Chapitre 4
— C'est à cette heure-ci que tu arrives ? grogne mon père quand j'entre dans la salle à manger.
Mes parents et Nicolas, mon frère, rentré de Troyes pour le week-end, ont commencé à dîner sans moi.
Je l'embrasse sur la joue, sans pouvoir me départir du sourire niais qui ne me quitte pas.
— Pardon Papou, pardon Mamoune, je suis vraiment désolée.
— Ça se voit, raille Nico. Et auprès de moi, tu ne t'excuses pas ?
— Pas besoin, je suis sûre que tu étais trop content d'avoir papa et maman pour toi tout seul pendant un petit moment.
— C'est l'hôpital qui se fout de la charité.
— Allez, on ne se chamaille pas. Loulou, viens t'assoir, et mange, ça va refroidir, fait ma mère en tapotant ma chaise.
Je m'assois à ma place habituelle, à côté d'elle, en face de mon père, heureuse de m'en tirer à si bon compte. Tu parles.
— Bon, et sinon, commence-t-elle une fois mon assiette de bœuf-carottes achevée. Tu vas nous dire pourquoi tu arrives avec plus de deux heures de retard sans prévenir ?
— Je t'ai envoyé un message quand même.
— Je serai en retard, désolée Mamoune, lit ma mère sur son téléphone. C'est un peu concis tu ne trouves pas ? On peut avoir des explications ?
Je rougis et baisse la tête, muette.
— Ecoute Loulou, intervient mon père. Depuis que tu as ton appart, on te laisse tranquille. Tu n'as de comptes à rendre à personne, tu fais ce que tu veux. Mais quand tu dois dîner ici, ce qui n'est quand même pas si fréquent, tu pourrais avoir la politesse de venir à l'heure. Et si ce n'est pas le cas, le moindre des respects serait de nous expliquer pourquoi.
J'essaie de trouver un mensonge plausible, mais je n'arrive pas à mettre mes idées au clair, mon cerveau est encore tout embrouillé de bonheur et le regard sévère de mon père ne m'aide pas.
— Je... j'ai... j'ai peut-être rencontré quelqu'un...
— Peut-être, comment cela ? demande ma mère.
— Et à peine tu le rencontres « peut-être » ce quelqu'un, que nous, tes pauvres parents, passons déjà après lui ? renchérit mon père.
Je lève des yeux suppliant vers Nicolas qui vient à mon secours.
— Stop ! Vie Privée ! On la laisse tranquille.
— Mêle-toi de tes affaires, Nico ! s'agace mon père.
— Toi aussi !
— Ne me parle pas sur ce ton, gamin !
Ils se dévisagent un instant. Je suis confuse d'être à l'origine de la dispute alors que ce devait être une bonne soirée en famille. La matriarche signe la fin des combats.
— Allez, c'est bon, on oublie tout ça, déclare-t-elle en se levant, d'un ton sans appel. Nico, tu débarrasses et toi Loulou, tu feras la vaisselle, ça vous apprendra. Je vais chercher le dessert.
✨✨✨✨✨
— Oh la la, c'est trop mignon, soupire Caro en secouant ses longs cheveux blonds.
Quand mon père m'a redéposé chez moi, il était près de vingt-trois heures mais il y avait encore de la lumière dans la chambre de ma coloc. Elle lisait, et j'en ai profité pour me glisser auprès d'elle, et lui détailler les derniers évènements avec Thomas.
Caro est ma plus vieille amie. Nous nous sommes connues chez nos grands-parents respectifs quand nous étions enfants. Ils étaient voisins et nous venions toutes les deux y passer quelques jours pendant nos vacances quand nos parents travaillaient. Nous jouions ensemble. Nous nous sommes perdues de vue en début d'adolescence, quand les réseaux sociaux n'existaient pas encore et que nous n'avions plus l'âge de passer les congés chez papi et mamie. Je l'ai retrouvée en seconde. La seule tête connue dans mon nouveau lycée. J'en aurai pleuré de joie. Nous n'avons passé qu'une année ensemble, puisqu'elle a choisi de préparer un bac économique l'an suivant, alors que je me destinais à des études littéraires, mais nous sommes restées inséparables, avec les jumelles Capucine et Charlotte, rencontrées en première. Le club L3C. Louise, Caroline, Charlotte, Capucine.
Nous avons beau avoir le même âge, elle est comme une maman pour moi. D'ailleurs, quand mes parents ont grincé des dents parce que je réclamais mon indépendance et un appartement au centre-ville alors que nous vivions à quinze kilomètres de la fac, c'est le fait que je prenne une colocation avec Caro qui a réussi à faire passer la pilule. Nous avons toutes les deux trouvé un travail à temps partiel, dans une boutique de vêtements pour moi, dans un fast-food pour elle, nos parents nous ayant bien fait comprendre que notre indépendance géographique passerait par l'autonomie financière. Et depuis trois mois, c'est la belle vie dans soixante mètres carrés.
— Et alors, tu le revois quand ?
— Je ne sais pas... Mon bus est arrivé et j'ai dû me dépêcher. Comme il vit encore chez ses parents au Luxembourg, pas avant lundi j'imagine...
— J'en connais une qui va bien dormir, sourit mon amie.
Je lui envoie un baiser, et la laisse à sa lecture pour aller rejoindre ma chambre. Mon portable vibre au moment où j'éteins ma lampe de chevet.
De Thomas : Bonne nuit Louise, fais de doux rêves...
Je n'ai pas de doutes.
Le samedi est une grosse journée. Je travaille de dix à dix-neuf heures, avec quarante-cinq minutes de pause déjeuner. C'est bientôt Noël, et la boutique de prêt-à-porter haut de gamme est pleine de monde. J'ai beau être « la petite étudiante », je m'entends bien avec mes collègues, et la plupart des clientes régulières commencent à me reconnaître . Mon job consiste essentiellement à saluer les riches chalands qui passent la porte, ouvrir l'œil pour détecter les pickpockets et plier inlassablement des pulls « à la feuille ». Pourtant, au fil des semaines, j'ai pris goût aux vêtements et à la vente et Marie, ma responsable, satisfaite de mon travail, me laisse à présent m'occuper de certaines clientes. Ce qui n'était à la base qu'un boulot alimentaire me plaît désormais, au point de préférer les journées debout à piétiner dans le magasin à celles passées assise sur les bancs de la fac. Et c'est tant mieux, car en décembre, on travaille aussi le dimanche.
En rentrant ce samedi soir, j'ai les pieds en compote et la tête dans un étau à cause du monde et du bruit incessant dans la boutique. Sur le trajet jusqu'à mon appartement, je ne cesse de regarder mon téléphone mais depuis ma réponse à son message d'hier, je n'ai pas de nouvelles de Thomas. Je me suis peut-être emballée pour rien.
Caro est de fermeture au fast-food, elle termine à vingt-trois heures. J'en profite pour m'allonger un peu, mais c'est sans compter sur les jumelles, qui débarquent avec une bouteille de riesling, juste après mon retour. Elles ont comme projet de nous sortir en discothèque, et je me laisse vite gagner par leur enthousiasme, le vin blanc aidant. Je sais que les boîtes de nuit ne sont pas trop la tasse de thé de Caro, mais elle suivra le mouvement, comme toujours, autant pour nous faire plaisir que pour veiller sur nous.
Je vide mon second verre quand mon portable sonne sur la moquette à côté de moi. Mon cœur bondit dans ma poitrine, les papillons s'affolent dans mon ventre.
— C'est luiiii, je hurle. J'ai évidemment raconté toute la scène d'hier à mes amies. Chuuuut, taisez-vous !
Je fronce les sourcils en les voyant glousser et m'éloigne vers ma chambre malgré leurs protestations silencieuses.
— Allo ? j'essaye de rester naturelle, mais je dois être pitoyable.
— Louise ? Tout va bien ?
— Oui, bien sûr. Je suis avec les filles.
— Oh je te dérange ?
— Non, non, pas du tout...
— Très bien. Passe-leur le bonjour. Je me demandais si tu avais un moment demain ?
— Euh, je bosse demain. Je finis à dix-huit heures.
— Tu crois qu'on pourrait se voir ensuite ?
— Oui, avec plaisir, mais ça m'ennuie de te faire faire la route juste pour quelques heures.
— Je dormirai chez Gaël ensuite, ne t'en fais pas. J'ai vraiment envie de te voir. Tu me manques déjà tu sais...
— Toi aussi, je souffle dans un sourire.
— Qu'est-ce que tu fais de beau ce soir ?
— Les jumelles nous traînent en boîte. Et toi ?
— Je bosse, mais c'est calme ce soir. Tout le monde est au marché de Noël à Metz, alors j'en profite pour t'appeler. Je savais que tu avais une grosse journée au boulot aujourd'hui, mais j'ai pas arrêté de penser à toi.
A cet instant, j'ai tellement envie d'être auprès de lui, de continuer ce que nous avions commencé hier, de le regarder me murmurer ces mots doux, au lieu de les entendre par téléphone interposé.
— J'ai hâte de te voir demain.
— Moi aussi Louise, vraiment. A demain. Je t'embrasse.
Après avoir raccroché, je reste un instant assise sur mon lit. Je suis complètement chamboulée. J'ai eu quelques histoires au lycée, dont une assez sérieuse, pendant un an mais je n'ai jamais ressenti ce tourbillon. Je connais à peine Thomas et pourtant c'est comme s'il n'y avait jamais eu que lui.
Quand je sors de la boutique le lendemain soir, accompagnée de mes collègues, il est là. Il m'attend un peu plus loin dans la rue. Mes joues s'empourprent, mon cœur bat plus fort. Sa silhouette athlétique, ses cheveux noirs, ses yeux bleus, sa fossette sur la joue gauche. Il porte un manteau droit en laine, une grosse écharpe. Je le trouve si beau.
— Tu viens boire un verre de vin chaud avec nous ? propose Marie.
— Non, pas ce soir. Bonne soirée les filles, à mardi.
Je m'approche lentement de Thomas, subitement intimidée. Quand j'arrive face à lui, il jette un regard par-dessus mon épaule et voit mes collègues qui nous regardent en gloussant. Il esquisse un sourire et me prend la main pour m'entraîner dans les rues animées.
✨✨✨✨✨
— C'est hors de question.
— Louise, fais un effort.
— Non, Thomas, je te jure que je ne peux pas faire ça.
— Fais-moi confiance tu ne le regretteras pas.
— Non. C'est non négociable.
— Mais que veux-tu qu'il t'arrive ?
— Plein de choses. La nacelle pourrait se décrocher, ou... ou...
— La nacelle ne va pas se décrocher, ou.. ou... non plus. Tu vas me donner la main, on va faire ce tour de grande roue, et quand tu seras en haut, tu comprendras pourquoi j'ai insisté.
— C'est non.
Il change alors de tactique.
— T'es une froussarde, en fait.
— Non, pas du tout, c'est juste que je n'aime pas prendre de risques inutiles.
— Des risques inutiles ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?
— Ben oui, c'est hyper dangereux, ces trucs là.
— Louise, sois rationnelle. Tu peux avoir le vertige, mais ne dis pas que c'est dangereux. Regarde cette petite fille qui descend, comme elle a l'air contente. Tu as l'impression qu'elle est effrayée ?
— Tu crois vraiment ?
— Qu'on ne craint rien ? Oui.
— Bon, d'accord, mais ne râle pas si je ferme les yeux.
— OK, si tu les ouvres une fois en haut.
— On verra.
J'ai bien fait de l'écouter, le spectacle est juste sublime. Une fois mes yeux ouverts, je ne peux les décrocher de la ville illuminée. La cathédrale, le temple, les rues commerçantes... Je me sens émerveillée comme une enfant.
Je finis par sentir le regard de Thomas sur moi. J'abandonne un instant le paysage scintillant, et tourne la tête vers lui. Il s'approche lentement, ses yeux rivés aux miens et m'embrasse, enfin. Et là, dans notre cabine à soixante mètres du sol, c'est comme si nous étions seuls au monde.
— Tu veux manger au marché de Noël ?
— Oui, si ça te fait plaisir.
Je suis complètement glacée, je ne peux plus bouger mes orteils.
Thomas perçoit ma détresse et rit.
— Allez, viens, on va se réchauffer, dit-il en passant un bras autour de mes épaules.
Dans un petit restaurant adapté à notre budget étudiant, au calme, nous continuons la discussion de vendredi. La réserve du début laisse place à la complicité, je me sens si bien en sa compagnie.
— Je vais te raccompagner, tu es épuisée, finit-il par murmurer, à regret.
— Non, ça va...
— Louise, tu viens de bailler pour la troisième fois. Tu as eu un week-end fatiguant et on se voit demain en cours.
Le froid vif nous cueille dès la sortie du restaurant. Quelques flocons tombent, et nous marchons vite pour nous réchauffer, nos doigts enlacés, malgré le vent glacé.
— Tu veux entrer ? je demande, une fois arrivés devant la porte d'entrée de mon immeuble.
Il hésite une seconde, mais secoue la tête.
— C'est tentant, mais tu as besoin de te reposer...
Du bout des doigts, il caresse mes joues rougies, ôte un flocon tombé sur mes cils. Mon cœur s'affole à nouveau devant la délicatesse de ses gestes. Je saisis les pans de son manteau et l'attire contre moi pour l'embrasser. Pour la première fois, sa langue vient à la rencontre de la mienne, alors qu'il m'enlace. Nous restons un long moment dehors, sans pouvoir décoller nos bouches et nos corps. Enfin, il reprend son souffle.
— Tu es frigorifiée. Rentre, je ne voudrais pas que tu tombes malade à cause de moi.
Il me donne un dernier baiser et s'éloigne rapidement. Je vais défaillir de bonheur.
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