Chapitre 16
Quelque chose s'est brisé entre nous. La passion, l'intensité qui nous unissait a laissé place à la tiédeur, ce qui est peut-être le pire pour un couple, surtout quand on s'aime comme nous. Les regards auparavant pleins de tendresse sont à présent remplis de tristesse, quand ce n'est pas de reproches. Chacun attend que l'autre revienne sur sa position, redoute que ça n'arrive pas.
A part nos amis proches, personne n'est au courant de la crise que nous traversons. Sans doute encore l'espoir de s'en sortir ensemble, et le refus de la considérer comme telle, parce que ce serait la rendre réelle. Je n'arrête pas de retourner le problème dans ma tête, mais il n'y a pas de solution. Seulement un choix à faire pour chacun d'entre nous. Je n'arrive pas à croire que nous en soyons là après ces deux magnifiques années.
Pour le réveillon de Noël, Thomas m'accompagne dans ma famille. Il y a beaucoup de monde, et noyés dans la masse des oncles, tantes et cousins, nous parvenons à faire semblant, à donner le change. Il discute avec mon père pendant que je demande des nouvelles à Tata Domi et ma main dans la sienne suffit à faire croire à ceux qui nous entourent que nous sommes toujours le même beau petit couple qui émeut tout le monde.
Je lui offre les baskets dont il rêvait, lui une belle montre que je ne porterai jamais.
Le lendemain, en revanche, je refuse d'aller chez ses parents. Impossible pour moi de jouer la comédie plus longtemps, surtout devant eux. Je sais en outre que Thomas a prévu de leur annoncer son départ, je ne peux pas supporter d'être témoin de cette scène. Caro essaie de me convaincre de me joindre à elle mais je préfère rester seule le vingt-cinq, à ressasser mes idées noires.
Pour Nouvel An, nous sommes invités chez Dimitri, mais Tom me convainc de partir tous les deux. Une de ses copines de la fac avait loué une chambre d'hôte dans les Vosges pour elle et son chéri mais elle a la grippe, il récupère donc la location à sa place. J'hésite un peu à cause de l'anniversaire de Caro mais je sais que c'est le séjour de la dernière chance. Nous avons peut-être besoin d'être seuls, tous les deux, dans un environnement neuf pour éclaircir notre jugement, trouver comment combiner au mieux nos envies pour qu'elles n'altèrent pas notre avenir. A ce moment, je croyais encore que c'était possible, que j'y parviendrais. J'aurais tellement aimé pouvoir y arriver.
La maison est perdue dans un petit village proche de Gérardmer. Simple, propre et spacieuse.
La propriétaire, une femme d'une soixantaine d'années, nous accueille avec gentillesse et la bienveillance qu'on réserve aux jeunes couples. Elle nous mène à notre chambre, à l'étage. La pièce, en bois clair, est très jolie, décorée dans le style chalet vosgien avec une pointe de modernité. Elle dispose en outre d'un lit king-size et d'une baignoire balnéothérapie. Le luxe pour nous. Depuis notre fenêtre, il n'y a qu'une immense étendue de neige blanche.
De mon sac, je sors mon livre de chevet, ma trousse de toilette, la robe et les chaussures que j'ai prévues pour le soir. Tom me regarde en silence ranger mes affaires puis me préparer un café instantané à l'aide d'une petite bouilloire posée sur une console.
— Il est encore tôt, fait-il en regardant par la fenêtre. Tu n'as pas envie de sortir te promener un peu avant qu'il ne fasse nuit ? C'est dommage de rester enfermés ici.
— Oui, si tu veux.
Nous enfilons après-ski, parkas et pantalons chauds et sortons faire un petit tour en lisière de forêt. Notre hôte nous a indiqué une petite promenade d'une heure environ, c'est parfait.
Nous marchons côte à côte un long moment, en silence. Le ciel est laiteux. « Un ciel à neige » disent les anciens, et je n'ai aucun plaisir à me promener dans ces conditions. Je pensais que ça me ferait du bien de marcher, de prendre d'air, mais c'est tout le contraire. Il y a du vent, j'ai froid, mal aux oreilles malgré mon bonnet et toutes mes couches. Je sens la peau de mon visage se dessécher. Je n'ai que l'impression de souffrir et cette atteinte physique ne compense même pas le supplice de mon esprit.
Je voudrais que Tom me prenne dans ses bras comme la première fois, pour me réchauffer. Je voudrais qu'il retire ses gants et qu'il me donne la main, même si ensuite on ne peut plus remuer les doigts. Mais il ne bouge pas plus que moi et nous avançons dans la neige lisse et craquante, droits, muets, comme deux étrangers.
Il y a un mois, nous aurions ri, fait la course avec nos grosses chaussures. J'aurai lancé une boule à mon amoureux et il m'aurait menacé de me jeter par terre, sans le faire bien sûr, pour que je ne sois pas mouillée. Il aurait tracé un grand cœur dans la neige, et nous aurions dessiné nos initiales avec des bâtons de bois. Il m'aurait parlé des différentes essences de conifères, et du grand tétras, cette espèce de coq de bruyère qui vit dans les forêts vosgiennes.
Mais il ne dit rien. Ou plutôt si. Il dit : « Ça va, t'as pas trop froid ? » ou « On se dépêche, la nuit va tomber », et c'est pire que tout.
Dès notre retour, je me fais couler un bain dans l'immense baignoire. Je pourrais lui dire viens, on se réchauffe ensemble. Il me savonnerait le dos, embrasserait ma nuque, et je me laisserai aller contre son torse un peu chétif mais que j'aime tant.
Mais il prend son livre, s'installe dans le fauteuil de la chambre. Alors je ne propose rien et plonge, seule, dans l'eau brûlante.
Quand je sors de la salle de bain un peu plus tard, encore en peignoir, il est en train de verser de l'eau fumante dans une tasse qu'il me tend.
— Tiens, je t'ai fait un café, murmure-t-il d'un ton incertain, et il m'adresse ce petit sourire timide qui ne dévoile pas ses dents. Ce petit sourire qui me dit « malgré tout, je tiens à toi Louise, je prends soin de toi ».
Je le remercie doucement, touchée, et prends sa place dans le fauteuil pendant qu'il se douche. Nous nous préparons ensuite avant de descendre dîner, un peu détendus par son geste envers moi.
Pour le repas de la saint Sylvestre, nous partageons avec deux autres couples la table de nos hôtes, comme c'est en général la tradition dans ce genre d'endroit. Les propriétaires sont absolument charmants, et les autres convives, des quinquagénaires et un couple de jeunes gens un peu plus âgés que nous, sont également très sympathiques.
Le temps de la soirée, je parviens même à alléger le poids sur ma poitrine, nous redevenons l'espace de quelques heures un couple normal, riant, discutant et plaisantant, sans épée de Damoclès au-dessus de la tête. Je bois plusieurs verres de vin et du champagne, l'alcool me rend légère comme les bulles dans ma coupe.
Même lorsque nous nous souhaitons tous « bonne année », je parviens à évacuer les pensées assassines, celles qui me rappellent notre dernier réveillon. Celles qui chuchotent à mon oreille que si 2009 a été l'année de la consécration de notre amour, 2010 sera celle de la fin probable de notre histoire.
Vers deux heures, chacun va se coucher et nous remontons dans notre chambre sans un mot. A peine le pied posé sur l'escalier, les vapeurs d'alcool se dissipent et la réalité nous rattrape. Je sens une immense solitude, une immense lassitude m'envahir.
J'ouvre la porte, nous entrons et dès la porte refermée, je me dirige vers la salle de bain pour me démaquiller mais Tom m'attrape par le bras et m'attire contre lui en silence. Je frémis à ce contact. La rancœur empêche le rapprochement des corps et nous n'avons pas fait l'amour depuis la veille de notre anniversaire désastreux, il y a trois semaines.
Ce soir pourtant, c'est comme si nous arrivions à mettre des parenthèses à notre désaccord, à nous créer une bulle salvatrice. Le temps de cette nuit, nous oublierons l'échéance qui s'approche.
Ses mains se posent sur mes hanches et remontent doucement sur mon dos, passent dans mes cheveux, jusqu'à venir caresser mon cou. Ses iris bleus suivent les lignes de mon visage.
Son regard est triste, sa bouche ne sourit pas mais il a besoin de moi à cet instant. Il a besoin de mon corps et de mes caresses, de ma peau et de mes gestes tendres. Il en a besoin et moi aussi.
Nous faisons l'amour plusieurs fois cette nuit-là, fiévreusement, avidement. Parce qu'au fond de nous, nous savons que c'est la dernière fois.
✨✨✨✨✨
— Je valide un seul billet alors, tu es bien sûre ? me demande Thomas devant son ordinateur, quelques jours plus tard.
Nous sommes dans son studio. En trois mois, il ne s'est jamais intéressé à la déco. Je comprends pourquoi maintenant. Hormis quelques photos de nous punaisées au-dessus de son bureau, il n'y a rien sur les murs, pas de bibelots, même pas de meubles d'ailleurs, juste un canapé convertible, un bureau, une table.
Je hoche la tête en silence. Oui, je suis sûre. Caroline, Charlotte et Capucine ont eu beau essayé de me convaincre, je ne peux pas me résoudre à partir. Pas comme ça, pas si loin, pas si vite, pas si longtemps. J'ai mille arguments contre et un seul pour : Lui. Mais ça ne suffit pas. C'est son rêve, pas le mien. Je sais que même si j'acceptais de le suivre, je lui ferai vite vivre un enfer. Et quelque part, aussi égoïste que ce soit, je n'arrive pas à lui pardonner d'avoir préféré l'aventure à notre couple.
Assise sur son clic-clac, je ramène mes jambes contre moi et les entoure de mes bras, le front posé sur les genoux.
Je sens sa présence à mes côtés.
— Lou...
— On va se séparer, Tom. Je n'y arrive pas. Je ne peux pas te regarder réserver tes billets pour l'Ethiopie. Te faire vacciner, obtenir tes visas, faire tes derniers achats. Ça me rend trop malheureuse. Tu pars dans un mois, il vaut mieux qu'on arrête de se voir maintenant, de toute façon ça ne rime à rien.
— Tu me quittes ?
— Non, non, je crois que c'est le contraire, c'est toi qui t'en vas.
— Lou, je ne pars pas pour toujours.
J'éclate d'un rire amer et sans joie.
— Je t'en prie. Sois réaliste, tu vois bien que ce que nous sommes devenus rien qu'en un mois. Que crois-tu qu'il restera de notre couple quand on aura passé plusieurs mois loin l'un de l'autre ? Je n'ai pas envie de passer tout ce temps à t'attendre, guetter des nouvelles...
J'ai eu beau me blinder, j'éclate en sanglots avant la fin de ma tirade. Tom me prend dans ses bras et me berce doucement. Je crois qu'il pleure aussi. Je finis par me dégager et sèche mes joues. Effectivement, ses beaux yeux marine sont pleins de larmes.
— Ne m'en veux pas, mais c'est au-dessus de mes forces. Je ne veux pas gâcher tes préparatifs. Je viendrai te dire au revoir le matin de ton départ, mais je ne peux pas faire plus.
— Je t'aime, Lou. Je t'aime comme un dingue.
— Je sais. Moi aussi, je t'aime, et c'est bien ça le problème.
J'attrape mon sac, enfile mes chaussures et quitte son studio en laissant l'amour de ma vie, muet, derrière moi.
✨✨✨✨✨
Le mois suivant est un enfer. Chaque appel, chaque message sur mon téléphone me met le cœur en trance. Mais ce n'est jamais lui. Je me précipite à chaque fois qu'on sonne à la porte. Mais ce n'est jamais lui non plus. Il respecte ma volonté, mon besoin d'éloignement. Les filles marchent sur des œufs, ne parlent pas de lui devant moi, et c'est peut-être ce qu'il y a de pire. Je croise Gaël, un jour, sur le chemin de la fac. Il est crispé, mal à l'aise. Je me force à lui demander des nouvelles de Thomas, il me répond du bout des lèvres. Nous ne sommes déjà plus Tom et Lou. Je ne pensais pas que ça irait si vite.
Je suis très occupée à la boutique, mais incapable de me concentrer sur les cours ou les révisions. J'enchaîne les nuits blanches, entre celles où je pleure et celles où j'espère encore que Tom va changer d'avis, qu'il va rester.
Evidemment, je rate complètement mes partiels, et je me dis qu'il ne faut décidemment pas grand-chose pour que la vie parte complètement en vrille. Heureusement que j'arrive encore à donner le change au travail, il ne manquerait plus que je me fasse virer.
Tom me manque terriblement. Ses yeux et son sourire, son corps de jeune homme à peine sorti de l'adolescence, ses cheveux noirs si doux, sa fossette sur la joue gauche, et celles en bas de son dos. Son odeur et sa peau. Ses bras et sa poitrine. Sa douceur et son rire. Ses baisers et ses caresses. Il me manque à en crever.
Chaque matin, je compte les jours comme un enfant avant Noël, mais sans hâte. Un de passé, un de moins jusqu'à son départ.
J'ai tant de fois été tentée de l'appeler, de profiter de ces dernières semaines avec lui pour mieux combler l'absence ensuite. Mais je ne peux pas. Je sais que je lui manque aussi, et je veux qu'il paye. Je veux qu'il souffre. Je veux qu'il comprenne. Je veux qu'il regrette et qu'il reste. Qu'il reste avec moi.
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