Chapitre 42

Madame Contini est l'une de nos meilleures clientes. Et de nos habituées, de loin la plus gentille. Dans ses yeux, dans sa manière de s'adresser à nous, nous ne sommes pas de simples vendeuses, mais des conseillères en qui elle a toute confiance. C'est d'ailleurs la seule à nous appeler par nos prénoms. C'est généralement Rihab et moi qui nous occupons d'elle. Cette femme de médecin a une vie sociale active et vient régulièrement se délester de quelques centaines d'euros pour oublier que son mari la délaisse.

En ce lundi de mi-septembre, elle a décidé de renouveler sa garde-robe pour la nouvelle saison. Je fais un tour avec elle dans le magasin, lui proposant chemises de soie, tailleurs, robes en rayonne et pulls en cachemire.

Une fois le choix fait, c'est Rihab qui prend le relais en cabine. Elle élimine les vêtements qui ne conviennent pas à la morphologie de notre cliente, petite et menue, prépare les ourlets des pantalons, retouche la taille d'une jupe. Je m'occupe ensuite de trouver les chaussures, foulards, ceintures pour accessoiriser les vêtements retenus.

Au final, deux heures passées en bonne compagnie et deux mille sept cent euros de plus dans la caisse.

J'aime ce que je fais. Je sais que je ne progresserai jamais, que mon salaire restera toujours plus ou moins le même, et soumis à des exigences d'objectif. Mais j'aime mon métier. Il m'a sauvé quand j'allais si mal et depuis, je suis heureuse de me lever chaque jour pour aller plier et vendre mes vêtements hors de prix, retrouver mes collègues qui sont devenues des copines. Je ne suis pas prête à abandonner tout cela, même pour des livres.

✨✨✨✨✨

Le lendemain soir, les 3C viennent manger à la maison. Nous avons exceptionnellement échangé notre vendredi contre un mardi car elles sont impatientes de connaître les détails de mon entrevue avec Tom, et moi de leur demander leur avis sur la question, même si je pense que les choses m'apparaissent assez clairement.

J'ai mis au frais le rosé rapporté par Charlotte et sorti le bocal d'olives de Caro, ça nous rappellera les vacances. Pour la suite, elles devront se contenter de fajitas d'un kit de nourriture mexicaine du supermarché.

Capucine est la première à arriver, juste après moi. Je la reconnais à peine. Elle a troqué son carré qu'elle trimballe depuis que je la connais contre une coupe plus courte, beaucoup plus féminine. Ses cheveux sont méchés et ses beaux yeux verts, habituellement cachés par ses lunettes sont maquillés avec soin, et mis en valeur par une paires de lentilles.

— Capou, tu es magnifique ! Qu'est ce qui nous vaut l'honneur ?

— Oh, ben rien, j'avais juste envie de changer un peu de style. Ça te plait ?

— Oui, beaucoup, je te trouve vraiment très jolie.

— Merci, glousse-t-elle, rose de plaisir. Justement, je me demandais si tu m'accompagnerais faire un peu de shopping à l'occasion ?

— Oui, bien sûr, mais quand ? On n'a pas vraiment des horaires qui concordent.

— Si je fais garder les petits, peut-être demain midi ? On déjeune ensemble d'un sandwich et on fait les boutiques ?

— Ça marche. C'est urgent, dis donc.

— Oui, j'en peux plus de mes fringues.

C'est vrai que les vêtements de Capucine ne sont pas ce qu'il y a de plus original, ni de plus marrant. Un relooking ne lui fera pas de mal. Je trouve merveilleux qu'après tant d'années de vie commune elle cherche encore à plaire à son mari.

Charlotte arrive sur ces entrefaits et nous trinquons déjà toutes les trois car nous savons que Caro ne sera pas là avant au moins une demi-heure, le temps qu'elle rentre du Luxembourg où elle travaille.

Evidemment, les filles me questionnent mais je refuse de dévoiler quoique ce soit tant que nous ne sommes pas toutes là.

Un verre de vin à la main, nous préparons le repas et dès que Caro sonne, nous nous installons à table. Il est déjà presque vingt et une heure, elle et Charlotte travaillent tôt le lendemain, elles n'aiment pas rentrer tard.

Nous échangeons les dernières nouvelles, jusqu'à ce que Charlotte, qui n'y tient plus, s'écrie :

— Bon Loulou, tu vas nous faire languir encore longtemps ?

Je ris.

— C'est vous qui n'arrêtez pas de babiller, j'ai cru que ça ne vous intéressait pas !

— Déjà, ça s'est bien passé avec lui ? Pas de... malaise ? demande Caro.

— Disons que ça a été.

— Et alors, il te voulait quoi ?

— Me proposer du travail.

— Euh... d'accord. Tu nous expliques, là ?

— Eh bien depuis qu'il a perdu ses parents et sa grand-mère, il a hérité de beaucoup, beaucoup d'argent. Du coup il veut m'offrir une librairie.

— Une quoi ? crient mes amies en chœur.

— Une librairie. Vous savez, cette boutique où on vend des livres.

— Loulou, je ne comprends pas le rapport là, entre Thomas, toi et un magasin de bouquins.

— En fait, ouvrir une librairie est mon rêve de toujours. Je le lui avais confié quand on a fêté notre premier anniversaire, et il s'en est souvenu.

— Tu ne nous l'as jamais dit à nous, fait Capucine en boudant.

— A moi, si, je me souviens qu'on en a déjà parlé, intervient Caro.

— Et donc il va t'offrir une librairie, c'est dingue, ça !

— Oui, enfin, il veut louer ou acheter un local et m'aider à m'installer. C'est encore très flou. Il serait le propriétaire et moi la gérante.

— Pourquoi il fait tout ça ? Quel est son intérêt ? demande Capucine, suspicieuse.

— Je ne sais pas. Me faire plaisir, m'aider à réaliser mon rêve.

— Mais c'est super, il est vraiment merveilleux, ce Thomas ! s'exclame Charlotte, la bouche pleine de guacamole.

— Oui, enfin on ne s'emballe pas, je pense que je ne vais pas accepter.

— Mais pourquoi ? entends-je, mes trois amies à nouveau d'une seule voix.

— Pour plein de raisons. Déjà, ça ne fait pas vraiment plaisir à Serge. Pas du tout même, il a du mal avec Thomas, comme je vous l'ai déjà dit. Et puis, surtout, j'ai peur.

— Peur de quoi ? interroge Charlotte, un peu agressivement.

— De tout. De lâcher mon job, de changer de vie, qu'on se plante. Et surtout, j'ai peur de Tom. Autant de travailler avec lui qu'il se barre à nouveau, du jour au lendemain, comme il l'a fait.

— Ça n'a rien à voir, siffle encore la brune, avec aigreur.

Je la dévisage un moment mais elle se tait. C'est ma meilleure amie qui reprend doucement.

— Loulou, j'entends ce que tu dis, mais quand même... C'est de ton rêve qu'il s'agit. Une telle occasion ne se représentera pas...

— Je sais Caro, soupiré-je, déjà plus si sûre de mon choix qui m'apparaissait bien plus évident hier. Mais même si j'arrive à peu près à m'entendre avec Thomas, ça voudrait dire que je nous lie. Si j'accepte, je serais sous sa coupe...

— Tu vas arrêter maintenant ? lance Charlotte avec colère.

Tous les yeux se tournent vers elle.

— Pardon ?

— Tom est un homme formidable. Tu te rends compte de ce qu'il est prêt à faire pour toi, pour se faire pardonner ? Alors qu'il est loin d'être le seul coupable de votre rupture ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi il se plie en quatre comme ça, et toi tu minaudes encore !

— Qu'est-ce qu'il y a, Cha, tu es jalouse, c'est ça ?

— Hein ? hoquette-t-elle

— Tu crois que je n'ai pas remarqué ton petit numéro avec lui ? Et vas-y que je reprends contact, que je l'invite pour me pavaner devant lui à moitié nue, que je lui grimpe dessus dans la piscine.

— Tu dépasses les bornes, Lou. Tom n'est qu'un ami.

— Oui, un ami par lequel tu te ferais bien culbuter.

— Va te faire foutre.

Les bras croisés, je la regarde jeter sa fajita à peine entamée dans son assiette, se lever et attraper sa veste et son sac. Capucine et Caro sont pétrifiées. Puis elle revient vers moi, son index rageur pointé dans ma direction.

— Ça fait des années que tu nous rabats les oreilles avec lui, sa trahison, ton pauvre petit cœur brisé, mais tu es responsable aussi, Lou. Tu es incapable de prendre des risques pour être heureuse. Peut-être qu'au fond tu ne veux pas être heureuse. Mais arrête d'accuser les autres de tes malheurs !

Et elle part, en claquant la porte.

Capucine se lève précipitamment, en prenant le même chemin.

— Désolée, Loulou. Je ne prends pas parti mais c'est ma sœur, je ne peux pas la laisser. Je t'appelle demain.

— Vas-y Caro, je t'en prie, si toi aussi tu veux partir...

— Non, moi je reste. Tu auras besoin de quelqu'un pour te consoler quand tu te rendras compte à quel point tu as été injuste et abjecte avec Charlotte.

Je soupire bruyamment, et vide mon verre avant d'aller me jeter sur mon canapé pour ruminer. Je sais déjà que je suis allée trop loin.

Mon amie se lève à son tour, et commence à débarrasser, sans rien dire. C'est pire que des cris ou des reproches, j'ai envie de pleurer. Ma colère s'essouffle, et il ne reste que les regrets. Je me lève et vais me coller à son dos. Elle se retourne pour me prendre dans ses bras où j'éclate en sanglots. Je ne sais pas combien de temps je pleure mais quand je me calme enfin, nous sommes à nouveau sur le canapé, je ne m'étais même pas aperçu qu'elle m'y avait installée. Je ne suis qu'une chose humide et morveuse. Son chemisier est tâché par des coulures de mascara. Elle me berce doucement.

— Tu vois, j'ai bien fait de rester, sourit-elle.

Je hoche la tête, honteuse.

— Merci, Caro. Je suis désolée.

— Je sais. C'est à Charlotte qu'il faudra le dire.

— Quand même, elle a été dure aussi avec moi.

— Oui mais elle n'a peut-être pas tort... En revanche, toi, tu as été très injuste avec elle. Ce que tu lui as dit était méchant et gratuit.

— Elle doit me détester.

— Elle t'aime, elle pardonnera. Raconte-moi, Loulou.

— Quoi ?

— Le dîner. Tu as dit « Disons que ça a été ». En langage Loulou, ça veut dire le contraire.

Alors, je lui raconte. Tout. Notre nuit au bord de la piscine, le restaurant, ces mots dits à demi, l'envie de toucher sa peau, de sentir son corps contre le mien, la tension, le désir et l'ambiguïté entre nous, et je termine par ma soirée explosive avec Serge.

Elle écoute sans commenter, absorbant toutes les informations que j'égraine, et reste silencieuse une fois que j'ai terminé mon monologue digne d'une psychanalyse.

— Loulou, dit-elle enfin. A Pertuis, je t'ai demandé si tu avais envie de lui, tu m'as répondu que non. Visiblement, ce n'est pas, ou plus le cas. Alors aujourd'hui, je vais te demander si tu es encore amoureuse de lui. Tu l'es ?

— Ça va pas, non ? Je le déteste !

— Alors pour commencer, l'amour et la haine ne sont pas si éloignés que cela, et en plus, sans vouloir te faire de peine, je ne crois pas que tu le détestes. Tu lui en veux encore sûrement, mais ce n'est pas incompatible avec l'amour.

— La confiance, si. Et je n'ai plus confiance en lui. Je te jure Caro. Je suis vraiment en train de tomber amoureuse de Serge. Quand je ne vois pas Thomas, je ne pense pas à lui. Il ne me manque pas. Mais samedi... Si on n'avait pas été dans un lieu public, je crois qu'on se serait jetés l'un sur l'autre.

— Couche avec lui.

— Quoi ?

— Le meilleur moyen de classer une obsession, c'est encore d'y céder. Si tu fais l'amour avec lui, tu te sentiras libérée, et ça ira mieux.

— Je ne peux pas faire ça.

— Pourquoi ?

— A cause de Serge.

— Et ?

— Et c'est tout.

— Non. Tu le sais très bien.

Oui, je le sais. Si je cède à la tentation, je risque de faire un immense pas dans le passé et de n'avoir qu'une envie, recommencer. Entre Thomas et moi ce ne sera jamais que physique, il y aura toujours plus. L'un comme l'autre, on ne pourra jamais se contenter d'un coup en passant. Je ne me voile pas la face à ce point-là.

— Alors, cette histoire de librairie, tu en penses quoi ? Avec ces éléments, qu'est-ce que tu me conseilles ?

— C'est une évidence pour moi, Lou. Tu dois accepter. Mais il faut avant que tu te mettes au clair sur tes sentiments envers Thomas parce qu'une fois que tu auras dit oui, tu ne pourras plus revenir en arrière. Si tu tiens à ta relation avec Serge, tu dois être sûre de toi. Et à mon avis, cela nécessite une vraie discussion avec le principal intéressé. Mais une vraie, cette fois, pas une où on bafoue ce qu'on vient juste de se promettre.

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