Chapitre 21
La boutique est fermée le lundi matin, je ne travaille pas. Comme chaque semaine, j'ai mon petit rituel. Je commence par une séance de renforcement musculaire puis je vais prendre mon petit déjeuner en ville. Terrasse en été, salle en hiver. Un expresso puis un thé noir au lait avec un croissant. Je lis ou j'observe la ville qui s'éveille. La plupart des magasins sont encore fermés et j'aime ce moment de calme. C'est l'heure des livreurs, des agents d'entretien.
Ma collation avalée, je rentre chez moi et m'attelle à quelques tâches ménagères avant de partir au travail. Le reste de la journée est souvent tranquille. Il y a peu de clients en ce jour de début de semaine et je suis seule à la boutique avec Mathilde. Nous en profitons en général pour changer les tenues sur les mannequins de la vitrine, varier les assemblages de couleurs dans les rayons, ou ranger la réserve. David, le patron, profite aussi généralement de ces journées calmes pour faire le tour de ses boutiques, vérifier le pliage des vêtements et la disposition des rayons. Il tient au standing de ses magasins. Nous regardons les stocks ensemble, validons les commandes et réassorts que j'ai préparé durant la semaine précédente. Nous discutons aussi des produits qui marchent ou pas, des tendances à venir, des souhaits des clients. J'adore ce jour presque-off, cette manière de reprendre la semaine en douceur.
La journée se termine par la caisse que je compte pendant que Mathilde nettoie les sols mais j'ai pitié de son souffle court et de son gros ventre, j'échange volontiers les rôles.
Une surprise m'attend en sortant un peu après dix-neuf heures. J'ai reçu en fin d'après-midi un appel d'un numéro que je ne connais pas et l'inconnu a laissé un message.
Il ne perd pas de temps, ce Serge, me dis-je avec un sourire, tout en écoutant mon répondeur.
Notre connaissance commune, Capucine, s'est permise de lui donner mon numéro et il serait heureux de me rencontrer. Il n'a pas sa fille le week-end prochain et il me propose d'aller boire un verre après mon travail. Ou un autre soir si je préfère, il pourra éventuellement s'arranger. Il me souhaite une bonne soirée.
Il a une voix grave, douce et posée. Le vocabulaire élaboré et le vouvoiement me séduisent immédiatement. Je réécoute le message, agréablement surprise.
Finalement, c'est peut être une bonne idée. Je suis presque impatiente de découvrir l'homme qui se cache derrière cette belle voix. Sur le chemin de mon appartement, je me sens légère comme je ne l'ai pas été depuis longtemps.
J'attends d'arriver chez moi, me prépare pour l'occasion une salade composée avec de vrais légumes et lui renvoie un sms en prenant soin d'user du même code langagier que lui, preuve involontaire que je cherche à lui plaire.
De Louise : J'ai bien eu votre message et vous en remercie. Je vous propose vendredi soir, 20h30 devant le cinéma de la place Saint Jacques, cela vous convient-il ? Louise.
La réponse ne tarde pas.
De Serge : C'est parfait. Passez une bonne semaine en attendant, et à vendredi. Serge.
Simple, concis, sans fautes. Cela me convient. Je serais presque sur un petit nuage.
Mes démons me laissent en paix deux heures avant de revenir me hanter. Je n'ai plus peur qu'il ne me plaise pas, mais du contraire. Je ne suis peut-être pas assez intéressante, ou il va détester mon style vestimentaire, la couleur de mon vernis à ongles. Ou pire, si nous tombions amoureux mais qu'il finissait par me quitter, parce qu'il se lasse, je suis trop pénible, ou que je ne m'entends pas avec sa fille, ou encore parce que son ex revient lui faire les yeux doux ?
Des centaines de doutes m'assaillent et une fois encore, je ne trouve pas le sommeil. C'est tellement bête. Si ça se trouve Serge grogne en riant ou met les doigts dans son nez. Et puis, sur le papier, ce n'est pas l'homme idéal non plus. Il a un enfant et dix ans de plus que moi, ce n'est pas rien.
Je me relève au milieu de la nuit et allume une cigarette sous le velux ouvert. Je ne fume pas, mais m'offre une clope de temps en temps, comme d'autres un verre de whisky. J'aime la légère sensation de tête qui tourne, de ventre vide, que m'offre le tabac. En tirant sur ma cigarette, j'ai l'impression que durant cinq minutes, c'est l'énorme poids que je sens sur mes épaules qui part en fumée. Mais heureusement pour moi, je suis trop indépendante pour supporter de me soumettre à une addiction, quelle qu'elle soit, et cette habitude reste exceptionnelle.
Je m'enroule ensuite dans un plaid et m'installe sur mon canapé. Mes pensées dévient et voguent, toujours vers le même phare. Le même phare éteint. Thomas, espèce de salopard, tu vois ce que tu as fait de moi ?
✨✨✨✨✨
Je passe la semaine entre impatience et anxiété. Vingt fois j'ai envie d'annuler, mais j'ai peur de Capucine qui serait capable de lui donner mon adresse tant elle croit à ce qui n'est même pas encore un embryon d'histoire. Et puis, au fond de moi, je suis curieuse de voir l'homme qui se cache derrière cette voix qui m'a charmée.
Le jeudi soir, je prépare ma tenue pour le lendemain et appelle mon amie, un peu paniquée.
— Capou ! Comment il va me reconnaître ? Tu crois qu'il faut que je mette un signe distinctif, pour qu'il sache que c'est moi ?
— Hahaha, se moque-t-elle. Oui, il faut que tu achètes une rose rouge et que tu la gardes dans la main.
— C'est vrai ? je bredouille, décontenancée.
— Mais non banane ! Ne t'en fais pas il te reconnaîtra, il t'a vue en photo.
— Comment ça ? C'est quoi cette histoire ?
— Ne te méprends pas. Je ne lui ai pas montré de photo de toi pour l'inciter à te rencontrer. C'était il y a plusieurs mois, il t'a aperçue sur les photos de l'anniversaire de Zoé, elle t'avait présentée comme sa tata Loulou, la meilleure pour raconter des contes enchantés. Quand je lui ai parlé de toi la semaine dernière, il a fait le rapprochement, c'est tout.
— Donc il part avec un avantage, je fais, boudeuse.
— Je te donne son nom si tu veux, tu peux aller voir son facebook.
— Donne toujours, je verrai.
J'ai laissé tomber l'idée finalement. Je ne crois pas que les photos des réseaux sociaux soit le bon point de départ, j'ai peur d'être déçue, avant ou après la rencontre.
Le lendemain, je me hâte de rentrer chez moi après la journée de travail, j'avale un dîner léger et me douche avant de me changer rapidement. Je veux arriver avant lui au point de rendez— vous. Je n'aime pas attendre mais l'idée de devoir scruter chaque visage le cœur battant est au— dessus de mes forces, je préfère que ce soit lui qui me cherche, puisqu'il sait à quoi je ressemble.
J'enfile la tenue choisie la veille, élégante sans en faire trop. Une robe noire à manches trois quarts très simple, pas trop courte avec un joli collier, une veste en jean. Je repasse un peu de khôl pour souligner mes yeux gris et laisse ma bouche sans fard. J'attache mes cheveux châtains en chignon et les dénoue finalement, je les préfère sur les épaules.
J'arrive au point de rendez-vous avec presque dix minutes d'avance. Je tente de m'occuper et de tromper ma nervosité en regardant les affiches de film sous le porche du cinéma, et je suis si absorbée par ma lecture que je ne le vois même pas approcher.
— Louise ?
Je sursaute puis me tourne vers l'homme dont j'ai reconnu la voix.
« Non mais oui » pourrait parfaitement bien résumer ma pensée immédiate. Physiquement, il est l'exact opposé de Tom. C'est sans doute aussi bien. A première vue, ce n'est pas du tout mon genre. Blond, un peu trapu quoiqu'assez grand. Mais la douceur qui se dégage de son visage me met immédiatement en confiance. Il a un beau sourire qui semble sincère, des yeux rieurs, des traits tout en rondeur.
Il me laisse choisir où nous attabler et engage la conversation alors que nous marchons côte à côte. Je l'emmène dans mon bar préféré, décoré d'arbres et de tables en bois, de banquettes moelleuses. L'endroit est déjà plein mais nous dénichons une petite table dans un coin où nous poursuivons la conversation entamée.
J'apprends qu'il est infirmier anesthésiste à l'hôpital régional. Sa fille Elena va avoir cinq ans. Il pratique le volley-ball depuis quinze ans et adore la côte atlantique. Il me questionne beaucoup, écoute mes réponses avec attention. Après le premier verre, je lui propose d'abandonner le vouvoiement et son visage s'éclaire. Il a des yeux marron clair, qui pétillent quand il rit, je le trouve presque beau.
Je lui raconte, entre autre, que je fais de la boxe depuis cinq ans. Les hommes que j'ai fréquentés jusqu'ici ont eu deux types de réactions. Certains étaient excités par le côté sauvage du sport, laissant présager une nuit torride, les autres grimaçaient, gênés. Il semblerait que la danse soit une activité qui convienne mieux à une jeune femme. Serge en revanche s'intéresse à ce que je ressens quand je combats. Derrière ses remarques et interrogations, je sens qu'il se demande ce que j'exorcise par la violence de ce sport mais il se garde de me questionner directement et je laisse planer le doute. Il est trop tôt pour de telles confidences. Je suis néanmoins satisfaite de sa réaction.
Il insiste pour payer la première tournée, et me laisse l'inviter pour les seconds verres. Un autre bon point.
Comme dans toutes les soirées agréables, le temps passe rapidement et quand je regarde ma montre, il est minuit passé.
— Je suis désolée, il faut que je rentre. Une grosse journée m'attend demain.
— Bien sûr, je comprends. Je te raccompagne si tu le permets.
J'acquiesce en souriant et nous marchons jusqu'à chez moi. Arrivés devant la porte, c'est lui qui me sourit. Il a de petites rides d'expression autour des yeux qui trahissent ses presque quarante ans mais qui lui donnent beaucoup de charme.
— Merci Louise, j'ai passé une soirée délicieuse.
— Moi aussi. C'était très agréable.
Après une brève hésitation, il se penche vers moi et dépose une bise sur ma joue puis s'éloigne avec un signe de la main.
J'ai du mal à retenir mes larmes en montant les marches qui me séparent de mon appartement. Je ne comprends pas sa réaction, je suis très déçue. C'est loin d'être mon premier rendez-vous depuis... depuis Thomas, mais tous les hommes que j'ai rencontrés jusqu'à présent m'ont embrassée, et souvent bien plus dès le premier soir.
Visiblement, je ne lui plais pas et je devrais me sentir soulagée qu'il n'ait pas profité de la situation. Il aurait pu passer la nuit chez moi et ne plus me donner de nouvelles, c'est un type bien, Capucine a raison. Mais le fait est que je me sens si vide, je ressens un tel froid en moi que j'aurai vraiment aimé qu'il m'aide à me réchauffer, même seulement le temps d'une nuit.
Mon portable vibre dans mon sac avant même que je n'ai ouvert la porte.
De Serge : Je n'ai pas l'habitude des premiers rendez-vous, je ne sais pas ce qui se fait ou pas, ce qu'il est d'usage de dire en se quittant. Mais ce que je sais c'est que j'aimerais beaucoup, beaucoup te revoir Louise. Je t'embrasse.
Cette nuit, je dors d'une traite, pour la première fois depuis très longtemps.
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