Chapitre 48

Je n'ai aucune idée du temps que peut prendre l'ouverture d'une librairie. Quelques mois probablement, mais bien chargés. Une fois que nous aurons trouvé l'endroit idéal, il faudra y faire quelques travaux, j'imagine, le meubler, le décorer, sans compter les commandes de livres à préparer, réceptionner, entrer dans le stock, ranger.

Il va falloir que je dépose mon préavis mais je ne veux pas prendre mon patron de court, je dois lui en parler avant.

Quand David passe faire le tour de la boutique en fin de journée, comme chaque lundi, je lui demande un rendez-vous pour un entretien.

— Que se passe-t-il, Louise ? Rien de grave ?

— Grave non, mais assez important.

— Viens, on va en réserve, tu vas m'en parler maintenant.

— Mais je ne peux pas laisser Rihab toute seule, réponds-je, paniquée.

Je n'avais pas imaginé qu'il voudrait que je lui explique tout de suite, que je ne pourrais pas préparer mon discours.

— Mais si, c'est calme. Rihab, je vais en réserve avec Louise, tu nous appelles si besoin.

Mon patron m'emmène dans la pièce qui nous sert à stocker la marchandise et nous nous asseyons tant bien que mal sur deux escabeaux entre les boîtes à chaussures et les piles de vêtements.

— Je t'écoute.

— Eh bien, ce n'est pas facile à dire, mais je vais devoir démissionner.

Il accuse le coup, surpris.

— Mais pourquoi ? Il s'est passé quelque chose ? Tu as été approchée par la concurrence ? Si c'est une histoire de salaire, on peut en parler. Tu es un excellent élément, Louise, je ne veux pas te perdre.

— Non, ce n'est pas vraiment cela. Je... j'ai la possibilité de devenir gérante d'une librairie et c'est ce que j'ai toujours voulu faire. Mais ce n'est encore qu'un projet, rien n'est fait. Je voulais juste vous en parler avant de vous envoyer ma démission.

— Dans combien de temps ?

— Probablement avant le retour de Mathilde, je regrette. Quelques semaines, peut-être moins, puis mes trois mois de préavis.

— Il n'y a rien que je puisse faire pour te retenir ? Avantages, salaire, conditions de travail ?

— Non. Si le projet se concrétise, je partirai, mais le cœur lourd. David, vous avez été un patron formidable. Vous m'avez donné ma chance à un moment charnière de mon existence et je n'aurai jamais assez de mots pour vous remercier de la confiance que vous m'avez témoignée. J'ai adoré travailler ici, pour vous et avec vous, et avec les filles qui sont toutes géniales. Mais cette librairie, c'est mon rêve.

— Louise, je ne vais pas te mentir, je suis contrarié. Ça m'ennuie vraiment de te perdre. Mais je ne peux que comprendre et te remercier de m'en parler avant. C'est courageux, j'aurais pu me fâcher, mais si j'avais reçu ta lettre de démission comme ça, sans être au courant, j'aurais été très déçu. Eh bien, je ne peux que te souhaiter que ton projet aboutisse, même si je déplore ton départ, c'est certain.

— Personne n'est irremplaçable.

— Non, mais certaines personnes sont plus douées que d'autres pour vendre, avec le sourire, la patience, et la technique, manager une équipe, ou travailler dans la mode. Tu avais toutes ces capacités Louise, en plus de tes qualités humaines. Alors non, personne n'est irremplaçable, mais quand même, je te regretterai. Et je ne serai pas le seul.

J'ai les yeux rouges en revenant dans la boutique avec lui. Rihab me regarde d'un air soupçonneux, puis se précipite vers moi dès que David est sorti.

— Qu'est ce qui se passe ? T'as pleuré ? T'as fait une connerie ?

— Non, non, rien.

— Oui, rien, ça se voit.

— Je t'assure. Ne t'en fais pas.

J'attendrai samedi, seul jour où nous sommes réunies toutes les quatre pour les informer de ma décision.

✨✨✨✨✨

Maintenant que j'ai mis David au courant, je ne peux plus vraiment reculer. Je commence seulement à réaliser ce que seront mes journées une fois la librairie ouverte. J'ai passé tant de temps à analyser et décortiquer ce que pourrait être ma relation avec Thomas que je n'avais même pas vraiment pris conscience que j'allais enfin devenir libraire. J'allais pouvoir enfin vendre des livres. Les choisir, les lire, parce que ça fera partie de mon travail, partager ma passion avec d'autres, découvrir des tas d'œuvres et d'auteurs que je ne connais pas encore.

J'enchaîne les phases d'excitation intense et les crises d'anxiété où je me dis qu'on n'y arrivera pas. A monter ce projet, ou à travailler ensemble. La scène de lundi me prouve que quoiqu'on fasse, nous n'aurons jamais des rapports normaux, équilibrés. Combien de temps on va pouvoir tenir ainsi ? Je n'ai plus de haine, plus de colère même, mais plus de confiance non plus. Ce qu'il m'a raconté à propos du cadeau de Jeanne me montre combien il est instable. Du jour au lendemain, la situation dans laquelle il évolue ne lui convient plus et il décide de tout plaquer. Et s'il fait la même chose avec la librairie ? Si, dans quelques années, il vend pour s'acheter une île le long de la côte Pacifique ?

Il m'a envoyé un message, jeudi, pour m'annoncer que son dossier avait été accepté par les propriétaires de l'appartement. Il doit faire l'état des lieux et signer le bail mardi prochain, ce ne sera ensuite plus qu'une question de jours avant qu'on ne soit définitivement voisins, et qu'on se voie tous les jours, ou presque. Je n'arrive pas à savoir si je suis contente ou effrayée.

Serge me manque aussi. Depuis son départ, je n'ai eu aucune nouvelle. Pas un sms, pas un appel pour me demander comment je vais. Il m'a rayée de sa vie du jour au lendemain, après six mois passés ensemble. C'est un peu rude. Je me demande si Elena lui parle de moi, parfois : « Et ta copine Louise, elle revient plus ? » J'avais promis de lui apporter du vernis à ongles. Sûrement qu'elle non plus, elle ne pense plus à moi, elle s'en fiche. C'est mieux comme ça.

Pourtant j'ai mal au cœur. Sur le calendrier, j'avais entouré toutes les dates où il n'avait pas Elena. Ce week-end, on aurait dû être ensemble. On aurait mangé des pâtes au beurre devant une série, j'aurais revêtu ensuite cet ensemble Chantal Thomass qui m'a couté une blinde il y a deux ans, et plus tard j'aurais essayé de m'endormir en comptant les battements de son cœur, ma tête posée sur son torse robuste. Mais il ne sera pas là, il ne sera plus là. Ces dates sont la seule chose qui me reste de lui. « Anniv. S. » me nargue dans la case du vingt-neuf octobre. Au moins je n'aurai pas à me creuser la tête pour lui trouver un cadeau.

J'ai reçu hier les résultats de mes analyses. J'ai balancé rageusement le courrier à la poubelle avant d'aller le rechercher, histoire de vérifier que j'étais clean, par acquis de conscience. Puis j'ai bourré la feuille dans l'enveloppe et l'ai jetée au recyclable, sans un regard de plus.

Ce samedi soir, je retiens mes collègues quelques minutes après la fermeture pour leur annoncer mon prochain départ. Rihab est affolée, Pauline déçue, et Lola effondrée. Nous nous sommes beaucoup liées ces derniers mois et je sais combien elle a besoin de mon soutien. Elle est fille unique, ne voit plus ses parents et n'a que peu d'amies. Nos dix ans d'écart faisaient de moi une grande sœur, une personne qui pouvait lui donner les conseils dont on a tant besoin à son âge, sur qui elle pouvait compter. Je la rassure, la prends dans mes bras et les autres filles se joignent à nous. Je ne pars pas tout de suite et je serai toujours là. Elles ont toutes les larmes aux yeux et je n'ose pas imaginer comme ce sera dur de les quitter dans quelques mois.

Je rejoins ensuite les 3C pour dîner. Mes journées ont été chargées et je n'ai pas revu Capucine depuis son aveu il y a deux semaines, ni Charlotte après notre dispute. Mes amies ne savent toujours pas pourquoi Serge et moi avons rompu et cette soirée m'angoisse autant qu'elle me réjouit, d'autant qu'après la scène avec mes collègues, j'ai le moral dans les chaussettes.

Nous nous retrouvons au restaurant. Elles sont déjà toutes là quand j'arrive, je suis la dernière à m'installer à table. Je sens une légère froideur du côté de Charlotte, je sens que même si a accepté mes excuses il va lui falloir du temps pour oublier ce que je lui ai dit.

Capucine attaque dès les apéritifs commandés.

— Alors, pourquoi tu as quitté Serge ? Il n'a rien voulu me dire !

— Il t'a raconté que c'était moi qui l'avais largué ?

— Non, mais il avait l'air si malheureux quand il est venu chercher Elena que c'est ce que j'ai imaginé.

— Eh bien tu te trompes. C'est lui qui est parti, comme ça, du jour au lendemain.

— Mais pourquoi ?

— Parce que j'ai décidé d'accepter la proposition de Thomas.

— Mais c'est génial ! s'exclame Caro.

— Euh, oui, enfin, les conséquences immédiates sont un peu dures à digérer. J'avais bien compris qu'il était jaloux de Tom mais je n'avais pas imaginé qu'il irait jusqu'à rompre immédiatement...

— Et si tu changeais d'avis ? Ou si ça ne se faisait pas finalement ? C'est tellement dommage...

— Non, Capou. Déjà il m'a bien fait comprendre que rien que l'idée que je puisse envisager de travailler avec mon ex était un motif de rupture, et en plus, je ne peux pas refuser pour lui. Je sais que je l'ai envisagé au début, mais j'ai compris que c'était une erreur, que je lui en voudrais de ne pas réaliser mon rêve à cause de lui.

— Ça me rappelle quelque chose cette histoire, note Charlotte.

Je ne relève pas.

— Oh, et puis au fait, j'ai croisé Baptiste, il va être papa. Mais chut, on n'est pas censées être au courant.

— Super, mais c'est quoi le rapport ? demande Caro.

— Quand il m'a annoncé ça, la seule chose que je me suis dite c'est que moi aussi il fallait que j'avance. Il m'a aidée à prendre ma décision, mais ça m'a coûté ma relation avec Serge.

— Pardon Capou, je sais que c'est ton ami, mais Lou, si Serge tente d'entraver ton rêve, c'est un égoïste. Ça aurait forcément fini par peser sur votre histoire, lâche Charlotte.

— C'est ce que j'ai fait avec Thomas.

— Je sais.

— Ce n'est pas si simple. J'en veux à Serge de ne pas m'avoir laissé une chance, mais il a peur de souffrir. Il comprend malgré moi la place que Tom tient dans ma vie et il craint de se faire jeter ou tromper plus tard.

— La place que Tom tient dans ta vie ? répète Capucine tout doucement.

— Oui. J'ai beau faire ce que je peux, je n'arriverai jamais à lui être indifférente. Il faut juste que je veille à ce que mes sentiments ne versent pas trop dans l'excès, dans un sens comme dans l'autre. On peut changer de sujet maintenant ?

Mes amies hochent la tête, comme pour tenter d'assimiler mes paroles ambiguës. Charlotte n'ajoute rien pour une fois et je lui en suis reconnaissante.

— Bon, et cette librairie alors, ça y est, c'est lancé ? fait Caro avec un enthousiasme un poil exagéré.

Je leur raconte mes dernières conversations avec Tom, les résultats de ses recherches, et nous passons enfin à autre chose. Les enfants de Capou, les conquêtes de Charlie, le boulot de Caro. Comme d'habitude.

Au fur et à mesure de la soirée, je sens Charlotte se détendre à mon égard et cela me rassure. J'aurais détesté que nous restions en froid. Je suis contente d'être là, le babillage de mes amies me distrait au moins le temps d'une soirée.

Je me rends aux toilettes après le plat et Capucine m'accompagne. Je souffle silencieusement pendant qu'elle trottine à mes côtés, je pense bien qu'elle n'a pas une subite envie de soulager sa vessie, mais plutôt sa conscience, ou réaffirmer ma loyauté. Effectivement, je n'ai pas tort.

— Tu ne l'as dit à personne hein, Lou ?

— Non, bien sûr que non, soupire-je. Nico était avec moi mais il ne vous a pas vus. Et je n'en ai parlé à personne, ni Caro, ni Charlie, ni Tom, ni Serge avant de me faire larguer, ni à mes collègues, ni au prêtre lors de ma confession hebdomadaire.

— Ah, fait-elle confusément, sans relever mon ironie. Tant mieux. Enfin, de toute façon, je ne sais pas, je vais peut-être arrêter.

Elle me jette un regard inquiet et je l'encourage à continuer d'un sourire. Je n'oublie pas que quand toutes mes amies me serinaient pour que je tourne la page « Thomas », elle m'a toujours comprise, jamais jugée.

— C'est compliqué à gérer. J'adore passer du temps avec lui mais c'est difficile de nous voir discrètement entre nos conjoints et la vie de famille. Et puis, je ne supporte pas de mentir à Thibault. Il est là, tout gentil, tout naïf, ça me fend le cœur.

— Ce n'était pas le cas au début ?

— Pas vraiment. Tout à mon excitation du début de liaison, je n'ai pas vraiment pris de recul sur la situation. Là, je me sens tellement mal... Je n'arrive même pas à me regarder dans un miroir. Et puis, tout simplement, j'ai peur qu'il l'apprenne. C'est toi qu'on a croisé ce soir dans le bar, mais ça aurait pu être son frère, ou un copain, un de ses collègues... J'ai tellement la trouille qu'on ne se retrouve que dans des chaines d'hôtels, ça casse un peu le charme.

— Tu penses que Thibault te quitterait ?

Elle réfléchit longuement en tordant ses mains comme une enfant.

— Non, je ne crois pas. Mais je l'aime, alors le blesser, le décevoir, voir le reflet de ma trahison dans ses yeux, c'est au-dessus de mes forces.

— Alors Capou, Vincent vaut-il que tu prennes le risque de voir ce regard chez Thibault ?

— Non, je ne crois pas, murmure-t-elle, des larmes dans la voix.

Je la prends dans mes bras, et je l'entends renifler, retenir un sanglot.

— C'était chouette, Loulou, tu sais, vraiment une belle histoire.

— Oui, je sais, dis-je en glissant un baiser sur sa joue. Il suffit de te regarder pour le savoir.

Nous sommes restées assez longtemps absentes mais ni aucune des deux autres ne pose de questions quand nous revenons nous assoir à table. Elles doivent s'imaginer que nous parlions de Serge. Nous prenons encore chacune un dessert et des boissons chaudes, thé pour Charlotte, infusion pour Capucine, café pour Caroline et moi, puis nous partageons l'addition avant de prendre le chemin du retour.

— Je te raccompagne Loulou ? propose ma meilleure amie, comme à son habitude.

— Non, merci. J'ai envie de marcher.

— Mais il est tard et ça caille...

— Ce n'est pas grave, je n'en ai pas pour plus de dix minutes.

J'embrasse mes amies, leur souhaite une bonne soirée et m'éloigne rapidement. J'adore Caro, mais je sais qu'elle voudra qu'on discute. De Tom, de la librairie, de mon avenir. Et ce soir, je suis juste épuisée. De parler, d'annoncer, de raconter, de consoler. Je voudrais être un petit robot électronique pour qu'on puisse m'éteindre ou me retirer les piles. Mais comme je n'ai pas de bouton on/off, je vais me contenter d'un Xanax.

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