est ça. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui. Je vois très bien même, parce que j'éprouve la même chose.
Sa bouche fine s'entrouvre légèrement, ses yeux s'arrondissent dans un mouvement de surprise mêlée d'espoir. La stupeur se lit sur ses traits et malgré moi, j'ai envie de sourire. Ce soir, son visage aurait pu illustrer le dictionnaire des émotions.
— Moi non plus je n'ai pas été très honnête avec toi. J'ai passé des années à te haïr, puis à essayer de t'oublier, en vain. Le jour où tu es apparu dans le salon de Solène et Nico, ça a été atroce pour moi. Parce que j'ai ressenti la même chose que toi le jour où Jeanne t'a offert le livre. Comme une gifle qui me projetait dans le passé. Dès cet instant, j'ai compris, sans me l'avouer pourtant, que je ne pourrais pas lutter contre le flot de sentiments qui m'envahissaient à chaque fois qu'on se voyait. Des sentiments paradoxaux au début, puis, de moins en moins. Et aujourd'hui encore Tom, je ne sais pas où j'en suis. Je ne sais pas ce que je veux. La seule chose que je sais, c'est que, moi aussi, j'ai besoin de toi. En me présentant ces papiers à signer, tu m'as mise face à ma plus grande angoisse. J'ai bien plus peur de te perdre, toi, que de me retrouver sans boulot... Je crois... je crois que je n'arriverai plus à vivre sans toi, c'est pour cela que je suis terrorisée à l'idée que tu me quittes à nouveau.
Une larme glisse sur ma joue. Tom l'essuie d'un délicat mouvement du pouce, et sa main reste sur ma joue.
Malgré nos paroles, personne ne parvient à faire un pas vers l'autre, comme si nous avions peur de tout ce qui pourrait découler d'un rapprochement. Est-ce que c'est trop tard ? Avons-nous laissé passer notre chance ?
— Pourquoi tu m'as menti à propos de Serge ? souffle-t-il d'une voix rocailleuse.
— Tu m'en veux ?
— Non... je crois que je suis mal placé pour te faire la morale concernant les cachotteries. Mais je voudrais juste savoir pourquoi.
— Je ne t'ai pas dit que nous étions séparés pour me protéger. De toi, ou de moi. C'était plus simple pour taire mes sentiments envers toi que de faire comme si nous étions encore ensemble. Mais il a rompu parce qu'il savait. Il savait bien avant moi que tôt ou tard, nous en arriverions là tous les deux.
— Et nous y sommes.
— Oui.
Lentement, il caresse mes cheveux, la ligne de ma mâchoire, mes lèvres. Je m'abandonne, les yeux fermés, savourant la sensualité de ses gestes.
— Qu'est-ce que tu attends de moi, Louise ?
— Je ne sais pas, mais ce soir, j'ai veux que tu me prennes dans tes bras, que tu m'embrasses, que tu me fasses l'amour, comme avant.
Nos souffles s'accélèrent et se mélangent quand il prend mon visage en coupe et appuie son front contre le mien. Notre proximité, son odeur, ses mains qui me touchent, me mettent en émoi.
— On ne pourra plus revenir en arrière, murmure-t-il.
— Je ne veux plus revenir en arrière.
Ses lèvres sont encore plus douces que dans mon souvenir. Son baiser est à la fois tendre et langoureux, et me rappelle immédiatement les sensations oubliées. Les huit dernières années s'effacent, nous avons vingt ans à nouveau, nous nous sommes quitté la veille. C'est tellement bon. J'ai tant attendu ce moment, sans oser imaginer que nous y arriverions.
Quand sa langue rencontre la mienne, Thomas s'anime davantage et m'attrape fiévreusement par les hanches pour m'assoir à califourchon sur ses genoux.
Nos gestes sont imprécis, désordonnés, guidés par l'urgence du besoin de nous retrouver et d'évacuer la tension si longtemps refoulée, comme si la ferveur de nos mouvements pouvait rattraper ce temps perdu, cet immense gâchis.
Nos bouches se dévorent avidement, laissant nos dents s'entrechoquer tandis que nos mains redécouvrent nos corps, caressant dos, nuques, cheveux, et poitrines. Malgré nos jeans respectifs, je sens l'ampleur de son désir et cela achève de me faire perdre le contrôle. Ses lèvres descendent le long de mon cou jusqu'à mon épaule droite qu'il dénude brutalement en tirant sur l'encolure de mon tee-shirt mais j'attrape ses cheveux et tire doucement dessus pour relever sa tête et ramener sa bouche sur la mienne. Je ne souhaite que ça, qu'il m'embrasse. Je me fiche de perdre mon souffle, de ne plus pouvoir respirer mais j'ai l'impression que je vais mourir si le contact de nos bouches s'interrompt, ne serait-ce que quelques secondes. Je ne consens à décoller mes lèvres des siennes que le temps qu'il me retire mon top qu'il jette au loin. Je déboutonne à mon tour sa chemise et la fait glisser le long de ses épaules tandis qu'il dégrafe mon soutien-gorge. Il l'envoie valser avant de me serrer sauvagement contre lui, sa peau nue contre la mienne.
Complètement submergée par ce tsunami émotionnel, je suspends brusquement mes caresses et laisse tomber mon front au creux de son épaule. La dispute, puis ses mots, ses baisers, son corps brûlant. C'est trop pour un seul soir, je n'arrive plus à gérer.
Il perçoit immédiatement mon changement d'attitude et cherche mon regard.
— Lou... mais tu pleures ? s'écrie-t-il, affolé.
— Non, non. Enfin si, mais je crois que c'est de joie.
Son visage ne sourit pas, il est sérieux. Délicatement, il repose ma tête contre lui et m'embrasse la tempe. Je bascule pour m'assoir à côté de lui et me blottir dans ses bras. Je sens les battements sourds de son cœur décélérer à mesure que nos souffles se ralentissent. Un long frisson traverse mon corps et Tom dégage la chemise coincée dans son dos pour me recouvrir. Nous restons un long moment, muets, mais ce n'est pas un problème, le silence n'a jamais été de trop entre nous, et mes sens sont déjà complètement saturés par l'odeur de sa peau, ses doigts qui effleurent mon dos, nos respirations à l'unisson qui résonnent presque dans la grande pièce où nul autre bruit ne perturbe cette mélodie si douce.
Je finis pourtant par m'avancer un peu, jusqu'à voir son tatouage. De l'index, je trace les lignes et les courbes de la rose des vents qui orne le haut de son bras gauche.
— Que de temps perdu. Tu te rends compte, si tu n'étais pas parti, ou si j'avais accepté de te suivre...
— On ne construit pas une vie avec des « si ». Si je n'étais pas parti à vingt ans, je l'aurais fait à quarante. Si tu m'avais suivi, on ne serait peut-être séparés en Thaïlande, ou au retour, ou trois ans après. On ne peut pas réécrire le passé. Il est temps de penser au présent.
Je repose ma tête sur son épaule et nous restons ainsi un moment. Nous sommes bien, l'un contre l'autre, jouissants simplement du contact de nos corps, et aucun de nous n'a envie de briser cette douce harmonie. Au bout de quelques minutes pourtant, Thomas reprend.
— Je ne sais pas si je te l'ai déjà raconté mais quand j'étais petit, vers six ou sept ans je crois, je faisais beaucoup de cauchemars. Je me réveillais en hurlant et ma mère se levait pour me consoler et me recoucher. J'ignore pourquoi mais dans ces moments, j'avais toujours très envie d'un chocolat chaud. Comme si j'avais besoin de la douceur et du goût sucré de cette boisson pour apprivoiser mes angoisses. Enfin bon, tu te souviens de ma mère, pas vraiment le genre à me préparer un chocolat au milieu de la nuit, surtout après que j'aie brossé mes dents et je n'y ai jamais eu droit. Mais ce soir, je crois qu'on l'a bien mérité, non ?
— Euh... je n'aime vraiment pas le chocolat chaud.
— Parce que tu n'as jamais goûté le mien. Il est magique, tu vas voir.
— Je ne peux pas avoir un café, ou même un thé plutôt ?
Il secoue la tête en signe de dénégation en riant puis dépose un baiser sur mes lèvres et se lève pour aller préparer la boisson dans la cuisine. Je le regarde s'éloigner, son dos nu et ses jolies fesses moulées dans son jean. Incroyablement attirant.
Je reste sur le divan, le temps de remettre de l'ordre dans mes idées. Que se passera-t-il si nous allons jusqu'au bout ce soir ? Comment envisager l'avenir ? Que serons-nous l'un pour l'autre ? Je me pose trop de questions. De toute façon, c'est trop tard maintenant. Quoi qu'il se passe entre nous, nous ne pourrons plus faire semblant. Nos mots et nos actes sont allés trop loin, alors, autant en profiter. Ce soir, je ne ferai que ce que je brûle de faire depuis des mois, et l'avenir nous dira si c'était une bonne idée. Je dois apprendre à vivre au jour le jour.
Je me résous à quitter sa chemise et son odeur pour remettre mes propres vêtements. Je ramasse mon tee-shirt par terre et retrouve mon soutien-gorge derrière un coussin du canapé. Je rejoins Tom dans la cuisine et lui rend sa chemise qu'il renfile à son tour. Il est occupé à mélanger le lait dans une casserole avec du vrai chocolat qu'il fait fondre et je m'insère entre lui et la plaque induction pour la boutonner.
— Tu me rhabilles ? Ce n'est pas ce que j'avais imaginé pour la suite...
— Ça peut s'arranger tout de suite...
— Non, non je plaisantais. Le chocolat chaud d'abord !
— C'est vraiment obligatoire ?
— Oui.
Il tente de rester stoïque, concentré sur sa préparation, mais je le vois tressaillir à chaque fois que le bout de mes doigts effleure sa peau. Je dépose ensuite de petits baisers dans son cou, remontant jusqu'au lobe de son oreille que je mordille doucement. Je sais l'effet que cela produit sur lui, je m'en souviens. Malgré la lueur dans ses yeux et les soupirs qui lui échappent, il s'efforce de rester maître de lui-même, continuant inlassablement de tourner la spatule dans la casserole, et je finis par abandonner. Je vois bien que je n'arriverai à rien tant que je n'aurai pas bu sa saleté de chocolat, puisqu'il y tient tant.
Je me résigne à m'assoir et me hisse sur un haut tabouret, au bar qui prolonge le plan de travail. Il s'installe en face de moi, en déposant deux tasses fumantes devant nous, surmontées d'une généreuse dose de crème fouettée.
— Tu n'y vas pas de main morte, souris-je
— Quand on fait les choses, on les fait à fond, murmure-t-il, et quelque chose me dit qu'il ne parle plus seulement de chocolat chaud.
— Il manque les guimauves pourtant, soupiré-je. On est passé à ça du cliché de série américaine, j'ajoute en mimant un faible écart entre mon pouce et mon index.
— Les clichés ont du bon parfois, dit-il en trempant les lèvres dans sa tasse, surtout qu'avec la chantilly on peut faire ça...
Il se penche au-dessus du bar et m'embrasse pour me faire goûter la crème mousseuse et sucrée qui orne sa bouche. Je dois me faire violence pour ne pas le basculer directement sur le sol de sa cuisine, autant échauffée par son baiser que par l'érotique de la situation. Il s'amuse de mon trouble mais je lis dans ses prunelles incandescentes qu'il est dans le même état que moi. L'attraction est si forte, depuis si longtemps, mais nous ne sommes pas à ça près, je veux bien jouer aussi.
Je bois à mon tour une gorgée de l'épaisse boisson et me lève pour m'approcher lentement de lui. Thomas retient son souffle quand je recule son tabouret et me place debout entre ses jambes. Je caresse un instant son nez avec le mien, comme un baiser esquimau puis, brusquement, l'embrasse passionnément, pour un baiser au goût de cacao. Il gémit, passe sa main dans mes cheveux pour me retenir et prolonger notre étreinte. Mes jambes flagellent mais je n'en ai pas fini avec lui. Je m'arrache à sa bouche, et, de l'index, je récupère un peu de crème que je dépose sur ses lèvres avant de la laper du bout de la langue.
Il déclare forfait, d'une voix rendue rauque par le désir.
— Louise, arrête ou je vais perdre mes bonnes manières... tu as réussi à rendre le chocolat chaud obscène.
— C'est toi qui as commencé... soufflé-je d'un air coquin.
— Je t'avais dit qu'il était magique, réplique-t-il.
Je reprends ma place en face de lui, le temps de calmer nos ardeurs. Nous buvons en silence, sourire aux lèvres et cœurs battants, sans rompre le contact visuel intense qui nous unit. Je comprends alors que le but de sa manœuvre était simplement de me laisser du temps, comme s'il voulait être certain que je prenne la bonne décision. Jeu dangereux. Maintenant que la pression est retombée, je me sens à nouveau perdue, assaillie de doutes et de « mais si ». J'ai passé tant d'années à me persuader qu'il fallait que je trace un trait sur lui, c'est difficile de tout balayer en quelques heures.
Nos tasses vidées, Thomas les pose dans l'évier et s'approche de moi, avec, sur le visage, une mine gourmande qui n'a plus rien à voir avec le chocolat, mais je l'arrête.
— Tom, attends... Est-ce que tu crois que c'est une bonne idée ?
Il suspend son mouvement, subitement inquiet.
— Une bonne idée, je ne sais pas, et on ne le saura pas si on n'essaie pas. Mais je suis sûr de ce que je veux. Et d'après tes paroles, j'avais cru comprendre que c'était aussi ce que tu voulais.
— Pour cette nuit, oui, mais plus tard ?
— Eh bien, c'est aussi ce que je veux pour la suite.
— Mais quoi, Thomas ? Qu'est-ce que tu veux ? Du sexe ? Une relation de couple ? A mon tour de te demander ce que tu attends de moi.
— Je veux une seconde chance, Lou. Je veux reprendre où on s'est arrêté il y a huit ans.
— Mais tu penses que c'est possible ? Même si on parvient à faire table rase du passé, sera-t-on aussi compatibles qu'à l'époque ? Si on s'entend plus aussi bien ? Si ce qui nous a construits ces huit dernières années nous sépare à présent ?
— Pas de « si » Lou. Et puis, en séparation on a déjà assez donné, tu ne crois pas ? tente-t-il de plaisanter.
— Tom, je suis sérieuse. Je ne suis plus celle que tu as connue, et tu as changé aussi.
— Arrête d'avoir peur. Seul l'avenir nous le dira.
— Justement. Que se passera-t-il si nous... tombons à nouveau amoureux l'un de l'autre ? je murmure d'une toute petite voix.
Ses sourcils froncés se détendent et son visage s'éclaire comme s'il avait attendu ma question. Il me dévisage intensément, et ses lèvres esquissent un léger sourire. Quand il ouvre la bouche, il semble répondre à une certitude.
— Tout.
— Tout ?
— Tout. On va ouvrir cette librairie ensemble, et s'investir énormément pour que ça marche. On se disputera parfois, mais surtout on se soutiendra, on se remontera le moral mutuellement quand on sera découragés, fatigués ou inquiets. On ira au resto, au ciné, au musée, à des concerts, se balader main dans la main. Tu me pousseras quand je procrastine, je te rassurerai quand tu auras peur. On fera l'amour partout et tout le temps, et on passera des journées nus, à lire et à parler. Et puis un jour, on retournera à Florence pour s'y marier. Pour notre lune de miel, on partira à la découverte du pays de ton choix, ou alors on restera sur notre canapé. On aura les deux enfants dont on a parlé, même trois, et à la naissance de chacun d'entre eux, nous planterons un arbre fruitier dans le jardin de notre petit pavillon. Nous prendrons peut-être un chat, un matou miteux qu'on aura trouvé dans la rue, et une voiture hybride. Je t'écrirai des lettres enflammées, je te réciterai des poèmes de Baudelaire, Ronsart ou Malrieux, je t'apporterai ton premier café au lit le matin, et te cuisinerai de bons plats, je te masserai le dos et les pieds, je prendrai soin de toi comme j'aurai dû le faire depuis bientôt dix ans. On sera heureux parce qu'on a déjà eu notre part de malheur et que désormais, on sait tous les deux qu'on ne peut pas faire autrement qu'être ensemble, alors on fera tout ce qu'il faut pour que notre histoire marche. Et elle marchera.
Il s'interrompt et essuie les deux larmes qui ont creusé un sillon salé le long de chacune de mes joues.
— Ça te convient comme programme ?
— Oui.
— On essaye alors ?
— Oui.
— C'est ton dernier mot ?
— Oui.
J'avais tort. Quand j'ai validé l'emplacement commercial, j'ai cru que c'était le oui le plus important de ma vie. Et pourtant celui-ci me bouleverse encore plus.
Minuit sonne à la cathédrale de Metz. C'est à cet instant que commence le premier jour du reste de ma vie.
Thomas se rapproche lentement de moi, jusqu'à coller son corps contre le mien. Ses yeux se ferment, comme pour mieux développer ses autres sens et ses mains passent dans mes cheveux, avant de se poser sur ma nuque, tandis que ses lèvres effleurent tout mon visage. Mon rythme cardiaque s'accélère dangereusement et je retiens mon souffle, enivrée par la violence de mon désir pour cet homme. Au moment où je chancelle, il me rattrape et, passant son bras droit sous mes genoux, me porte jusqu'à sa chambre. Ses yeux, rivés aux miens sont à la fois assombris par le désir et brillants de bonheur. C'est un regard que je connais bien, même si ce soir il est encore plus expressif que ce dont je me souvenais. En le voyant à nouveau au fond de ses prunelles, je me demande comment j'ai pu m'en passer toutes ces années.
Dans la pénombre, seulement éclairés par les lumières de la ville, nous nous redécouvrons. Je goûte enfin à ce corps, à la fois connu et étranger, qui m'affole depuis des mois. Nous avons changé, mais les repères restent les mêmes. Mêmes fossettes, même cicatrice, même odeur de la peau, même goût des baisers. La passion qui nous animait plus tôt sur son canapé a laissé place à la douceur et la tendresse. Nous nous réapprivoisons. Nous avons tout notre temps, toute la nuit, peut-être toute notre vie. Thomas me déshabille lentement, lascivement, soupirant à chaque once de peau découverte, embrassant le moindre centimètre de mon corps, mordillant chaque parcelle de chair. Je savoure ses caresses, tout en promenant moi aussi mes mains ou mes lèvres sur son corps ferme. Je fais glisser ses vêtements, les uns après les autres, je me délecte de ses muscles lisses, de sa peau au grain si doux. Nos corps entiers ne sont plus qu'une immense zone érogène, et notre exploration mutuelle est ponctuée de frissons, soupirs de plaisir et plaintes langoureuses.
Quand, nus et haletants, nous ne pouvons plus attendre, Tom vient s'allonger sur moi et encadre mon visage de ses avant-bras. Nos peaux brûlantes sont en contact sur toute la longueur de nos corps, son regard fiévreux accroche le mien et l'espace d'un instant, le temps se suspend, plus rien n'existe, il ne reste que nous, perdus dans les yeux l'un de l'autre. Puis, j'enroule mes jambes autour de son bassin et sa bouche se pose sur la mienne, capturant les gémissements qui s'en échappent lorsque nous ne faisons plus qu'un.
Tout au long de nos ébats, nous roulons sur le dos, l'un tantôt dessus, tantôt dessous, assis ou couchés, mais toujours étroitement enlacés, sans pouvoir dessouder nos corps moites et avides. Plusieurs fois, Tom interrompt nos mouvements et s'immobilise, tremblant, le front contre ma poitrine ou sur mon épaule, pour ne pas sombrer et prolonger ainsi le moment le plus longtemps possible.
Enfin, le plaisir arrive à son paroxysme et l'extase finit par m'emporter dans un orgasme foudroyant, Thomas oublie alors toute retenue et me rejoint dans la jouissance avant de s'écouler sur moi. Il s'abandonne dans mes bras, trempé, vaincu, et je ressens, pour la première fois depuis huit ans, une sensation de bonheur pur, sans entrave ni compromis. L'évidence et l'apaisement.
Je reviens à la vie.
Un long frisson le traverse et, son nez niché dans mon cou, à bout de souffle, il émet un son étrange, proche du sanglot. Je serre son corps galbé autant que je peux contre moi, de toutes mes dernières forces, presque jusqu'à nous étouffer. Une larme glisse et sèche sur ma joue. Je n'ai plus l'habitude du bonheur.
Enfin, quand nos cœurs se calment et que nos respirations erratiques reprennent un rythme normal, je desserre légèrement mon étreinte. Il se retourne sur le dos, et ses yeux, embrumés par l'émotion, le plaisir et l'épuisement, cherchent les miens, comme toujours.
— Lou... Si tu savais comme je... comme tu m'as manqué... Ta peau, ton corps, faire l'amour avec toi...
Je ne réponds pas, me contentant de caresser sa joue en signe d'acquiescement. Je lui souris avant de me blottir plus confortablement contre lui, sous son épaule, la tête sur sa poitrine. Presque dix ans après y avoir goûté pour la première fois, c'est toujours le meilleur endroit au monde. Il me semble que je pourrais rester dans cette position pour le restant de mes jours.
— Ça fait des mois que je rêve de pouvoir faire ça, et ça... chuchote-t-il en déposant de légers baisers sur chaque partie de moi à disposition de sa bouche.
— Moi aussi... j'avoue dans un souffle.
— J'avais cru remarquer !
— C'est vrai ? gloussé-je comme une enfant.
— Hum... Disons qu'il y a eu des moments équivoques. Au restaurant, chez toi... plusieurs fois. Le soir de ma crémaillère, quand tu m'as rejoint, j'ai cru un instant que tu allais... entreprendre quelque chose. Mais j'ai vite constaté que ce n'était pas ton intention, en fait.
— Non, à ce moment-là, j'avais juste besoin d'être auprès de toi. Mais si toi, tu avais tenté quelque chose, je n'aurais pas eu la force ni l'envie de te repousser.
— Je n'aurais jamais osé. Tu avais bu déjà et ce n'est pas mon genre de profiter de l'ivresse des jeunes femmes. Je pensais que tu étais encore en couple, et puis surtout, j'aurais eu trop peur de tout foutre en l'air, que tu t'enfuis en hurlant. Malgré tes regards brûlants parfois, je sentais une retenue sous-jacente. Entre le désir purement physique et l'attirance globale pour une personne, il y a un fossé. Je ne pouvais pas risquer de te perdre à nouveau pour une histoire de sexe, d'envie à assouvir.
— C'est ce que je suis pour toi ? Une envie à assouvir ?
Je lui fais les yeux noirs mais il éclate de rire et me serre plus étroitement.
— Mais non, bien sûr que non ! Cependant, tu ne peux pas nier qu'il y a depuis longtemps une certaine tension sexuelle entre nous.
— C'est vrai, tu as raison, je suis bien obligée de l'admettre.
—Ah, tu vois ! Je ne pensais pas que ça allait plus loin que ça. Parfois, j'avais l'impression que tu aurais pu me sauter dessus, puis me frapper la seconde suivante.
Je ris doucement.
— C'est à peu près ça... mais plus on passait notre temps ensemble, et moins mes sentiments devenaient ambivalents. Je crois que ça fait longtemps que je n'éprouve plus de colère envers toi.
— Pourtant, quand tu t'es disputé avec ton père, qu'est-ce que j'ai pris...
— Pardonne-moi. Je crois que j'étais terrorisée par mes sentiments pour toi. J'ai l'habitude de me contrôler, de gérer mon désir et là, la situation m'échappait complètement... La fureur n'était probablement qu'un moyen de me préserver. Instinctivement, je sentais que je devais me protéger. Surtout que, de ton côté, tu semblais aussi bien décidé à... ne pas laisser notre passé interférer dans notre futur.
Un court silence s'en suit, je le sens se perdre dans ses pensées mais il reprend à voix basse.
— Que veux-tu dire par là ?
— Eh bien, tu dis que tu sentais ma retenue, mais de ton côté tu as été très clair quant au fait que tu ne m'aimais plus, que notre relation resterait amicale et professionnelle. Et je me dis que sans cette horreur que tu voulais me faire signer, tu ne m'aurais peut-être jamais avoué que tes sentiments étaient un peu au-delà de la simple amitié.
— Toi non plus, ni que tu étais séparée de Serge, d'ailleurs, relève-t-il.
— C'est vrai. Il était temps que l'on soit enfin honnêtes l'un envers l'autre.
Je le sens se tendre imperceptiblement. Il se racle la gorge, mais n'ajoute rien.
La nuit se poursuit avec la même intensité, la même fougue, le même enthousiasme. Nous nous câlinons, nous caressons, nous embrassons et faisons l'amour jusqu'à l'épuisement, pour libérer la frustration, combler le manque de nous.
Quand nos corps ne sont plus que deux masses douloureuses, ankylosées et courbatues, nous nous résignons, ensemble, à prendre une douche avant de nous accorder un peu de repos. Nous traversons le salon, main dans la main, passant à côté des morceaux de papier déchirés qui jonchent encore le sol. Ces papiers sans lesquels nous n'en serions pas là.
— Tu veux prendre un bain ? me propose Tom en me désignant la grande baignoire qui orne la salle d'eau.
— Franchement, non merci, je suis exténuée. Le plus rapide sera le mieux.
L'eau chaude coule sur ma nuque, je sens immédiatement mes membres harassés se détendre. Tom me suit dans la douche italienne et, faisant mousser un peu de savon au creux de sa paume, entreprend de me laver entièrement. Ses mains douces passent sur mon dos et mes épaules qu'il masse délicatement puis s'attardent sur mes seins et mon ventre avant de descendre lentement le long de mes jambes. Il n'y plus rien de sexuel dans ses gestes, simplement de la tendresse, une intimité rare. Il prend soin de moi comme il me l'a promis. Je l'observe, à genoux sur le sol, nu à mes pieds, concentré sur sa tâche. Son corps, toujours un peu pâle, mais à présent ferme et musclé, est parsemé de gouttes d'eau, tellement sexy. Je regarde son tatouage, symbole de ce qu'il a vécu sans moi. Je ne sais pas si c'est de l'avoir physiquement retrouvé, mais il me semble que je suis prête à l'accepter.
Une douce chaleur s'immisce en moi, une chaleur qui n'a rien à voir avec la vapeur de la douche ni mes orgasmes successifs. Le genre de bien-être que l'on peut ressentir quand on est enfin au clair avec soi-même, après s'être menti tant de temps.
Thomas lève son visage vers le mien et nos regards se croisent. Ses pupilles sont dilatées par la semi-obscurité et ses yeux paraissent presque noirs. Je lui prends les mains et le relève à ma hauteur. C'est ce que je veux, un pied d'égalité. Moi aussi, j'ai envie de prendre soin de lui, lui montrer à quel point je l'aime, en attendant de réussir à le lui dire. J'entoure son cou de mes bras, passe mes doigts dans ses cheveux mouillés, et l'embrasse très doucement.
Je n'ai toujours pas de brosse à dents, alors je me débrouille comme la dernière fois, avec du dentifrice et du bain de bouche. Rien pour me démaquiller non plus. Je me sens un peu démunie, je n'ai même pas une culotte de rechange, mais qu'importe, cette nuit je dormirai dans les bras de Tom.
— Tu as de la crème pour les mains ? lui demandé-je tout de même en me glissant à ses côté dans le lit.
— Oui, regarde dans le tiroir de la table de chevet, là où j'ai pris les capotes.
Je me mords les lèvres. Je sais bien ce qui se trouve dans ce tiroir qui avait attisé ma curiosité il y a dix jours. Pourtant, cette fois-ci, j'y trouve, en plus, autre chose. Une enveloppe avec mon nom. Je reconnais l'écriture de ma meilleure amie. J'hésite un instant à faire comme si je n'avais rien vu mais c'est plus fort que moi, je veux savoir.
— Qu'est-ce que c'est ?
Dans l'enveloppe que j'agite sous ses yeux, j'entends un bruit de frottement, un petit objet qui glisse. Il pâlit légèrement, sans répondre.
— Thomas, dis-moi pourquoi il y a mon nom sur cette enveloppe.
— Ouvre.
Je décolle le bord du papier et fait tomber l'objet dans ma main. C'est un bracelet. Le bracelet. Mon bracelet. L'infini. Celui que j'avais jeté un soir de colère, après que j'ai appris son retour avec Jeanne. Je lève les yeux sur Tom, sans comprendre.
— Caro l'a trouvé dans la poubelle, il y a sept ans. Il lui a semblé que c'était... hum... dommage, alors elle l'a récupéré, et l'a gardé toutes ces années. Elle s'était dit qu'un jour peut-être tu serais heureuse de le revoir.
— Pourquoi est-ce toi qui l'as ?
— Le lendemain de ma crémaillère, le dimanche soir, elle est passée à la maison, seule. Elle était inquiète pour toi.
J'ouvre la bouche pour m'insurger contre l'ingérence permanente de mes amies dans ma vie mais il ajoute précipitamment :
— Ne sois pas fâchée. Elle avait peur que tu souffres encore par ma faute. Je lui ai dit qu'elle n'avait rien à craindre et quand je lui ai tout avoué, elle a sorti de son sac l'enveloppe où elle avait glissé le bracelet et me l'a laissée. Parce qu'elle pensait que ce serait peut-être à moi de te le rendre, un jour.
— Un jour ?
— Quand tu voudras, Lou, murmure-t-il.
Nos regards sont baissés vers la chaîne souple en argent terni par les années, puis je relève les yeux vers l'homme près de moi.
— Que lui as-tu dit qui ait pu lui faire penser qu'un jour je reporterais ce bracelet ?
Gêné, il passe nerveusement sa langue sur les lèvres et hésite.
— La vérité.
— Quelle vérité ? Ce dont on a parlé tout à l'heure ?
— Il n'y a qu'une vérité.
Ses prunelles bleues, si douces, se plongent dans les miennes tandis qu'il se rapproche de moi et qu'il caresse les mèches de cheveux autour de mon visage. Il prend une grande inspiration.
— Quand tu m'as demandé ce qui se passerait si on tombait à nouveau amoureux... Si j'avais une idée si précise... c'est parce que je t'aime, Lou. Je crois que je n'ai jamais cessé de t'aimer et... et bien que tu ne sois plus la même, j'aime la personne que tu es devenue, malgré ton aigreur parfois et ton sale caractère toujours, je t'aime comme un fou et je n'aimerai jamais personne d'autre que toi. Tu es... comme mon âme-sœur. Tu es toute ma vie.
Je le dévisage, muette. Ses grands yeux sont pleins d'un espoir presque enfantin, mêlé de crainte.
— Je sais combien je t'ai fait souffrir, je sais que c'est beaucoup trop rapide pour toi et j'imagine qu'il va falloir du temps pour qu'on retrouve un équilibre à deux, mais je suis sûr qu'on...
— Je t'aime aussi.
La stupéfaction s'imprime sur ses traits fins, puis un sourire éblouissant étire sa bouche, fait pétiller ses yeux.
— Tu... tu m'aimes aussi ?
— Oui, Tom. Mais pas comme mon âme sœur. Tu es bien plus que ça. Tu es l'homme que, malgré toute la rancœur ou le désespoir que j'ai éprouvé, je ne peux qu'aimer à la folie, celui dont je ne peux pas me passer. Tu es absolument tout pour moi. Mon intime étranger, ma passion honnie, mon meilleur ennemi, mon inavouable évidence. Tu es mon oxymore.
Et voilà, c'est fini... (enfin presque !)
Je sais que ce chapitre est très dense, riche en événements, peut-être trop, mais c'est un choix délibéré, je voulais que la relation entre Tom et Lou éclate d'un coup, comme un orage qui gronde depuis longtemps. J'espère que j'ai su vous convaincre et surtout que vous avez passé un bon moment avec eux dans ce chapitre où tout s'arrange enfin.
Rendez-vous dans quelques jours pour l'épilogue et en attendant, belle journée / belle soirée à toutes !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top