Chapitre 26

       

Je ne me suis toujours pas décidée à passer mon permis, je suis donc condamnée à prendre le bus. En ce dimanche soir, il y en a un par heure, je peux donc soit arriver avec vingt minutes d'avance, soit avec quarante minutes de retard, mon choix est vite fait. Cela me donnera l'occasion de profiter un peu de Loris et aussi je préfère être là avant le fameux cousin, en terrain conquis.

J'arrive en pleine effervescence. Solène a mis une jolie table et court partout entre la cuisine et la salle à manger. Elle s'est faite jolie, je ne l'ai d'ailleurs jamais vue aussi apprêtée, à croire qu'elle attend le pape.

J'ai l'impression de gêner et je regrette d'être venue plus tôt. Je m'assois sur le canapé pour me faire toute petite. Loris est dans son parc, juste à côté, il gazouille et fait plein de sourires aux éléphants multicolores du mobile au-dessus de sa tête mais je n'ose pas le prendre sans autorisation. Entre deux allers-retours, ma belle-sœur trouve le temps de nous farcir les oreilles d'anecdotes concernant le merveilleux cousin. Toto par ci, Toto par là... il n'est pas arrivé qu'il me gonfle déjà. Elle a déjeuné avec lui la veille mais elle est tellement excitée de le recevoir que ça m'agace. Je la vois se plier en quatre comme jamais et j'imagine une espèce de diva, un type snob et prétentieux.

Enfin, ponctuel, il sonne et Solène se précipite pour lui ouvrir.

— Pourquoi elle l'appelle toujours Toto ? je chuchote à mon frère. C'est débile comme surnom. C'est parce qu'il faisait toujours des bêtises quand il était gamin ?

— Ben non, c'est parce qu'il s'appelle Thomas.

J'entends sa voix dans l'entrée en même temps que l'information du prénom monte à mon cerveau. Sa voix que je reconnaîtrais entre mille. Toujours.

Je me fige et il entre dans le salon au même moment, accompagné de Solène qui jacasse. J'ai le souffle coupé comme si j'avais pris un coup de poing à l'estomac. Presque mal physiquement. Quand il lève les yeux vers moi, il blêmit et se paralyse aussi. Nous restons de longues secondes à nous dévisager, interdits. Solène s'est enfin tue, et garde le silence, comme Nico, conscients de la tension qui règne dans la pièce. Nous entendons la trotteuse de la pendule de la cuisine,  ce qui rend l'atmosphère plus pesante encore, si c'est possible. Ma vue se brouille, mon cœur bat à tout rompre, j'ai chaud et froid à la fois, peur de sentir mes jambes se dérober sous moi.

— Louise, dit-il simplement, et je cours m'enfermer dans la salle de bain.

***

— Loulou, ça va ? Ouvre-moi...

Tiens, ça me rappelle quelque chose.

— Non.

— Ne fais pas l'enfant. Sors de là.

— Pas question.

— En fait, tu as raison, passe ta soirée ici à ruminer ce sera tellement plus facile de sortir dans trois heures.

Je déverrouille, mais vais ensuite me rassoir sur le bord de la baignoire.

Nico entre avec précaution, prend place à mes côtés.

— Je suis désolé.

— Pourquoi tu m'as fait ça ?

— Comment peux-tu imaginer que j'étais au courant ?

— Oh, mais genre, tu ne savais pas ? Thomas est le cousin de Solène, et tu n'en avais aucune idée ?

— Je te jure que non.

— Tu connaissais son prénom quand même.

— Oui, et tu crois peut-être que c'est le seul Thomas ?

— Tu n'as pas vu des photos ?

— Si, d'eux enfants, je n'ai pas fait le rapprochement, comment j'aurais pu ? Enfin Loulou, tu peux me faire confiance quand même ! Je sais combien tu as souffert à cause de lui, ça me blesse que tu puisses penser que je savais qui il était, que je vous ai invité en tout état de cause, sans rien te dire. Est-ce mon style de te tendre ce genre de piège ?

Je fixe le bord de mes chaussures. Nico se lève et va s'assoir par terre en face de moi, dos au meuble du lavabo. Nous entendons Loris pleurer, Solène s'agiter. Son repas va être gâché, elle va péter un plomb.

— Il est hors de question que je sois marraine si c'est lui le parrain.

Mon frère baisse les yeux aussi, son visage se contracte.

— Désolée Nico, mais vraiment je...

— Tu es égoïste.

— Pardon ?

— Tu es égoïste, Loulou. Je sais que tu lui en veux, mais tu ne peux pas refuser de devenir la marraine de Loris à cause de lui. Je te l'ai demandé parce que tu es la personne en qui j'ai le plus confiance, une de celles que j'aime le plus au monde, avec So et mon fils. Alors tu ne peux pas me faire ça. A Loris non plus.

— Dans ce cas c'est lui qui vire. Prenez quelqu'un d'autre.

— Non. Solène n'a pas de frère, c'est lui qu'elle a choisi pour être le parrain de notre enfant, parce qu'il est important pour elle, même s'ils ne se sont pas vus pendant longtemps.  Loris n'a pas à souffrir de votre passé.

Je reste silencieuse, il reprend plus doucement.

— Ecoute, je suis infiniment navré que le hasard ait si mal fait les choses... Si on avait su avant, on aurait probablement pu s'arranger autrement, mais c'est trop tard. J'imagine combien c'est difficile pour toi, mais hormis le jour du baptême vous n'aurez pas à vous voir, ni même pas à vous parler. Et puis, c'est peut-être le moment de régler enfin vos comptes. Conduis-toi en adulte Louise.

Je soupire profondément. Bien sûr qu'il a raison.

— Tu sais, papa va devenir fou en le voyant, remarqué-je en me levant.

— Si tu fais l'effort de supporter sa présence, papa pourra bien faire de même.

Quand nous sortons de la salle de bain, Thomas et Solène sont assis dans le salon. Il est sur le canapé, elle, dans le fauteuil près de lui, en train de donner son biberon à Loris. Ils parlent à voix basse et se taisent quand nous approchons.

— Viens, on va le coucher, souffle Nico à sa compagne.

— Mais il n'a pas fini son biber...

— Viens !

Je reste seule avec Thomas. Je m'assois sur le canapé, tout à gauche pour laisser le plus de distance possible entre nous.

Personne n'ose prendre la parole, nous nous complaisons dans ce silence pesant, ce qui est peut-être la meilleure chose à faire quand, comme nous, nous avons tellement à nous dire. Par où commencer ? Je choisis la mesquinerie.

— Tu n'es pas venu avec ta femme ?

— Ma femme ?

— Jeanne, je crache d'un air dégoûté.

— J'avais compris. Jeanne n'est pas ma femme et même plus rien à mes yeux. Nous nous sommes séparés il y a un an.

Son ton est las, comme si ça lui coûtait de m'expliquer cela. J'enregistre tout de même l'information. Un an qu'il est séparé et personne ne semblait être au courant.

— Désolée.

— Je ne te crois pas.

— Tu as raison.

Le silence s'installe à nouveau entre nous, puis brusquement il se lève et vient s'assoir sur la table basse, en face de moi. Je lève les yeux vers lui, un peu tremblante et soutiens son regard. Ses yeux bleus qui, sept ans après, me bouleversent toujours. Il est plus beau encore avec les années. Il a le visage d'un homme maintenant, et le corps aussi. Sous sa chemise, je devine un torse plus imposant. Mais ce sont les mêmes cheveux noirs, les mêmes joues rondes parmi les traits fins, la même fossette sur sa joue gauche. Et ses yeux. Ses yeux qui me sondent intensément. Je suis désespérée de constater que malgré le temps passé, rien n'a changé. La violence des sentiments contradictoires que j'éprouve à son sujet me déroute complètement. J'ai autant envie de me jeter dans ses bras que de le gifler. Il m'a tellement manqué, et en même temps, j'aurai voulu ne jamais le revoir.

— Je te déteste, murmuré-je d'une voix cassée.

Il accuse le coup. Son regard se voile de déception, mais comment aurait-il pu imaginer autre chose ?

— Pourquoi ? demande-t-il simplement.

—  Je t'aimais et tu m'as abandonnée.

— Louise, on ne va pas revenir là-dessus. Je t'aimais aussi, et c'est toi qui as décidé que nous devions nous séparer. Je ne suis parti que quelques mois. Tu étais blessée et tu as sacrifié notre histoire sur l'autel de ton orgueil.

— Si tu n'avais pas choisi de partir, rien de tout cela ne serait arrivé...

— On ne peut pas réécrire l'histoire, ce qui est fait est fait.

— ... Et tu es rentré avec elle.

— Alors c'est ça le problème.

— Bien sûr que c'est ça le problème ! Tu pars six mois et tu reviens avec une nana à tes basques ! Sans elle on aurait pu recoller les morceaux mais tu n'as pas pu attendre, il fallait que tu t'en trouves une autre !

Le ton monte et je crie presque. Nico et Solène ne doivent pas en perdre une miette.

— J'avais besoin d'une compagne de voyage, de quelqu'un avec qui partager mes émotions et tu as refusé ce rôle Lou ! Tu l'as refusé ! Je voulais que ce soit toi, j'aurais tellement aimé que ce soit toi ! Mais tu n'as pas voulu et tu m'as donné ta bénédiction ! Alors quand j'ai rencontré Jeanne...

— Tais-toi, je ne veux pas entendre parler d'elle. Si tu m'avais vraiment aimée, tu ne serais pas allé pêcher la première gonzesse sur ton chemin, on se serait retrouvés à ton retour.

— Tu m'avais quitté Lou, je te le rappelle, dit-il, beaucoup plus doucement, presque tristement. Je n'ai jamais pensé que tu attendais quoique ce soit de moi en rentrant.

Il se lève à nouveau et s'installe près de moi. Je sens son parfum, perçois la chaleur de son corps.

— Et je t'en prie, ne sois pas injuste. Ne doute pas de la réalité de mes sentiments pour toi à cette époque.

Lentement, je pose la tête sur son épaule. Ce n'est pas un geste de tendresse mais de reddition. Je suis complètement épuisée. Des milliers d'émotions diverses me traversent. J'ai envie de pleurer mais je ne sais même pas de quoi. Fatigue ? Chagrin ? Déception ? J'ai les mains moites et mes oreilles me brûlent, encore toutes rouges de ma colère passée.

Mon frère et sa compagne, qui n'entendent plus de bruit s'imaginent, à juste titre, que nous sommes calmés et réapparaissent dans le salon.

Je me lève. Le seul besoin que j'arrive à identifier à cet instant est celui de me retrouver chez moi.

— Désolée pour le dîner Solène, je dois y aller. Thomas, on se voit au baptême.

J'enfile ma veste devant leur visage hagard mais personne ne fait un geste pour me retenir.

— Je te raccompagne en voiture ? demande faiblement Nico.

— Non, je vais prendre un taxi.

Et je claque la porte.

✨✨✨✨✨

— Ça va Mademoiselle ? Vous êtes toute pâle... s'inquiète le chauffeur du taxi dans lequel je monte.

J'ai les yeux fermés, la main sur la bouche et le cœur au bord des lèvres.

— Oui, ne vous en faites pas, je ne vais pas vomir sur vos sièges.

— Hum, j'aime autant pas. Si besoin je m'arrête.

— Non, ce ne sera pas nécessaire. Roulez plutôt, je veux juste rentrer chez moi.

Je n'actionne pas l'interrupteur en entrant dans mon appartement. Les lumières de la ville suffisent pour me permettre d'avancer jusqu'au divan où je m'effondre.

Pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ?

Il m'a fallu des années pour me relever, croire à nouveau à l'avenir. Ça a été si long, si dur d'avancer, et au moment précis où je parviens enfin à retrouver un semblant d'équilibre, je me prends mon passé et ses yeux bleus dans la gueule. L'ironie du sort me dépasse un peu.

Mon téléphone vibre à côté de moi. Nico, j'imagine. Il me faut plusieurs minutes pour trouver la force de le lever à hauteur de mes yeux.

De Serge : J'ai aimé chaque instant passé avec toi cette nuit et aujourd'hui. Tu me manques déjà et ne pas savoir quand on pourra se revoir me rend fou. J'espère que tu passes une bonne soirée chez ton frère. Je t'embrasse.

J'éteins mon portable et je le lance sur la table basse.







Celles qui avaient compris, levez la main ! ;-)

@LilyaRose et @AudreyPoahangite vous aviez deviné, et les autres, surprises ?

N'hésitez pas à me dire ce que vous pensez de ce retournement de situation.

Bon week-end, et à mercredi pour la suite :)

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