Chapitre 29

       

Rihab est, de mes vendeuses, probablement celle qui a l'œil le plus avisé. C'est une experte dans son domaine. Je suis plutôt habile dans les assemblages de vêtements, douée pour créer des looks, mais nous surnommons Rihab « œil de lynx ». Aucun pli, aucun drapé, aucun ourlet ne lui résiste. Dès qu'elle aperçoit une cliente, elle sait exactement quelle coupe de vêtement lui convient, les tenues qui la mettront en valeur, et en cabine, elle fait des merveilles. Elle a aussi l'habitude d'être franche, directe, et les femmes qui fréquentent notre boutique apprécient son honnêteté.

C'est à elle que je confie le soin de me trouver une jolie robe pour le baptême. Nous restons un soir après la fermeture, accompagnées de Lola. Nous la regardons passer dans les rayons, les sourcils froncés. Elle hésite, évalue, compare, revient sur ses pas.

— Celle-ci, annonce-t-elle finalement, comme une sentence.

C'est une robe droite en soie gris perle avec des cercles dans deux tons de violet. Elle doit arriver juste au-dessus du genou.

— Oh, je ne sais pas trop. Un col bénitier, je ne suis pas fan... et ces motifs... je pensais plutôt à quelque chose d'uni.

— Non. Essaie déjà ça. Si vraiment elle ne te plaît pas, on verra, mais je suis certaine qu'elle t'ira comme un gant.

Je passe la robe et évidemment, elle a raison. On la croirait faite pour moi. L'encolure épouse ma petite poitrine, met mes épaules en valeur. Je suis toujours un peu circonspecte par rapports au dessin mais je dois avouer que j'aime bien l'ensemble.

— Alors ? fait ma collègue, triomphante. Qu'est-ce que tu en dis, Lola ?

— J'adore. Elle est magnifique et te va très bien, murmure celle-ci, timidement.

— Tu as ce qu'il faut pour aller avec ? Sac, chaussures ?

— T'inquiète, Rihab, ça, c'est mon rayon. Bon, je te fais confiance, je la prends.

Je déglutis en regardant l'étiquette. Mon statut de responsable de boutique me vaut une belle réduction sur mes achats.  Je paye les vêtements au prix coûtant, plus la TVA, ce qui équivaut à un décompte de moins cinquante pour cent environ. Malgré tout, c'est un montant à trois chiffres, mais il faut bien ça si je veux être éblouissante au baptême de mon neveu.

***

Depuis que j'ai passé la soirée chez Serge il y a quinze jours, nous nous sommes encore rapprochés, même si je n'ai pas renouvelé l'expérience cette semaine, à cause de mon budget grevé. Mon précédent retour en taxi m'a couté trente-cinq euros, impossible pour moi de jouer à ça une semaine sur deux.

Aujourd'hui, jour de baptême, j'aurais aimé qu'il m'accompagne, mais c'est encore trop tôt pour nous afficher, pour le présenter à ma famille. C'est aussi la fête des pères et il emmène Elena au restaurant avant d'aller chez ses propres parents.

Je ne lui ai pas dit que l'ex que j'avais évoqué lors de notre deuxième rendez-vous était le parrain de Loris. Je n'en vois pas l'utilité, bien que je ne sois pas très à l'aise avec l'idée de lui mentir, même un mensonge par omission.

Je suis un peu stressée à l'idée de revoir Thomas, mais moins que ce que j'aurais pu imaginer. Je n'ai pas plus eu de nouvelles de lui ces dernières semaines qu'au cours des sept années passées et j'ai même du mal à croire que tout cela est réel, que je vais devoir passer la journée avec lui à faire bonne figure. Quoi qu'il en soit, je me sens prête. Je ne sais pas à quoi, à en découdre, ou à l'ignorer superbement, mais je suis prête.

✨✨✨✨✨

Il y a trois semaines, à l'occasion du déjeuner de la fête des mères, j'ai préparé mes parents. J'aurais voulu compter sur le soutien de mon frère mais la nouvelle petite famille mangeait chez les parents de Solène et ne nous ont rejoints que pour le café. Et quelque chose me dit qu'il valait mieux ne pas attendre la présence de sa cousine pour évoquer Thomas. Ma mère a eu l'air épouvantée quand j'ai prononcé son prénom, et mon père s'est mis dans une colère noire contre Nico, contre Solène, contre mon ex. Il a fallu que je déploie toute ma patience pour lui assurer que personne n'était au courant et que ce n'était pas si grave.

— Ce petit con a fichu ta vie en l'air ! Il m'a privé du sourire de ma fille ! C'est absolument hors de question qu'il soit le parrain de mon premier petit fils ! Hors de question qu'il pose à nouveau les yeux sur toi ! Ah il va m'entendre ton frère, comment peut-il tolérer ça ? a-t-il tonné comme un fou sur la terrasse.

— Michel... calme-toi, les voisins...

— Oui, Papoune, on se détend, je m'en fiche, tu sais. Ça ne m'a rien fait quand je l'ai revu, ai-je menti pour le rassurer.

— Louise, à cause de lui, tu as abandonné tes études, tu as tout laissé tomber, et que je sache, tu ne nous as jamais ramené un autre mec à la maison !

— J'adore mon boulot et ce n'est pas parce que je ne vous présente pas mon petit ami que je n'ai personne dans ma vie ! ai-je retorqué, piquée

Deux paires d'yeux écarquillés. Merde.

— Tu as un petit ami ? a demandé ma mère, prudemment.

— Oui... mais je n'ai pas trop envie d'en parler encore, c'est tout neuf...

— Oui, bon, c'est pas une raison. Si je revois ce merdeux, je lui colle mon poing dans la gueule.

— Ecoute Papoune, à l'époque, tu n'as eu que ma version de l'histoire, j'ai peut-être un peu exagéré...

J'y crois pas, j'ai même dû prendre sa défense. Il m'aura tout fait, ce type.

— Loulou, exagéré ou pas, je t'ai vue. J'ai vu dans quel état il t'a mise, j'ai cru que t'allais même... j'ai eu peur que tu...

— Arrête ! ai-je hurlé.

A nouveau, mes parents m'ont regardé avec des yeux ronds, étonnés par mon brusque accès de fureur.

— Maintenant, ça suffit ! Papoune, je sais que tu lui en veux, et moi aussi. Je sais aussi que tu n'as pas envie de le voir, moi non plus. Mais on est adultes. On va faire des efforts. Pour Nico, pour Solène, et surtout pour Loris. Et si tu ne t'en sens pas capable, ne viens pas !

Mon père était estomaqué. J'ai repris plus doucement.

— Je t'assure mon papounet, je m'en fiche de lui. C'était il y a sept ans, et je suis heureuse à présent. Laisse tomber, s'il te plaît.

Il s'est radouci à son tour et a acquiescé en bougonnant. Sujet classé. Nous ne sommes pas revenus dessus après l'arrivée de Nico et Solène, je sais juste que mon père a glissé une phrase assassine à mon frère qui a haussé les épaules dans un geste d'impuissance.

Mais ma mère n'est pas dupe, et me l'a fait savoir quand nous terminions la vaisselle.

— Beau jeu d'actrice. Tu as peut-être réussi à tromper ton père, mais à moi, on ne me la fait pas.

— Mamoune, ai-je soupiré... ce n'est pas si grave.

— Si tu y crois c'est bien, mais j'espère que tu sais ce que tu fais, Loulou.

— Je ne fais rien, juste fermer ma gueule pour faire plaisir à Nico !

— Ton langage, jeune fille ! Quoiqu'il en soit, sois prudente. Mais je suis heureuse que tu aies un nouvel homme dans ta vie. C'est une bonne nouvelle.

En prenant sa défense devant mes parents, c'est moi que j'essayais de défendre. Montrer que j'étais forte, que j'avais grandi, mûri, oublié, pardonné. Oublié ? Pardonné ?  Comme si c'était possible.

✨✨✨✨✨

Debout devant mon miroir, je dépose un peu d'ombre beige sur mes paupières, puis du crayon noir et du mascara qui mettent en valeur mes yeux gris. Un soupçon de fard à joue pour rosir mon teint, un rouge à lèvres légèrement nacré, couleur chair. Des boucles d'oreilles et un beau bracelet en argent. Le parfum des grandes occasions, « Chance », de Chanel. Quelle ironie. J'attrape la pochette perle retrouvée dans mon dressing, enfile les escarpins assortis que m'a prêtés Charlotte et jette une étole légère sur mes épaules, avant de descendre au coup de sonnette de mes parents, qui sont passés me prendre.

— Tout va bien, ma chérie ? me demande ma maman, presque inquiète, dès que je m'engouffre sur la banquette arrière.

— Oui, bien sûr, pourquoi ? réponds-je d'un air faussement enjoué.

— Hum, comme ça. Tu es sublime. Cette robe est magnifique.

— Merci Mamoune. Toi aussi tu es très belle. Ça va Papoune ?  Tu boudes ?

— Non.

— Ah, d'accord. Ça se voit.

— Laisse ton père tranquille, Loulou.

— C'est pas en faisant la gueule que ça va arranger les choses, rendre la journée plus sympa.

Personne ne me répond, ça commence bien. Mon père roule une dizaine de minutes en silence, puis se gare sur le parking de la mairie de la commune de Solène et Nico. Nous détachons nos ceintures et ma mère ouvre sa portière.

— Mamoune, tu peux nous laisser deux minutes ?

— Bien sûr, si je suis de trop...

Elle claque la porte, et s'éloigne, vexée, vers les premiers invités qui attendent sur le perron.

Je soupire et sors à mon tour, prend sa place dans la voiture, à côté de mon père qui a toujours l'air buté.

— S'il te plaît, Papoune...

— Louise, c'est au-dessus de mes forces. J'ai juste envie de lui casser la gueule à ce minable. Je vais me retenir, ne pas créer de scandale, mais ne me demande pas de sourire, d'avoir l'air content.

— Si, c'est ce que je te demande. Fais-le pour Nico, pour Loris et pour moi.

— Pour toi ? Je ne te comprends pas, Loulou. Ce type t'a rendu malheureuse. Et ne recommence pas à lui chercher des excuses, j'étais là, je l'ai vu !

— Justement. Ce serait lui donner trop d'importance. Je ne veux pas qu'il voit, qu'il sache à quel point ça m'a atteinte. Je t'en prie, Papoune, ignore-le, c'est la meilleure façon de pouvoir tourner la page.

Je regarde mon père lutter, les mains crispées sur le volant, mais il finit par soupirer profondément.

— D'accord, Loulou. Je vais faire un énorme effort. Mais qu'il ne m'approche pas de trop près, le demi-rosbif ou je ne réponds plus de rien.

J'embrasse mon papa et nous sortons de la voiture pour rejoindre les autres.

J'ai le ventre noué, la trouille que mon père ne tienne pas sa promesse, mais surtout, et même si je me répète comme un mantra « je m'en fiche, je m'en fous de lui », j'appréhende de le revoir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top