Chapitre 40

       

Complètement abasourdie, je le dévisage assez longtemps pour voir qu'il n'y a pas la moindre trace de malice dans son regard bleu. Il me scrute aussi, inquiet de ma réaction.

— Souris d'agneau pour madame, risotto pour monsieur. Bonne dégustation, messieurs dames.

J'attends que le serveur s'éloigne pour ouvrir la bouche.

— Tu crois que tu as besoin de faire cela pour que je te pardonne ?

— Non, Lou.

— Tant mieux, parce que ça aurait été ridicule. Et inutile. Mais alors, pourquoi ?

— Parce que je veux que tu réalises ton rêve, comme moi j'ai réalisé le mien.

— C'est complètement fou.

— C'est ce que tu dis toujours, relève-t-il avec un petit sourire.

Je réfléchis quelques instants, le temps de prendre la mesure de tout ce que sa proposition implique.

— Enfin, Thomas, ouvrir une librairie, ce n'est pas juste louer un emplacement, acheter quelques bibliothèques chez Ikea et trois cartons de bouquins. Ça va être un boulot énorme en amont et ensuite, de la paperasse, et des dizaines de milliers d'euros d'investissement.

— Oui, au moins cent mille je dirais, probablement un peu plus, sans compter l'achat du local. Il faudra faire une étude de marché, trouver un concept assez intéressant pour ne pas se faire bouffer par la vente sur internet et le marché d'occasion, monter un business plan. Je sais tout cela, Lou. Si je t'en parle c'est que j'y ai réfléchi et que je pense que c'est faisable.

— C'est une somme colossale.

— Louise, de l'argent j'en ai beaucoup, énormément. Même si j'investis deux cent mille euros, il m'en restera plus du double.

J'émets un petit sifflement. Je n'avais pas imaginé une telle somme. A notre âge, ça me parait complètement surréaliste.

— Mais tu n'as pas envie de t'offrir plutôt une maison ? Ou une belle voiture ? ajoute-je en repensant à la vieille Clio avec laquelle il nous avait rejoints à Pertuis.

— Tu me connais, quand même. De l'argent, j'en ai toujours eu, en tout cas, j'aurais toujours pu en profiter si je le souhaitais. Ce n'est pas ma vision de la vie. J'ai fait un don de cinquante mille euros à Amnesty International, et mis en place des virements réguliers vers quelques associations qui me tiennent à cœur. Une grosse partie de cet argent est placée. Mais le reste est dispo pour toi, Lou.

— Je ne peux pas accepter. Si tu gardes cet argent pour toi, tu n'auras plus jamais besoin de travailler, tu pourras voyager, faire ce que tu veux.

— Mais détrompe-toi, j'ai bien l'intention que tu fasses fructifier cet argent. Ce n'est pas un investissement à fonds perdus, c'est purement intéressé. Tu sais faire tourner une boutique, tu sais vendre, gérer des stocks. Tu vas me rendre encore plus riche.

Je lève les yeux au ciel. Je le connais suffisamment pour savoir que ce n'est en aucun cas le but de sa manœuvre.

— Comment peux-tu savoir que je serai sérieuse ? Que je ne vais pas laisser le projet péricliter pour te ruiner, et me venger de toi ?

— Eh bien, disons que je compte sur le fait que tu ne me détestes pas suffisamment pour laisser ton rêve se casser la gueule, maintenant que tu peux le réaliser.

Je souris face à son assurance tranquille mais reprends, en mettant dans ma voix toute la fermeté dont je suis capable.

— Mais, même avec la meilleure volonté, ce n'est pas dit que cela fonctionne. Je ne peux pas abandonner mon travail actuel, c'est trop risqué.

Tom se penche sur la table, vers moi et murmure, ses yeux bleus dans les miens.

— Il faut parfois prendre des risques, accepter de perdre des choses précieuses pour réaliser ses rêves.

Un ange passe. J'ai bien conscience que sa phrase ne concerne pas que son projet de librairie. Mais je secoue la tête.

— Si on se plante, on n'aura plus rien. Tu auras perdu ton fric, et moi, mon boulot.

— Du fric j'en aurai toujours assez, et je ne te laisserai pas tomber, Lou.

— Tu seras mon patron.

— Mange, c'est déjà froid.

Nous dînons en silence mais j'ai perdu mon appétit. Des milliers de pensées m'assaillent, et Thomas me laisse assimiler la nouvelle, puis reprend doucement alors que je pose mes couverts.

— Tu peux évidemment prendre un peu de temps pour réfléchir, même si, te connaissant, je suis certain que tu sais déjà ce que tu vas faire et que rien ne te fera changer d'avis...

Je lui adresse une grimace et il sourit. Un sourire qui fait danser sa fossette sur la joue gauche. J'ai envie de tendre ma main pour la caresser.

— Non, je ne sais pas. C'est un sacré truc que tu me proposes... Tu me permets d'en parler aux 3C et à Serge ?

— Serge ? Ah oui, ton fiancé...

Son regard m'interroge, mais je ne déments pas.

— Thomas... ça reste compliqué pour moi de te voir. Je... je crois que je n'ai plus de haine, mais de la rancœur, oui... Je ne sais pas comment te demander cela, alors je vais y aller cash : j'espère que ta proposition si généreuse ne sous-entend rien d'autre. Entre nous, je veux dire. Parce qu'il n'y a rien à espérer.

Ses yeux restent baissés, je vois ses lèvres s'étirer légèrement. Sur la table, il attrape ma main. Je tente de la soustraire mais il la maintient fermement. Sa paume est douce, chaude et ce contact physique me fait battre le cœur plus vite. Il relève la tête et ses iris accrochent les miens. Ils ont la couleur du ciel avant l'orage. Un bleu foncé qui tire sur le gris. C'est rare. C'est beau.

— Non, Louise, ça ne sous-entend rien. Je ne t'achète pas, ni toi, ni ton corps, ni ton pardon. De l'eau a coulé sous les ponts et nous avons chacun notre vie maintenant. C'est juste que... je ne te sens pas heureuse, et je sais que j'ai ma part de responsabilité là-dedans. Alors, si je peux faire quelque chose qui pourra t'épanouir, il n'y a pas à réfléchir pour moi. Et puis, en toute franchise, une librairie ça me plait bien à moi aussi. Je suis comme toi, j'adore les livres. Mais rassure-toi, je te laisserai tranquille. Tu auras la gérance de la boutique, je ne serai que le proprio, comme c'est le cas actuellement pour toi, tu auras simplement plus de liberté, notamment quant à l'achalandage.

— Ça vous a plu messieurs dame ? Je peux vous proposer la carte des desserts ?

Toujours au meilleur moment. Débarrasse ces assiettes, va chercher cette putain de carte et dégage !

— Lui, il vient de perdre son pourboire, note Tom en lâchant ma main.

Je souris avant de reprendre.

— Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ? Chercher du travail comme n'importe quelle personne de notre âge ?

— Eh bien, pour commencer je vais reprendre mes études et m'engager dans une association ici, puisque j'aurai du temps. Ensuite on verra.

Je prends la carte tendue un peu timidement par le serveur qui a perçu notre agacement et me plonge dedans.

— Quand tu réfléchis, tu te mords toujours les lèvres.

Je relève les yeux vers l'homme qui vient de prononcer ces mots d'une voix rauque. Une simple phrase qui fout tout en l'air.  Je vois sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration saccadée, et j'éprouve soudain une brusque bouffée de désir pour lui. Je lis dans son regard profond qu'il ressent la même chose. J'ai envie de l'entrainer chez moi, à son hôtel, dans les toilettes du resto même, pour régler ça, mais je sais que c'est une mauvaise idée. C'est la chose à ne pas faire. Je viens de lui affirmer qu'il n'a rien à attendre de moi et notre attitude montre tout l'inverse. Je dois rester cohérente, faire en sorte que mes actes suivent mon discours et lui aussi si j'en crois ce qu'il vient de me répondre il y a quelques minutes. Au prix d'un suprême effort, je parviens à taire les signaux que mon corps m'envoie et à ignorer les siens, mais je prends conscience que quoi que je puisse faire ou dire, ce ne sera jamais terminé entre nous. Je quitte ses yeux pour les baisser vers la carte des desserts et il m'imite sans insister.

— Je vais prendre l'entremet de saison. Sablé aux noix, crème au miel et sorbet poire. Ça a l'air délicieux, annonce-je en essayant d'affermir ma voix. 

— Absolument. Je l'avais repéré aussi, mais du coup, je vais peut-être choisir autre chose. Tu préfères goûter le fondant au chocolat et caramel beurre salé, ou la tarte au citron revisitée ?

C'en est trop.

— Prends ce que tu veux. Je reviens.

Je jette la carte sur la table et sors brusquement de la salle, sans même prendre le temps d'attraper ma veste. Dehors, j'accoste un groupe de jeunes qui passe dans la rue pour leur voler une cigarette.

— Faut payer, mademoiselle, c'est une clope contre un 06, tente le mâle alpha de la bande.

— Laisse tomber, je ne tiens pas à fumer à ce point.

— Elle a du caractère, la meuf. Allez vas-y c'est bon, t'inquiète, je te la file quand même ta clope, le souvenir de tes beaux yeux, ça me suffira.

— Merci.

Il m'allume la cigarette offerte et je leur fais un signe de la main alors qu'ils s'éloignent en échangeant des blagues graveleuses.

Je m'adosse à la devanture de la boulangerie voisine, fermée, et tire de profondes bouffées sur la tige blanche.

Sept ans ont passé, sept années à l'abhorrer, à le maudire, à l'accuser de tous mes maux. Il réapparait, et soudain, j'ai envie de son corps comme au premier jour, nous retrouvons presque instantanément la complicité qui nous unissait plus jeunes.

Tom ne tarde pas à me rejoindre, sans manifester la moindre surprise quant à mon brusque changement d'attitude

— J'ai commandé nos desserts. Tiens, tu fumes maintenant ?

— Non.

— Je vois ça.

Je termine ma cigarette sans ajouter quoique ce soit, il respecte mon silence. Quand il ne reste plus que le filtre, je l'éteins au sol et vais jeter le mégot dans une poubelle un peu plus loin dans la rue. Tom me suit des yeux et je reviens m'appuyer sur le petit rebord de pierres.

— Si ça te bouleverse, on n'est pas obligé de partager nos desserts. Tu manges le tien et moi le mien, essaye-t-il de plaisanter. Mais cela ne me fait pas rire.

— On ne va pas y arriver, Tom.

— Mais si, tu prends ta cuillère et tu manges dans l'assiette la plus proche de toi et moi je...

— Arrête.

Subitement, il se redresse et, face à moi, m'oblige à faire de même. De sa main gauche il maintient mon bras pour m'empêcher de lui échapper et pose la droite sur ma joue. C'est comme une brûlure sur mon visage. Je sens dans ma poitrine les battements affolés de mon cœur. Nos regards ardents se défient. Je voudrais le repousser, le frapper, lui hurler de me lâcher mais je n'en ai tout simplement pas envie. Très délicatement, il approche mon visage du sien et pose ses lèvres sur mon front. Je me sens à l'agonie, pantelante, même pas soulagée de cette issue qu'il m'offre. Pour l'indifférence, on repassera.

— Si, on y arrivera. Viens, ton sorbet va fondre.

Il me pousse doucement devant lui et ferme la marche, comme pour éviter que je ne tente de m'enfuir.

Roi de la diversion, Thomas profite du dessert et du café pour me raconter sa nouvelle vie à Lyon. Il bosse en free-lance pour un cabinet d'avocat qui lui donne des traductions à faire, et donne bénévolement des cours de français et d'anglais à la population immigrée de Saint-Fons. Il a vécu quelques temps chez son ami et sa femme avant de se trouver un studio meublé.

— Un meublé, quelle horreur ! Tu as quand même les moyens de t'offrir une déco qui te convient !

Il hausse les épaules.

— J'ai du mal à me sentir chez moi quelque part. Où que j'aille, j'ai l'impression d'être un  étranger.

— Ça explique probablement ton besoin d'ailleurs, ta soif de voyage. Tu cherches peut-être ton chez-toi.

— Tu as sans doute raison...

— Parfois, je regrette de ne pas être partie avec toi. Je ne sais pas ce que ça aurait donné, mais j'aurais peut-être dû essayer...

— Ne me dis pas ça Lou, je ne peux pas entendre ce genre de choses. Pas maintenant.

— Et toi, Tom, est-ce que tu regrettes ?

— Joker.

— Tu ne peux pas, tu as déjà utilisé ton joker plus tôt. Tu n'en as qu'un, tu dois répondre.

— C'est quoi cette règle ?

— C'est la mienne. Réponds-moi.

— Lou, soupire-t-il. Si je n'étais pas parti à vingt ans, j'aurais sans doute foutu le camp à trente, ou quarante. On aurait peut-être été mariés, avec des gosses... Tu te rends compte du bordel ?

— Tu ne réponds pas à ma question.

— Tu n'as pas envie de connaître ma réponse.

— Dis-le-moi. Je dois savoir.

— Alors non, Lou, je ne regrette pas, parce que ce n'était pas un choix. Je ne pouvais pas faire autrement, et on ne peut pas regretter ce qui s'impose à nous. Mais je peux te dire que tu n'es pas la seule à avoir eu le cœur, la vie brisée par mon départ.

— Tu n'as pourtant pas mis longtemps à me remplacer, je lâche, amèrement.

— On en a déjà parlé. J'étais seul, malheureux, et je pensais sincèrement que notre rupture était définitive. J'ai rencontré Jeanne à un moment où j'étais vulnérable et...

— Ne me raconte pas. Je ne veux pas savoir. 

Il n'y a rien à ajouter. Nous buvons nos cafés, un peu tristement. Thomas insiste ensuite pour m'inviter, et nous sortons du restaurant.

— Je te raccompagne ?

— Non, je ne préfère pas.

— Il est tard, c'est dangereux.

— Non, Tom. Merci. Il y a du monde, ça va aller.

— Alors, bonne nuit, et sois prudente. Pense à ma proposition, Louise. Réfléchis-y bien, je t'en prie. Et tu m'appelles pour me dire ?

Il s'approche pour m'embrasser sur la joue, mais je me défile, reculant d'un pas pour éviter tout nouveau contact.

— Oui, je t'appelle. A bientôt. Bon retour à Lyon.

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