Chapitre 30

       

L'adjoint au maire est le père d'un ami du lycée de Nico, il laisse les jeunes parents personnaliser un peu la cérémonie civile.

Nous entrons donc dans la salle au son de « prendre un enfant par la main ». Je suis sûre que c'est une idée à la con de Solène. Je dois rassembler tout mon courage pour ne pas me mettre à courir dans le sens opposé.

Ma mise au point avec mon père nous a retardés, nous arrivons parmi les derniers. Évidemment, il est déjà là. Devant, avec l'officier d'état civil, Solène et Nico. Il porte Loris dans ses bras. Je ferme les yeux un court instant, déglutis difficilement. J'avais beau m'y être préparée, c'est une gifle. Je le trouve tellement beau. Il porte un costume, une cravate. La dernière et unique fois que je l'ai vu ainsi, c'était pour notre réveillon costumé. Des tas de souvenirs affluent, je tente de leur fermer la porte. J'essaie de garder une contenance, mais mon cœur bat à tout rompre, mis à rude épreuve par le paradoxe de mes sentiments à son encontre.

Je salue brièvement la famille, les amis assis et arrive à leur hauteur en silence. Thomas rend le petit à sa mère et coule un regard vers moi tandis que mon frère et ma belle-sœur m'embrassent. Je prends place à ses côté en l'ignorant et m'imagine qu'il fait de même jusqu'à ce qu'il se penche à mon oreille.

— Tu es superbe.

Je lui décroche un regard assassin pour toute réponse et tourne la tête. J'ai juste le temps de le voir baisser les yeux, probablement gêné.

La cérémonie se déroule sans encombre. Nico et Solène ont l'air tellement heureux et fiers que ç'en est touchant. Je lis, d'une voix claire et ferme, un petit texte que j'ai écrit pour l'occasion, et Thomas dit à son tour quelques mots à destination de notre filleul, conformément au souhait de Solène.

Nous signons enfin le registre inutile, puisqu'il n'a aucune valeur juridique, et la cérémonie prend fin en musique sur « Millésime » de Pascal Obispo. De mieux en mieux.

J'attends le mouvement des personnes assises pour m'enfuir discrètement mais Thomas prévoit mon geste et m'attrape par le bras. Je me dégage et continue à marcher en lui tournant le dos. Malgré la rumeur des chaises et des conversations, je l'entends quand même m'appeler : « Lou... » . Cette manière qu'il a toujours eu de chuchoter mon diminutif, comme une supplique, comme une incantation, un souffle. Je repars immédiatement sept ans en arrière. J'ai mal.

— Ben, t'es déjà là ? s'étonnent mes parents en arrivant sur le parking où je les attends.

— Oui, je croyais que j'avais oublié mon téléphone dans la voiture, je voulais vérifier.

— Oh ! Et tu l'as trouvé ? fait ma mère, qui ne croit pas une seconde à mon mensonge.

— En fait, il était dans mon sac, réponds-je avec un petit sourire contrit.

Elle soupire et s'assoit à côté de mon père qui ne s'aperçoit de rien. Je prends place à l'arrière et le trajet s'effectue une fois encore dans le calme. Mon père garde les lèvres serrées et le babillage de ma mère qui débriefe la cérémonie et les tenues des invités s'estompe vite. Ne trouvant aucun écho, elle finit par se taire, et se résigne à mettre de la musique. Elle cherche sa station préférée et quand elle trouve enfin Chérie FM, je me dis que le destin a quand même un sacré sens de l'humour.

Nico et Solène ont privatisé une salle dans une jolie ferme-auberge. Une grande table champêtre est dressée dans une pièce voûtée qui nous donne directement accès à l'extérieur. Dès mon arrivée, je me précipite pour vérifier le plan de table. Je suis placée à droite de Nico, Thomas est à gauche de sa cousine, c'est parfait.

Nous prenons néanmoins l'apéritif dehors, tous ensemble. Je suis surprise de ne pas voir ni la mère, ni les sœurs de Tom. Ma curiosité prend le pas sur mon indifférence et je vais questionner Solène. 

— Dis-moi, So, elles ne sont pas là tes cousines ?

— Mes cousines ?

— Les sœurs de Thomas...

Elle me dévisage avec un drôle d'air que je ne parviens pas à interpréter.

— Je suis brouillée avec Sarah depuis des années. On ne s'adresse plus la parole. Quant à Emma, elle est en stage à Chicago actuellement. Je croyais que tu ne voulais rien savoir de lui...

— Bah, je connaissais ses sœurs, ça m'a étonnée de ne pas les voir, c'est tout. Et sa mère ?

— Kate ? Elle est morte il y a trois ans, je pensais que tu le savais.

— Non... comment j'aurais pu être au courant ?

— J'en sais rien. Excuse-moi, je vais aller faire réchauffer le lait de Loris.

Kate est morte. Thomas a perdu ses deux parents, à deux ans d'intervalle. Nous n'avons pas trente ans et il est déjà orphelin. J'imagine quel a été son désespoir quand il l'a appris. Je pense à ses sœurs aussi, particulièrement à  Emma. Elle devait avoir quoi, dix-sept ans quand sa mère est décédée ? Quelle horreur. 

Je regarde les gens autour de moi. C'est vrai qu'il n'y a presque personne de la famille de Solène. Ses parents, son grand-père paternel et Thomas. Je comprends mieux pourquoi elle a tenu à ce qu'il soit parrain.

Je rejoins mon père qui discute avec son frère et sa belle-sœur, Tonton Hugues et tata Geneviève que je ne vois pas souvent. Ils m'embrassent avec effusion.

— Michel, qu'elle est belle ta fille ! fait ma tante en me pinçant la joue comme si j'avais trois ans. Mais alors, t'es venue seule, mon bouchon ? T'as pas un petit mari ?

— Non, non je n'ai pas ça...

— Haha, elle est mignonne. Ne traîne pas, Trésor, faut pas être trop difficile, vient un âge où tu ne trouveras plus rien, hein. Et puis c'est quoi ce sac d'os, il faut manger ! Les jeunes, vous croyez toujours que les garçons aiment les squelettes, mais c'est faux. Dis-lui Hugues, que les hommes, ils aiment les rondeurs. T'étais mieux plus jeune, ma chérie, là ça va pas, t'es...

— Bonjour, Monsieur Morin.

D'un coup, une rafale de bise rafraîchit l'atmosphère. Même ma charmante tante se tait, hypnotisée par la tension qui règne entre ces deux hommes qui se dévisagent en silence. Je suis moi-même interdite, bouche entrouverte et cœur qui palpite, incapable du moindre geste. Lentement, Thomas lève une main qu'il tend à mon père. Celui-ci ne bouge pas d'un poil pendant de longues secondes mais finit, à contrecœur,  par serrer la poignée tendue. Je vois la poitrine de mon papa se soulever rapidement, je devine ses yeux plein de fureur, de colère contenue. Thomas ne sourcille pas, soutient son regard mais sans provocation. Je ne sais pas ce que c'est. Peut-être du respect. Des excuses silencieuses. Puis il incline légèrement la tête et s'éloigne sans mot dire. Je respire à nouveau et en profite pour m'échapper aussi.

J'emprunte discrètement une cigarette à Max, le meilleur ami de mon frère et vais me cacher derrière le bâtiment avec ma clope et une coupe de champagne. Je déniche un coin tranquille et m'assois délicatement sur un mur de pierre, pour ne pas abîmer ma robe. Loin du brouhaha de la fête, je savoure le calme de la campagne environnante. Je reste là plusieurs minutes, même après avoir fini ma cigarette, incapable de retourner vers le monde et le bruit.

Je suis entourée de ma famille, mais je me sens seule. J'aurais aimé que Caro soit là, mais c'était l'anniversaire de la mère de Clément, en plus de la fête des pères, elle n'a pas pu se libérer.

Soudain, je sens une présence à côté de moi. Quelqu'un qui s'appuie contre le muret. Pas besoin de me retourner, je sais de qui il s'agit. Je reconnais son parfum, son aura, sa manière de se mouvoir. Même après tout ce temps.

— Merci, tu m'as sauvée, dis-je, sans prendre la peine de me tourner vers lui. Dix secondes de plus et je frappais ma tante, ça aurait fait désordre.

— J'ai vu la tête que tu faisais, et comme il fallait bien que je vienne saluer ton père, je me suis dit que quitte à m'en prendre une, autant que ça te rende service...

Un ange passe. Je cherche mes mots.

— Je suis désolée pour ta maman. Je ne savais pas...

— Tu n'as pas à l'être. Cancer. Elle n'a rien dit à personne, en trois mois, c'était fini. On ne l'a appris que quand elle a été admise en réanimation après un malaise. Elle était en phase terminale, dans le coma, et elle ne s'est jamais réveillée. Sarah et Emma n'ont même pas pu lui dire au revoir, et moi le temps que je rentre en France, elle était morte.

Je pivote sur les fesses avec précaution, pour me mettre dans son sens, il se hisse sur le mur et s'assoit à côté de moi.

— Comment se remet-on de ça ? De perdre ses deux parents si jeunes ?

— On ne se remet pas. Mais ça permet de relativiser, de décider de ce qui est vraiment important ou pas pour soi-même. Ça aide à faire des choix, à orienter sa vie.

Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai la sensation que ces mots me sont en partie destinés.

— Je crois qu'on passe à table, dis-je en sautant en bas du petit mur. Attends cinq minutes, je ne veux pas qu'on arrive ensemble.

Le repas est constitué des produits locaux. Nous dégustons un soufflé aux asperges en entrée, suivi d'une volaille en croûte de sel accompagnée de petits pois frais et carottes nouvelles. C'est simple mais vraiment délicieux. L'ambiance est sympathique, décontractée, et ma tante Geneviève est assise loin de moi. Après avoir passé la moitié du déjeuner à tendre l'oreille pour écouter ce qu'il racontait, je parviens même à oublier la présence de Thomas et à me détendre vraiment en compagnie des convives que je ne vois que trop rarement.

Il fait étouffant dans la salle malgré la porte vitrée ouverte et deux de mes cousines et moi décidons de sortir prendre l'air entre le plateau de fromages régionaux et la pièce montée pour bavarder plus à notre aise. 

Nous nous racontons nos vies de ces dernières années quand le fils de l'une d'elle, le petit Nathan, quatre ans, trottine vers moi et me donne un morceau de papier. Je le prends en remerciant machinalement le petit, sans interrompre ma conversation, et garde dans la main la feuille pliée. Nathan revient deux minutes plus tard, me fait signe qu'il veut me dire un secret.

— Le monsieur, il a dit que tu dois le regarder, chuchote-t-il à mon oreille.

Je lève les yeux, surprise, et aperçoit Tom, au loin, en discussion lui aussi, tout en guettant ma réaction.

Je déplie ce que je pensais être un dessin de Nathan mais qui est en fait un message.

RDV dans 10 minutes au même endroit que tout à l'heure.

Je ne peux m'empêcher de sourire, et cela n'échappe pas à l'homme qui me surveille de loin.

Il est déjà là quand j'arrive.

Accoudé au muret, il me tourne le dos. Son regard est perdu au loin, dans le champ en face de lui. Dans son beau costume au milieu de la campagne, il fait un peu tâche, on croirait une publicité pour du parfum. Sans un mot, je m'adosse aux pierres à côté de lui.

— Tu me détestes toujours ?

— Pardon ?

— Quand on s'est revus chez ton frère, tu m'as dit que tu me détestais. Est-ce que c'est toujours le cas ?

— Je ne vois pas ce qui a changé entre nous depuis, alors je suppose que oui.

Il soupire silencieusement. Juste un mouvement de la poitrine.

— Pourquoi es-tu là, alors ?

— Au baptême ?

— Non, ici, avec moi.

Je réfléchis assez longuement mais je ne peux pas trouver la vraie réponse à sa question. Je suis là parce que je ne peux pas faire autrement. Parce que je suis attirée par lui comme le papillon par la lumière, tout en sachant que je risque de me brûler. Devant mon silence, c'est lui qui reprend.

— La Suisse, Louise.

— Tu repars ?

— Non, je te propose la Suisse. Un terrain neutre. Ni ami, ni ennemi. Je vais venir m'installer à Metz, pour me rapprocher de Sarah, de Solène, et de ses parents. On sera amenés à se revoir...

— Ce n'est pas un choix que tu me proposes. C'est tout toi, ça. Tu sais ce que tu veux, tu fais ce que tu veux. Je peux accepter mais si je ne suis pas d'accord, je devrais m'y habituer. Je n'ai pas le choix de toute façon.

— Si.

— Comment cela ?

— Si vraiment tu me détestes, si tu ne peux pas me pardonner, si tu ne peux pas supporter de me voir, tu ne me verras plus. Je peux faire cela pour toi, Louise. Parce que je suis tellement désolé de t'avoir fait souffrir, même si c'était involontaire.

Sa voix est rauque, très basse, presque tremblante. Je me tourne vers lui. A cet instant, il a l'air si vulnérable que je voudrais me jeter contre lui, l'embrasser passionnément, lui dire, mais non, ce n'est pas si grave, on oublie tout. Puis je me souviens de l'immense douleur. Du déchirement dans ma poitrine, et je n'ai envie que de lui planter un couteau dans le thorax, qu'il mesure à son tour combien j'ai eu mal par sa faute.

— Je ne sais pas, Thomas. C'est peut-être un peu tôt pour la Suisse, mais je ne te demanderai jamais de t'éloigner de ta famille. De toute façon, ça ne changerait rien à ce que j'ai ressenti il y a sept ans. C'est trop tard.

A nouveau, il souffle mon prénom, comme une plainte.

— Lou...

— Laisse tomber. A la prochaine fête de famille, quand on devra se revoir, soit j'y arrive et je viens, soit je ne peux pas et je ne viens pas. C'est tout.

Je m'apprête à partir mais il me retient.

— Attends, Louise. J'ai quelque chose à te demander... s'il te plaît.

J'hésite mais reviens sur mes pas.

— Je t'écoute.

— Solène m'a dit que tu travaillais toujours dans la vente, que tu étais responsable de boutique...

— Et ?

— Et il me semblait qu'à l'époque, tu projetais de devenir prof de lettres.

— Ce n'est pas une question ça.

— Qu'est-ce qui s'est passé Louise, pourquoi tu as... changé de voie ?

— A ton avis, Thomas ? Quand tu es parti je n'ai pas pu me lever pendant des jours, j'ai dû interrompre mes études, temporairement, et quand mon patron m'a proposé un poste, j'ai sauté sur l'occasion. Voilà.

— Je suis désolé.

— Faut pas. Ce sont mes décisions, j'en assume les conséquences. Et puis, j'adore mon job.

— Et ton rêve, Lou ?

— De quoi tu parles ?

— La librairie.

J'éclate d'un rire amer.

— Ça n'a jamais rien été d'autre qu'une utopie de toute façon.

— Tu ne regrettes jamais ?

— Il y a tant de choses que je regrette.

Je m'éloigne et cette fois, il ne cherche pas à me retenir.

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