Chapitre 55

       

Comme souvent, la nuit a été incomplète et je me lève tard, après onze heures. Il est tombé quelques flocons pendant la nuit, mais pas assez pour recouvrir la ville, seulement laisser quelques traces blanches sur les toits et de la boue sur le sol, mélange de sel et de neige fondue.

J'avale deux cafés devant la télé puis fais tourner une machine et me mets au ménage avant d'aller me doucher. Vers quatorze heures, j'envoie un message à Charlotte pour lui proposer de passer l'après-midi ensemble. Elle me répond avec enthousiasme et nous décidons de nous retrouver dans un salon de thé une heure plus tard. Je n'ai pas mangé mais qu'importe, je peux me contenter d'une pâtisserie comme repas.

Je m'apprête à partir, quand on sonne à l'interphone. Je me fige. Nous sommes dimanche, je n'attends personne et je n'ai pas l'habitude que l'on vienne chez moi à l'improviste.

— Oui ? demandé-je d'une voix mal assurée.

Il y a comme une hésitation de l'autre côté du combiné, un temps de latence avant qu'une voix grave ne se fasse entendre.

— C'est moi, c'est papa.

Je suis chamboulée mais j'ai la présence d'esprit d'envoyer un sms à Charlotte pour qu'elle ne se déplace pas pour rien, puis ouvre la porte de mon appartement pour accueillir mon père quand il finit de gravir péniblement les trois étages. Je ne sais pas dans quel état d'esprit il est venu.

— Bonjour Papoune, je lance timidement.

— Maman t'a donné des restes de pot-au-feu.

Il pose la boîte en plastique emballée dans du papier aluminium sur le bar et s'approche de moi. Son visage est indescriptible, puis brusquement, il me serre dans ses bras. Je fonds en larmes, déversant ainsi tout mon chagrin, toute ma hargne, toutes mes craintes, redevenant la petite fille que je serai toujours auprès de lui.  Je le sens s'affaisser aussi tandis qu'il m'étreint.

— Pardon ma Loulou, mon amour, ma toute belle, pardon d'avoir été si dur...

Je reste un moment blottie contre lui, savourant le contact protecteur de son torse de papa. En sécurité. Je finis pourtant par me détacher de lui.

— Café ?

Il acquiesce silencieusement et va s'assoir sur le divan où je le rejoins peu après avec deux tasses.

Je vois qu'il est mal à l'aise. Les excuses n'ont jamais été son fort, et j'imagine que c'est encore plus difficile de reconnaître ses torts devant ses propres enfants. Mais je connais mon père et je sais qu'il n'est pas là uniquement pour s'excuser. Il est venu pour qu'on discute de cette histoire qui le contrarie tant.

Il prend une profonde inspiration et se lance.

— J'ai beaucoup parlé avec ta mère. C'est d'ailleurs grâce à elle que je suis là, sinon je n'aurais probablement pas pris conscience que je t'avais autant blessée.

— Tu ne m'avais jamais parlé sur ce ton, Papoune. Et ce mépris dans ta voix, tes propos... ça m'a vraiment fait mal, tu sais.

Il assimile doucement mes paroles et son visage prend une expression douloureuse. Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, mais il doit savoir combien il m'a bouleversée.

— Je suis désolé, Loulou. C'est terrible pour un parent, pour un papa qui aime ses enfants, de les voir souffrir. Et savoir que c'est de ma faute... J'étais en colère, parce que j'ai peur pour toi, et mes mots ont dépassé ma pensée. Je m'en veux beaucoup. Cependant...

Nous y sommes. Cependant. 

— ...Cependant, je voudrais que nous reparlions de ce projet.

Je pose ma tasse et serre sa main.

— Papoune, je t'aime. Tu es mon papa adoré. Mais j'ai vingt-huit ans. Je suis adulte, et ma décision est prise, je ne reviendrai pas dessus. Alors on peut en parler si tu veux, et je peux essayer de te convaincre que c'est une bonne chose pour moi, mais pas le contraire.

— Loulou...

— Laisse-moi parler, s'il te plait, l'interromps-je doucement. Ecoute, la vérité, c'est que ça fait des mois que je mens à tout le monde. A vous, à mes amies, à Thomas et surtout à moi-même. Je ne sais pas où j'en suis, je n'arrive pas à faire le tri dans mes sentiments. Ce que j'éprouve pour Thomas est très compliqué et je ne parviens pas à y voir clair. La seule chose dont je suis sûre, c'est que j'ai envie de cette librairie. C'est une merveilleuse opportunité, et même la chance de ma vie. Alors oui, Thomas n'est pas le patron idéal, oui, c'est risqué, dans tous les sens du terme. Je risque de me casser la gueule, mais je dois le faire, Papoune. J'en ai besoin. Tu comprends ?

— Je ne sais pas, avoue-t-il. Que tu acceptes de bosser pour lui me dépasse complètement.

— Tu prends le problème à l'envers. Je n'ai pas accepté ce projet parce qu'il venait de lui, je l'ai accepté malgré cela. Parce que cette librairie, c'est mon rêve depuis toujours. Et pour cela, je suis prête à remettre ma vie en jeu. Ça n'a rien à voir avec la fois où j'ai arrêté mes études. J'étais désespérée. Là, je suis exaltée.

— Que ressens-tu pour lui ?

— Honnêtement, je ne sais pas. Mais ce dont je suis certaine, ajoute-je à mi-voix, c'est que je n'arrive pas à me passer de lui.

— Tu l'aimes toujours.

— Peut-être. Mais ça ne change rien. Et de toute façon, les choses sont très claires pour lui. On est en business et c'est tout.

— Tu vas souffrir encore à cause de lui, Loulou. Il se trouvera une femme et tu auras à nouveau le cœur brisé, ou pire, il va repartir et t'abandonner.

— Je sais.

— Mais pourquoi, alors ? Pourquoi tu t'obstines ?

— Parce que je ne peux pas faire autrement. Et je suis prête à prendre le risque. Même si j'ai une peur terrible que tu aies raison.

— On ne peut pas vivre comme ça. Tu ne peux pas te réveiller chaque matin en te demandant s'il sera encore là. Tu as entendu parler de la pyramide de Maslow ? Le besoin de sécurité est le deuxième palier. Le besoin d'accomplissement est le cinquième et dernier. Cela signifie que tu ne peux pas réussir si tu as peur.

— Pourtant, je me sens bien plus en sécurité depuis qu'il est revenu dans ma vie que les sept années précédentes. J'ai l'impression que je renais, alors que je n'avais fait que survivre jusqu'à présent.

Mon père soupire profondément. Je vois bien que la conversation ne prend pas le tour qu'il avait escompté.

— Il t'a démolie, tente-t-il, choisissant un nouvel axe de persuasion.

— Il ne l'a pas fait exprès. J'ai ma part de responsabilité, et il a tout fait pour se racheter. Toi aussi, tu m'as fait souffrir.

— Tu ne peux pas comparer, ça n'a rien à voir.

— Ce n'est pas si différent. Je ne pensais pas que mon papa pourrait être si dur avec moi, m'humilier à ce point par ses paroles.

— Je voulais juste te protéger.

— Tu as été maladroit. Comme lui. Papoune, si moi je décide de lui pardonner, tu dois me laisser faire. Et si je me prends le mur comme tu as dit, eh bien, tant pis. Je me relèverai encore, détruite un temps mais je me reconstruirai plus forte.

Pour la première fois de ma vie, je vois des larmes dans les yeux de mon père.

— Ma Loulou... je suis tellement fier de toi quand tu parles comme ça.

— Tu me laisse faire alors ? je demande avec un petit sourire.

— Comme si j'avais le choix...

Je plante un gros bisou sur sa joue et il passe son bras autour de mes épaules. Nous sommes réconciliés. Plus rien ne peux m'arrêter.

Nous buvons un autre café, puis nous sortons nous promener en ville et je lui montre l'ancien salon de coiffure qui deviendra notre librairie dans quelques mois. De l'extérieur, je lui explique comment nous avons prévu d'organiser l'espace. Malgré son ton bourru, je vois bien que mon père se laisse gagner par l'enthousiasme. Il observe le quartier, me livre son analyse que nous avons déjà réalisé par nous-même mais je suis tellement heureuse de son implication inattendu que je le laisse jouer son rôle de papa. D'un papa dont on a besoin. C'était peut-être ça le problème au final. Il tente en vain depuis sept ans de me redonner le sourire et il n'y a que Thomas qui y parvient, alors que c'est lui qui me l'avait arraché. Ça ne doit pas être facile pour lui.

— Tu rentres avec moi ? me propose-t-il alors que nous reprenons le chemin de mon appartement en fin d'après-midi. Il fait nuit et quelques flocons de neige isolés tombent doucement. Tu pourrais manger avec nous et je te ramène ensuite ?

— Non, merci Papoune. Je suis très fatiguée. Entre mon travail et l'ouverture à préparer, je bosse beaucoup, et je cogite au lieu de dormir. Je préfère rester chez moi. Et puis, j'ai du pot au feu.

— Comme tu veux, ma puce. Mais viens vite, d'accord ? Et tu nous tiens au courant de l'avancement de votre affaire ?

— Oui, Papoune, promis. Embrasse maman.

Nous nous étreignons tendrement et il reprend le chemin du parking. Je le regarde s'éloigner mais j'ai le cœur léger.

Chez moi, j'envoie un message à Tom pour lui raconter les derniers événements, avec ce qu'il s'est pris, c'est normal qu'il soit le premier au courant que je me suis rabibochée avec mon père, puis un autre à Charlotte pour m'excuser. Je passe le restant de la journée à lire sous le plaid du canapé et cela fait un bien fou.





Hello !

Un petit chapitre un peu plus court aujourd'hui, avant le prochain qui sera aussi le dernier, mais pour le coup bien plus long !

Bon week-end avec un peu d'avance, profitez bien (Pour moi, c'est rando dans les Vosges ^^)

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