Chapitre 51




Je suis littéralement morte de trouille. Je passe mes nuits à me retourner, à réfléchir à tout ce qui nous attend. J'ai parfois du mal à me dire que je m'assume seule, que je paie mes impôts et gère une boutique, alors une librairie... Je me sens engloutie par l'ampleur de la tâche à accomplir. Je me relève la nuit, fais des listes comme si ça m'aidait à contrôler la situation, des recherches sur internet.

Je pense aussi beaucoup à Thomas. Je suis soulagée du chemin qu'ont pris nos relations et cela ne m'inquiète plus, j'ai la sensation que nous arriverons à nous entendre, et même plutôt bien, en dépit de ce que je craignais il y a quelques mois. Il a un caractère si souple, si attachant et il a fait tant d'efforts pour me faire plaisir que je n'arrive plus à lui en vouloir vraiment. J'ai l'impression de le découvrir à nouveau. En revanche, son instabilité me fait peur, plus encore depuis que Solène, qui le connait bien, a également soulevé le problème. Je l'ai vu décider du jour au lendemain d'ouvrir une librairie, choisir presque sans y réfléchir des meubles pour tout son appartement et payer des sommes inconsidérées. Malgré les épreuves qu'il a traversées, je ne le trouve pas très mature et son côté grand gamin m'angoisse. Il n'a pour ainsi dire jamais vécu dans la vraie vie et je me demande sans arrêt quel caprice pourrait l'emporter à nouveau.

Je voudrais vraiment savoir si j'ai pris la bonne décision, mais comme à l'époque où j'ai arrêté mes études, je ne rends compte qu'il ne s'agit en réalité pas de choix. Je ne peux pas faire autrement.

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Il s'est passé beaucoup de choses en trois semaines.

Tom a fini d'emménager. Il est définitivement remonté il y a quelques jours, après avoir terminé ses engagements à Lyon, notamment auprès des élèves de son cours d'alphabétisation. Il lui reste quelques traductions à achever, mais il peut les finir depuis Metz.

Ses vieux copains de la vie d'avant sont venus l'aider à monter les meubles et il nous a tous invités à une crémaillère le samedi suivant pour nous réunir. Je ne sais pas trop si j'ai envie d'y aller, de renouer avec cette vie mais j'ai encore moins envie d'être la grande absente de la soirée, alors je me prépare mentalement. Caro, Charlotte et Capucine, quant à elles, sont folles de joie à l'idée de revoir les amis de l'époque de nos études.

Thomas et moi ne nous sommes pas  revus depuis notre virée dans les magasins de meubles. Il prospecte de son côté pour trouver un emplacement pour la librairie, et a pris contact avec une agence immobilière spécialisée dans les commerces. Nous avons trois visites prévues la semaine prochaine. Le premier grand pas.

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— Tu es bien sûre de toi ? me demande David en prenant la lettre de démission que je lui tends.

— Oui, murmure-je d'une voix qui affirme le contraire.

Il soupire, ouvre l'enveloppe et parcourt brièvement le document des yeux avant de le ranger. Comme la dernière fois, nous nous sommes isolés dans la réserve même si aujourd'hui, les collègues présentes savent ce que j'ai à dire à notre patron. J'ai le cœur serré, mais je ne peux plus, je ne veux plus reculer.

— Très bien, alors considère que le huit février, tu seras libérée de tes engagements envers moi. Mais si d'ici là tu changes d'avis, je te garde la place, Louise.

— C'est vraiment très gentil, David. Cela me touche beaucoup. Vous savez déjà comment vous allez vous organiser ? Si vous avez besoin d'aide en extra je peux peut-être trouver un peu de temps...

— Tu verras, ouvrir une boutique c'est un travail qui demande un investissement énorme. Du temps, tu n'en auras bientôt plus du tout. Ne t'en fais pas, Carmela prendra ta place quelques mois avec Rihab pour la seconder le temps que Mathilde revienne. Ensuite, je laisserai la gérance à Mathilde et Lola sera embauchée définitivement.

David possède six boutiques au centre-ville, ce qui est toujours pratique pour combler les absences et les départs, le temps de retrouver quelqu'un. Carmela travaille depuis quatre ans pour lui, comme responsable d'une franchise de vêtements pour enfants, elle sera parfaite dans mon magasin pour la transition. Mon magasin. J'ai du mal à croire que c'est bientôt terminé. Mais mon départ permet un CDI à Lola, et je suis vraiment heureuse pour elle.

— Louise, je voulais aussi te dire que si tu as besoin d'aide ou de conseils pour te lancer, n'hésite pas à m'appeler. Et si par malheur ton projet périclitait, tu auras toujours une place dans une de mes boutiques. Toujours.

Je baisse les yeux pour cacher mes larmes, mais il n'est pas dupe.

— Allez, ne pleure pas. C'est ça aussi, grandir. Quand je pense que je t'ai connu toute jeunette, et que maintenant tu prends ton envol. C'est comme laisser partir son enfant de la maison quand il est adulte. A moi aussi, ça me fait quelque chose, va.

Il tapote mon genou d'un geste paternaliste et sort avant de se laisser gagner à son tour par l'émotion.

Il me reste donc trois mois. Les pires, ceux de Noël et des soldes. Avec le projet à construire, je ne suis pas prête de me reposer. Tant mieux.

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Thomas et moi avons prévu de passer la journée du lendemain, puisque c'est jeudi, à travailler ensemble. Tout fier, il m'invite à découvrir son appartement fraîchement aménagé. J'arrive vers dix heures et il m'ouvre, rayonnant. Il porte un jean avec un tee-shirt avec un gilet à capuche. Je retrouve le Tom de mes vingt ans, ça me fait tout drôle, mais celui-ci porte aussi des lunettes. L'air sérieux qu'elles lui donnent contraste avec la décontraction de sa tenue.

Il m'embrasse chaleureusement sur les joues puis s'efface pour me laisser entrer.

— C'est beau, dis-je en m'avançant dans la pièce.

Et c'est vrai, c'est beau, il n'y a pas d'autre mot.

Le parquet et son choix de mobilier, en chêne et laque blanche, rendent le lieu à la fois moderne et douillet. Il a peint un pan de mur en gris taffetas, de la même couleur que ses chaises de salle à manger. Il a également acheté une console pour l'entrée et une grande lampe, d'autres plantes vertes. Seul le vieux canapé fait un peu tâche au milieu de l'ensemble, mais ce n'est que temporaire, le temps que le nouveau soit fabriqué et livré. Malgré le temps maussade, le grand salon reste clair, c'est vraiment un très bel endroit, même si ça manque encore un peu de décoration et de chaleur à mon goût. Le radar de mes yeux remarque immédiatement que c'est très propre et j'en suis satisfaite. Tom me guide à travers les pièces, me montre sa chambre et celle d'à côté qui deviendra un bureau, puis la cuisine où, tout content, il ouvre les placards pour exhiber tout ce qu'il a acheté, les épices organisées dans leurs petits bocaux de verre, l'huile, la farine, le sucre, le sel de Guérande.

— J'ai même acheté un aspirateur ! Et des pastilles de lave-vaisselle alors que c'était même pas sur ta liste !

— Je ne savais pas que tu avais un lave-vaisselle ! me défends-je

Pourtant ce n'était pas un reproche, il était juste content de me prouver qu'il avait pensé à tout.

— Tu es comme un enfant, murmure-je, soudain attendrie.

Il ne se vexe pas, me sourit. On aura grandi ensemble dans cette histoire.

Thomas a de bonnes relations. François-Xavier, un de ses amis du collège, est expert-comptable et l'a aidé à construire un business plan, car même si nous n'avons pas de banquier ou d'investisseurs à convaincre, il souhaite rester structuré et ne pas s'éparpiller, ce que j'approuve. Nous sommes au fait de la règlementation et du statut juridique à adopter, d'accord pour les différents axes à mettre en avant pour nous démarquer. Nous avons également une idée assez précise de la décoration et du style que nous voulons donner à la boutique, mais pour cela, comme pour l'analyse du marché local, il nous faut attendre d'avoir trouvé le bon endroit. J'ai tellement hâte de commencer les visites pour me projeter plus clairement.

Il nous reste à choisir les fournisseurs, et ce n'est pas une mince affaire. Nous devons trouver les réseaux à exploiter pour nous assurer d'avoir toujours les dernières références, et nous renseigner sur leurs conditions commerciales : prix, quantité minimum, délais de livraison, et de règlement. C'est le programme de la journée.

A midi, Tom prépare rapidement un plat de linguine au pesto puis nous nous replongeons illico dans la paperasse, son ordinateur portable sous nos yeux, pour toute une après-midi studieuse, et j'en oublie même de vider ma tasse de café tant je suis absorbée par la tâche à accomplir.

Basta ! déclare Tom quelques heures plus tard en refermant l'écran de son PC. On a assez bossé pour aujourd'hui.

— Déjà ? Mais il n'est que...

— Dix-huit heures ce qui fait huit heures de travail presque sans pause. Ça suffit pour aujourd'hui, je sens que je vais voir des chiffres et des couvertures de bouquins toute la nuit.

— Oui, tu as raison, j'ai mal au dos, réponds-je en m'étirant.

— Un massage ?

Je lui adresse une grimace face à laquelle il rigole.

It was a joke, babe. Apéro par contre ?

— Oh que oui, soupiré-je en allant m'affaler sur son canapé.

Il s'éloigne dans la cuisine, et revient avec deux bouteilles de bière à la main

— Alors, quoi de neuf ? On n'a même pas pris le temps de discuter... fait-il en m'en tendant une.

— Oh, rien. Ah si, j'ai démissionné hier. Dans trois mois je serai libre.

— Parfait. Le timing est impeccable. Et euh, ça va avec Serge ? demande-t-il, l'air de rien, en buvant une gorgée directement au goulot.

Je me mords les lèvres.

— Hum, oui, très bien, ça va très bien.

— C'est chouette. Il réagit comment au fait qu'on passe du temps ensemble ?

— Pas génial, mais tu penses vraiment que j'ai envie de parler de lui avec toi ?

— Oui, non, je ne sais pas, mais puisque c'est ton mec et qu'on va bosser ensemble tu pourrais peut-être nous présenter ?

— Non. Autre chose ?

— Propose-lui de venir après-demain si tu veux.

— A ta crémaillère ? Non plus. Laisse tomber Tom, vraiment.

— Comme tu veux. C'est dommage, je suis sûr que c'est un chouette type.

Nous continuons à boire nos bières en silence. Je sais qu'il faut que je lui dise que Serge et moi sommes séparés, mais je ne m'en sens pas le courage. Il finira pourtant par l'apprendre et sera peut-être fâché que je ne lui aie caché la rupture. En même temps je ne lui dois rien, mon histoire avec Serge et ma vie privée ne le concernent pas.

— Et toi alors, reprends-je, tu vas te réinscrire à la fac ?

— Oui, pour le second semestre si on est prêts à ouvrir, mais plus probablement à la rentrée prochaine.

— Et tu vas étudier quoi ?

— J'en ai foutrement aucune idée.

J'éclate de rire devant son air pas concerné.

— Mais quoi alors ? Pourquoi tu reprends tes études ?

— Bah, pour avoir un diplôme. Ça pourrait me servir plus tard... Ou juste pour faire quelque chose de ma vie. Mais je ne sais pas encore quoi.

— Mais il n'y a rien que tu aimes faire ?

— Si, aider les autres. J'ai adoré les années à Amnesty International, et aussi donner ces cours à Lyon.

— Tu pourrais être prof, ou instit ?

— Pitié, non. J'ai besoin de liberté. Tu sais, j'ai du mal à me projeter, à savoir ce que je voudrais pour plus tard. Pour le moment, on a ce projet qui m'occupe à plein temps, ensuite je verrai de quoi j'ai envie.

Je me rembrunis aussitôt, repose la bouteille sur la table basse.

— Bon, j'y vais.

— Déjà ? Mais tu n'as même pas terminé ta bière.

— Je suis fatiguée. Merci pour la journée, et le repas à midi. On se voit samedi.

Il ne réplique rien mais je sens son regard soucieux sur moi quand je refile ma veste. Il m'offre de me raccompagner mais je décline sa proposition. Là, j'ai simplement envie de retrouver seule. Je marche d'un pas vif et nerveux.

A peine arrivée chez moi, je jette mon sac à main sur le plan de travail et fouille à l'intérieur pour en sortir le carnet qui ne me quitte jamais. Je recherche à l'intérieur la page noircie il y a quelques semaines.

Pour :

-Être libraire, avoir ma boutique (ou presque).

-Monter un projet du début à la fin.

Contre :

— THOMAS

— Trop risqué : chômage si ça ne marche pas.

— Quitter mon travail

— Serge

— Être l'employée de Tom.

— Travailler avec Tom : possible ???

— Instable : Et s'il se barre ?

J'ai l'impression que je ne suis pas prête de rayer la dernière ligne de la colonne « contre ».

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