Chapitre 53




Quand j'émerge, je suis seule dans le canapé-lit. Il me faut un moment pour recouvrer mes esprits, comprendre ce que je fais là. J'ai une barre à la place du front et la lumière du jour, quoique modérée à cause de la pluie qui tombe, me vrille les nerfs optiques. Thomas est déjà levé, il boit une tasse de thé debout devant la fenêtre. Alerté par le grincement de la literie, il se retourne et se rend dans la cuisine en silence. Quand il revient, je n'ai réussi qu'à m'assoir, la tête posée sur mes genoux repliés sous le drap. Il me tend un mug de café en souriant, sans faire aucune allusion au fait que je suis venue le rejoindre au milieu de la nuit. Je lui jette un regard rempli de gratitude, autant pour le café que pour son silence. Avec les poils de barbe qui lui mangent les joues, je le trouve encore plus beau. Il porte un tee-shirt près du corps et un pantalon de jogging qui lui tombe sur les hanches et cache ses jolies petites fesses. Dommage.

Même si cela ne suffit pas à me rendre ma forme, je me sens mieux à mesure que j'avale de petites gorgées du breuvage chaud et corsé. Ma tasse vide, je me traîne jusqu'à la salle de bain où je renfile à regret ma robe et mes collants, me maudissant de n'avoir pas opté pour un jean la veille.

Sarah sort de la chambre en même temps que moi de la salle de bain.

— Rhooo, quelle gueule de bois, geint-elle en se tenant la tête. T'as dormi avec moi, Lou ? Désolée, j'espère que je n'ai pas trop ronflé, ça m'arrive quand je picole...

— Ça va, réponds-je, gênée.

Le regard marine de Thomas croise le mien et il réprime un sourire.

— Tommy, t'as de l'aspirine ? Et du café ? Il m'en faut un litre au moins !

— J'ai ce qu'il vous faut à toutes les deux, bande de petites fofolles, dit-il en versant une tasse à sa sœur, puis une seconde pour moi, avant de poser un tube de comprimés effervescents sur la table.

— Bon, je vais me doucher, brame Sarah une fois le médicament et son café avalé. Il est quelle heure au fait ?

— Presque treize heures.

— J'y vais, je vous laisse, dis-je en mettant ma tasse au lave-vaisselle.

— Tu ne veux pas rester déjeuner avec nous ? me propose Thomas.

— Hum, je ne crois pas que je sois capable d'avaler autre chose que du café pour le moment, et j'ai pas mal de trucs à faire chez moi. Mais on se voit demain matin pour la première visite ?

— Oui, on se retrouve devant à onze heures ?

Il tente de capter mon regard mais je l'évite.

— Parfait. Merci Tom... Pour tout. Bonne journée. Salut, Sarah ! crié-je en direction de l'intéressée.

— Salut, Lou ! répond-elle depuis la salle de bain. Tommy va me filer ton numéro, je t'appelle, on ira manger ! A bientôt !

✨✨✨✨✨

Avec Monsieur Thévenot, l'agent immobilier spécialisé dans les locaux d'entreprise, nous visitons plusieurs endroits. Un, le lundi matin, et deux autres, le mardi, après ma journée de travail.

Le coup de cœur a lieu sur le dernier, un ancien salon de coiffure.

Je me souviens que quand Capucine s'est mariée, nous l'avions accompagnée essayer des robes. Elle en a enchainé plusieurs, et à un moment donné, elle était sortie de la cabine en disant : « c'est celle-là ». Caro, Charlotte et moi avions eu les larmes aux yeux, parce que oui, c'était celle-là. Comme si la robe avait été dessinée pour elle.

Je ressens la même évidence en pénétrant dans le commerce vide ce soir-là. Déjà, la localisation me plait beaucoup, c'est une petite rue piétonne et pavée, où se jouxtent une boulangerie bio, un magasin de jouets en bois et un fleuriste. Ça sent la vie de quartier, les bobos en goguette. A l'intérieur, c'est juste l'endroit dont j'ai toujours rêvé. Je me vois déjà comment l'agencer, où mettre le comptoir, les fauteuils, le coin enfant, la partie café. Mais il est à vendre, et malgré la proposition de Thomas, je suis gênée de lui demander de dépenser autant d'argent. Si on fait faillite, il faudra revendre, et cela compliquera encore la tâche, engendrera davantage de frais. Je musèle donc mon enthousiasme, et me contente de poursuivre la visite en tentant de réprimer les battements de mon cœur. Thomas ne dit mot et son ton neutre m'incite à penser qu'il n'a pas de coup de foudre comme moi.

Il remercie ensuite Monsieur Thévenot, lui expliquant que nous allons réfléchir pour lui proposer ensuite une contre-visite ou au contraire, lui demander de poursuivre ses recherches. L'homme nous serre la main et s'éloigne en maugréant, déçu ne pas en savoir plus.

— On va dîner et on débriefe ?

J'acquiesce et suis mon futur patron jusque dans la première pizzeria que nous trouvons. Nous parlons de tout et de rien, mais surtout pas du bilan de nos visites.

— Alors, qu'en dis-tu ? me questionne-t-il enfin, une fois installés dans le petit restaurant. Les tables sont collées les unes aux autres mais il y a peu de monde en ce mardi soir et nous serons tranquilles pour discuter.

— Oui, bien, je ne sais pas. Pas mal.

— Ça veut dire quoi ça ? Pas mal quoi ?

— Eh bien les locaux qu'on a vus, ils sont bien.

— Et il n'y en a pas un qui t'a plu davantage que les autres ?

— Je n'en sais rien.

— Je ne te crois pas, sourit-il. Quoi qu'il en soit, moi, j'ai trouvé le dernier absolument fantastique. Je pense que c'est tout à fait le genre d'endroit qu'il nous faudrait.

— C'est vrai ? m'écrié-je.

— Bien sûr, banane. Et je sais que toi aussi, et pourquoi tu ne veux pas me dire que tu l'as adoré. Mais tu ne dois pas t'inquiéter de cela. Je te l'ai dit, Lou, si je n'avais pas été prêt à acheter, on n'aurait recherché que des pas de porte à louer. Et puis, comme ça tu vas te tranquilliser un peu, non ?

— Par rapport à quoi ?

— Par rapport à ta trouille que je n'aille faire du fromage dans le Larzac du jour au lendemain, rigole-t-il.

— Ça, je ne suis pas sûre.

— Tu me fatigues, Lou, soupire-t-il, mais ses yeux rieurs disent le contraire. J'ai bien vu ce qui a posé problème jeudi dernier. Pourquoi tu t'es sauvée brusquement. De toute façon, je crois avoir trouvé la solution pour te détendre avec cette histoire.

— Ah oui ? Comment cela ? demandé-je, intriguée.

— Tu verras, réplique-t-il d'un air mystérieux, et je n'arrive pas à en savoir davantage.

— Bon, reprend-il une fois une pizza posée devant chacun de nous. Maintenant qu'on a trouvé l'endroit de nos rêves, on se renseigne sur le secteur. On va interroger les commerçants alentours, voir si la vie de quartier est dynamique, s'il y a du passage et quelle clientèle. Il faut vérifier aussi s'il n'y a pas une autre librairie à cinq cents mètres. Je m'occupe de cela dès demain, et si c'est bon, j'appelle Thévenot pour une contre-visite. Ça te va ?

— Parfait !

— Ça y est alors, on est lancés. T'es prête ?

— Oui. Je suis prête.

***

Les jours suivants passent comme dans une bulle. Thomas effectue les recherches nécessaires et nous visitons le vendredi un autre local commercial déniché par Monsieur Thévenot, ce qui ne fait que nous confirmer que celui de mardi est bien celui que nous voulons. Nous organisons donc une contre-visite la semaine d'après.

Nous avons rendez-vous le jeudi vingt-trois novembre pour retourner voir le lieu de nos rêves. Cette fois, nous sommes équipés : liste de questions et de points à vérifier, mètre ruban, appareil photo. Tom a demandé à Grégoire, le frère de Gaël, qui est architecte, de nous accompagner pour vérifier l'état des murs, huisseries, et sanitaires, chiffrer les éventuels travaux et aménagements à faire.

Je survole la visite, sur un petit nuage. Je me sens simplement déjà chez moi, je n'ai même pas envie de partir mais à un moment donné, il faut bien quitter le bâtiment. Mon futur patron s'entretient un moment avec Grégoire mais les détails me dépassent, je ne parviens pas à me concentrer sur ce qu'ils se racontent. Je vois cependant que l'architecte est enthousiaste et hoche la tête en souriant. C'est bon signe.

— Alors ? me demande Thomas en se tournant vers moi. Il a les yeux brillants, comme un enfant devant une multitude de cadeaux sous un sapin et je suis dans le même état que lui. On le prend ?

— OUI.

Je crois que même si un jour je me marie, mon « oui » ne me bouleversera pas comme celui-ci.

Je laisse Tom régler les détails de la vente avec l'agent immobilier et je vais passer le reste de la journée chez mes parents. Je ne les ai pas vus depuis presque un mois, puisque je passe tous mes moments libres avec Thomas. Ils me manquent et surtout, surtout, il est grand temps que je parle de la librairie à mon papa.

Le repas est prêt quand j'arrive, mes parents m'attendent pour passer à table. Ma maman, que j'ai tenue au courant de l'avancée du projet m'adresse un regard interrogateur mais mon sourire ne laisse pas de place au doute.

— Tu as bonne mine, ma Loulou, remarque mon père, l'air heureux.

Tous les ans, c'est à cette période que mon moral chute en même temps que les températures et les premiers flocons de neige. Mais pas cette année. Et peut-être plus jamais. Pourtant, tout n'est pas rose. Dans trois semaines, cela fera dix ans que Tom et moi avons échangé notre premier baiser et évidemment, j'y pense de temps en temps, surtout la nuit quand je fixe mon plafond au lieu de dormir. Je suis célibataire, et même si Serge ne me manque pas autant que je l'aurai pensé, la solitude me pèse parfois. Et avec la charge de travail qui m'attend les prochains mois, je ne vois pas vraiment quand et comment je pourrais rencontrer quelqu'un.

Après le déjeuner, ma mère prétexte un mal de dos et nous laisse la vaisselle pour aller s'allonger dans le salon. C'est le moment ou jamais.

— Papoune, je dois t'annoncer quelque chose... Une bonne nouvelle.

— Ah, je savais bien qu'il y avait quelque chose ! Je t'écoute, Loulou.

— Je... j'ai démissionné...

— Ah. Et c'est censé être une bonne nouvelle ? Pourquoi tu as fait ça ? grogne-t-il en laissant les assiettes s'entrechoquer.

— J'y viens. Je quitte mon travail parce que j'ai... été recrutée pour devenir gérante d'une librairie.

— Une librairie ? Mais c'est formidable ! C'est même une excellente nouvelle ! Je suis tellement content pour toi ma chérie. Et fier aussi !

— Oui, c'est juste que le propriétaire... Tu le connais, c'est un peu compliqué...

— Je le connais ?

Je perds un peu mes moyens devant ses sourcils froncés mais je ne peux plus reculer.

— C'est Thomas... murmure-je d'une voix à peine audible.

— Thomas ? Le demi-Rosbif ?

— Oui...

— C'est une blague ? Dis–moi que tu plaisantes !

Je baisse les yeux, incapable de répondre. De colère, il jette l'éponge et les couverts qu'il tenait, pose ses mains gantées et mouillées sur le bord de l'évier, les doigts crispés.

— Qu'est-ce que c'est que ces conneries, Louise ? gronde-t-il, d'une voix sourde. Comment tu peux te fourrer dans un guêpier pareil ?

— Ce n'est pas ce que tu crois... j'ai bien réfléchi et...

— Bien réfléchi ? Mais comment peux-tu être aussi bête ma petite fille ? Et depuis quand il vend des livres celui-là ? Tu ne vois pas que ça sent le coup fourré à plein nez ? J'en étais sûr, quand j'ai vu sa sale gueule au baptême qu'il n'allait pas en rester là ! Mais il ne peut pas te lâcher, non ? Et toi, pauvre sotte, tu tombes dans le piège !

Alertée par les cris, ma mère nous rejoint.

— Calme-toi, Michel.

— Mais tu ne sais pas ce que ta fille vient de me dire ? Elle va bosser pour ce petit con, ce petit enfoiré de Thomas. Elle a démissionné, Françoise ! Tu te rends compte ?

— Oui, je suis au courant, et je ne suis pas de ton avis.

— Comment ça, au courant ? tonne-t-il. Mais vous vous foutez toutes de ma gueule dans cette maison ?

Rageusement, il retire ses gants en plastique et les lance en travers de la pièce avant de partir en claquant la porte.

Je suis pétrifiée, stupéfaite par la violence de sa réaction. La mienne ne se fait pas attendre, je fonds en larme. Ma mère, moins impressionnée que moi par les colères de mon père, car plus habituée, me prend dans ses bras et me console. J'ai l'impression d'avoir à nouveau six ans.

— Je suis désolée Mamoune, à cause de moi, il est fâché contre toi aussi, reniflé-je sur son épaule.

— Penses-tu ! Depuis qu'il est à la retraite, ton père est de plus en plus nerveux, mais ne t'en fais pas, ça redescend aussi vite que ça monte. Et là, il est dans le jardin, sans manteau et en pantoufles, je peux te dire qu'il va vite finir de fulminer.

Effectivement, le café n'est pas encore coulé que la porte d'entrée claque à nouveau et nous entendons la télévision s'allumer.

A pas de loups, je vais m'assoir à côté de lui sur le canapé du salon mais il m'ignore. Son visage est fermé, ses traits déformés par la fureur qui l'habite encore.

— Papoune... laisse-moi t'expliquer...

— Je ne comprends pas comment tu peux être aussi stupide, Louise, articule-t-il froidement. Tu ne m'as pas demandé mon avis, tu n'auras pas ma bénédiction. De toute façon, tu n'en as toujours fais

qu'à ta tête. C'est comme cette histoire d'arrêter tes études, tu vois où ça t'a menée ? Alors c'est bien, vas-y, fonce, et prends toi le mur, comme il y a huit ans puisque ça ne t'as pas servi de leçon apparemment. Mais c'est pas la peine de venir pleurer dans mes bras dans six mois quand il se sera barré une fois encore. Sauf que cette fois, t'auras plus de boulot, plus de librairie, plus rien.

Il a débité son monologue sans me regarder, raide, les yeux fixés sur l'écran qu'il ne regarde pas. J'avale ma salive péniblement. Il n'y a rien à ajouter.

Je me lève et me dirige vers ma mère qui a assisté à la scène. Elle me regarde, navrée.

— T'en fais pas ma Loulou, il faut juste lui laisser un peu de temps, souffle-t-elle.

— Oui, sans doute.

Je remets mon manteau, attrape mon sac.

— Tu veux que je te ramène ?

— Non, je vais prendre le bus. Merci Mamoune, et désolée pour tout ça.

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