Chapitre 21

Aïko_nsr

───※ ·❆CHAPITRE 21❆· ※───
A N E Z K A

— Pourquoi m'avoir sauvé ? enchaîna-t-il sans prendre un instant pour réfléchir à sa question. Pourquoi ne pas m'avoir laissé me vider de mon sang ?

Sa voix rauque, étouffée par la douleur, résonna dans l'obscurité de la grotte. La pluie battante à l'entrée formait un rideau d'eau, nous isolant du reste du monde. Je retins une respiration qui risquait de se libérer bien trop bruyamment. Le vent hurlait à l'extérieur, mais son regard, aussi tranchant qu'un poignard, ne quittait pas le mien, me transperçant d'une étrange culpabilité.   

— Parce qu'on n'a pas fait tout ça pour rien, Morten. Si tu meurs, alors tous mes efforts auraient servi à rien.

   
Ses lèvres pâles tremblèrent, comme s'il voulait répondre, mais il mit un moment à assimiler mes paroles. Il se courba légèrement, cédant sous la douleur lancinante de sa blessure, puis un éclair traversa son visage crispé.
   
— Si tu réfléchis bien, ma mort réglerait tous tes problèmes, peina-t-il à exprimer, chaque mot délivré comme une confession. Hoak ne pourra pas extraire ma malédiction, et ne pourra pas rendre ton monde en cendre, si c'est ça qu'il souhaite faire. Ton père sera alors libéré, et personne ne cherchera à te trouver non plus. Ta famille serait en sécurité, et le vrai mal n'existerait plus.
   
Je ressentis une bouffée de rage mêlée de tristesse à l'entendre se qualifier ainsi. Le vrai mal ? Comment pouvait-il réduire son existence à ces mots ?
   
— Je ne veux pas choisir la faciliter, lui expliquai-je doucement, comme effrayée qu'il ne puisse pas comprendre mon avis. Et je ne suis même pas certaine que te tuer réglerait tous mes problèmes. J'ignore comment ton monde et la mort s'allient, mais ici, on ne meurt jamais vraiment. Notre esprit est confié aux Mist, ainsi que nos dons. Les Mist eux-mêmes se chargent de redonner aux terres d'Oxstrea ce qu'elles ont données à un nouveau-né. On redonne à la terre ce qu'elle nous offre. Et Hoak serait assez fou pour ignorer l'équilibre de notre monde, et voler le pouvoir d'une âme, même après la mort du corps. C'est pour cela qu'on ne tue pas, notre seule forme de punition sont les Limbes, car la mort n'est jamais une fin.

   
Ses yeux glissèrent vers le sol, presque absents, mais son souffle trahissait son agitation.

— C'est pour ça que tu n'as pas visé mon cœur, où ma tête, la fois où tu as utilisé mon arme ?

Je scrutai son visage, cherchant à déchiffrer les émotions enfouies sous son masque de neutralité. Y avait-il de la peur ? Du soulagement ?
   
— Te dire que oui t'aurai rassuré, n'est-ce pas ? dis-je avec une pointe de taquinerie.
   
— Ouais, carrément... répondit-il avec un rire presque imperceptible, teinté de sarcasme.
   
— Je suis désolé pour toi, mais je ne peux pas mentir. J'ignorais juste comment utiliser cette chose, c'est un coup de chance si j'ai raté mon tir.
   
Il esquissa un sourire amer, un rictus qui dévoilait tout sauf de la joie.
   
— Donc tu voulais me tuer ?
   
— À ce moment-là, j'étais persuadée que ton corps pouvait se guérir tout seul. Mais je n'ai jamais voulu te tuer, du moins, pas définitivement.
   
— J'ai eu beaucoup de chance, alors, répondit-il ironiquement, ses yeux se perdant à nouveau dans l'obscurité de la grotte.

Un silence s'installa, accentuant le froid de l'endroit ainsi que son calme qui contrastait avec le tonnerre. Le silence n'était pas désagréable, ni embarrassant. Je profitai de cet instant, où nous n'étions pas en train de combattre des souvenirs douloureux. Enfin, je le pensais, jusqu'au moment où j'aperçu les paupières de Morten se fermer et son corps se déporta sur le côté. Il perdait connaissance.
   
Je devais le maintenir éveillé.
   
— Tu as parlé de la Reine, tout à l'heure. Pourquoi tu étais si déterminé à lui rendre visite ?

Morten eu de sacrées difficultés à se redresser, il utilisa sa main et poussa sur le sol afin de retrouver une position correcte.
   
Pourquoi sa blessure ne guérissait-elle pas ? Son processus de guérison aurait dû commencer depuis bien longtemps, or, son sang continuait de couler dès qu'un geste était trop brutal.

— Elle aura peut-être de meilleures réponses à me donner concernant ma famille.
   
— Hoak ne t'a rien dit ? demandai-je, intriguée et sur la défensive.
   
— Je ne lui fait pas confiance.
   
Je plongeai mon regard dans le sien, bien qu'il évitât le contact visuel.
   
— Que t'a-t-il dévoilé ? ai-je soufflé.
   
Morten grimaça, mais cette fraction de douleur n'avait aucun lien avec sa blessure, elle était bien plus profonde, ancré dans sa tête, et dans son cœur.

— Que ma mère a préféré laisser vivre mon frère et tuer son second enfant, parce que j'étais trop mauvais pour rester dans leur famille.
   
Je restai figée, estomaquée par l'atrocité de ses mots.
   
— Comment... Aucun parent ne ferait ça, balbutiai-je. C'est insensé ! Hoak essaie de rentrer dans ta tête pour mieux te manipuler, quel ordure...
   
Je guettai une réaction chez lui, mais il demeurait stoïque, comme s'il portait déjà ce poids depuis toujours.
   
— Tu le crois ? demandai-je timidement, la gorge nouée.
   
— Je ne sais plus qui croire, ou quoi croire.

Je serrai les poings en maudissant Hoak d'avoir inventé cette horrible histoire. Ce n'était pas ce que Morten avait besoin d'entendre. Il avait réussi à lui faire croire qu'il était un enfant indésiré. Comment avait-il osé déshonorer sa ligné !
   
— Tu as raison, finis-je par dire, la Reine Verena saura te dire exactement ce qu'il s'est passé. Tu pourras lui faire confiance à elle, elle n'abandonne personne à son propre sort.
   
Un sourire fugace étira ses lèvres.
   
— Quel est ton plus beau souvenir, Clochette ? lança-t-il soudain.

Je restai désorientée par sa question. Une chaleur étrange était née dans son regard, comme s'il cherchait à s'accrocher à quelque chose de plus doux que les ombres qui l'habitaient.

— Hum... Heu...

Je peinai à sélectionner un souvenir parmi tous ceux qui gravaient ma mémoire. Il y en avait un qui brillait plus que les autres, il n'était probablement pas mon meilleur souvenir, sauf qu'à ce moment précis, il était le seul que je percevais.
   
— J'avais neuf ou dix ans à l'époque, et mon père nous avait réveillé en pleine nuit, Thenaë et moi, Zemya était encore trop jeune, dis-je en prenant une mèche de mes cheveux entre mes doigts. Il voulait absolument nous montrer quelque chose, il nous répétait que c'était l'unique chance de notre vie d'en apercevoir.
   
Je me souvenais parfaitement de cette nuit-là. Il était si excité. Son sourire, ses yeux pétillants de joie, sa voix qui chantonnait sur le chemin. Sa main qui tenait la mienne, et Thenaë qui piétinait derrière nous.
   
— Il nous avait guidé jusqu'à une très haute colline, puis nous nous étions installés tous les trois sur l'herbe, allongés. On fixait le ciel découvert, sans vraiment savoir ce qu'on était censé apercevoir.

Mon père n'avait rien voulu nous dire, nous répétant sans arrêt : « Soyez patientes, il va bientôt passer.
   
— Alors on a attendu, et puis j'ai fini par m'endormir dans les bras de mon père, tandis que Thenaë jouait avec mes cheveux.
   
Je sentais encore la sensation de la chaleur du corps de mon père qui m'enlaçait, et des frissons que me provoquais le touché de ma sœur.
   
— Puis, mon père s'est mis à crier. Il est là ! Juste là ! dis-je en imitant sa voix. Ma sœur s'était levée d'un bond, elle riait en sautillant. J'avais beau regardé le ciel que je ne voyais rien. Mon père me demandait si l'avait vu, mais je ne comprenais pas de quoi il parlait, puis Thenaë avait hurlé. LE DRAGON, TU L'AS VU ?

Morten n'avait pas perdu une miette de mon récit, ses yeux avaient été témoin de chaque changement d'émotion qui passait dans mes yeux, et chaque formulation que prononçaient mes lèvres.
   
— Ils avaient vu un dragon, et c'est la chose la plus rare ici, à Oxstrea. On dit qu'ils survolent les mers, les montagnes et les forêts uniquement la nuit. Ils sont les gardiens même de l'esprit d'Oxstrea, même le Roi, ou la Reine ne peut les contrôler. Personne n'en n'avait jamais vraiment vu, ce n'était qu'une légende que de vieux fou nous racontait, mais mon père nous avait prouver que non. Les dragons existent bien, et veille sur nous.
   
— Mais toi, tu ne l'as pas vu, intervint Morten, le crâne collé contre le mur de pierre derrière lui.

Je secouai ma tête, en haussant les épaules.

— Non, et j'ai passé les dix prochaines années de ma vie à escalader les arbres, en pleine nuit, dans le but de le voir à mon tour. Mais, je ne l'ai jamais vu.
   
Même si je n'avais pas été témoin de son existence, ce souvenir était ancré en moi, enraciner dans mes veines, et m'avait donné l'envie d'aller voir plus loin, de découvrir ce qu'il se trouvait au-delà de nos forêts. De ce jour, j'eu pris la décision de devenir une Gaerilah. Thenaë le voulait aussi, alors c'était l'occasion parfaite d'apprendre à le devenir.
   
— Et toi, quel est ton meilleur souvenir ? tentai-je à mon tour de savoir.
   
Morten ne devait pas être que colère et ténèbres. Il devait bien avoir vécu des jours heureux, du moins, je l'espérais. 
   
— Les Willigham. Un couple dont une mère qui ne pouvait pas avoir d'enfant, et un père qui bossait comme mécano, il réparait des motos principalement. Ils m'ont adopté quand j'eus onze ans, et on a quitté la ville pour rejoindre le Colorado. Ils habitaient un chalet dans les montagnes. Ils avaient six chiens de traineaux, un ranch et des chevaux.
   
Je l'écoutai même si je ne comprenais pas tous ces mots. Qu'était-ce un ranch ? À quoi ressemblait le Colorado ?
   
— Ils étaient ma troisième famille d'accueil, ainsi que ma dernière chance de montrer que j'étais digne d'une famille. Les consignes avaient été clairs. Si je me comportais mal, mon dossier ne serait plus jamais présenté aux visiteurs, et j'allais rester à l'orphelinat jusqu'à ma majorité, puis jeté dehors.
   
C'était horrible... Pourquoi faire ça à un enfant ?
   
— Donc je suis resté sage, j'ai accepté les Willingham. J'ai accepté que la femme vienne me dire bonne nuit avant d'aller dormir, et j'ai accepté que son mari me montre comment réparer une moto. Ça a duré un an.
   
Il fit une pause après cette information. Il semblait nostalgique, voir même triste.
   
— Puis j'ai ressenti cette forme démoniaque en moi le soir où un mec bourré m'a jeté un poing dans la figure. J'ai eu du mal à la contrôler. Et j'ai encore plus eu du mal à accepter la douleur de voir la maison des Willingham bruler comme chaque maison de chaque famille m'ayant adopté. Le pire, c'est que je ne le voulais jamais vraiment, c'est juste... toujours plus fort que moi, et jeune, il m'était impossible de me contrôler.
   
Il fixait ses mains avec dégoût. S'il pouvait cracher dessus, il l'aurait fait.
   
— Mais eux... Je ne voulais pas leur faire subir ce cauchemar, mon cauchemar, dit-il lourdement. Chez eux, ils m'avaient fait sentir chez moi. Je ne m'étais jamais autant senti intégré, et aimé. Alors, pour les protégés, je suis parti. J'ai mis fin à ce bonheur qui ne connaissait qu'une fin tragique. Je suis retourné dans mon orphelinat, et mon dossier a été jeté. Plus aucune famille ne pouvait m'adopter, et c'était mieux comme ça.
   
Ses mains tremblaient. Sans réfléchir aux conséquences, ma main se joignit aux siennes dans l'espoir qu'il se détache de ce souvenir autant beau que mauvais. Mais Morten retira aussitôt ses mains.

— Ne t'en fais pas, murmurai-je, tu ne vas pas me bruler les mains. N'ai pas peur.
   
Ma main alla se poser au creux de sa main gauche, mes doigts effleurèrent les siens sans former aucune pression. Ses yeux étaient rivés sur ce contact, et ses lèvres s'étaient ouvertes.
    
— On ne brulera pas tous à cause de toi, Morten, pas si tu apprends à te contrôler.
   
Il renifla, et une légère pression contracta ses doigts sur les miens.

— Et si je n'y arrive pas ? dit-il, d'une voix remplie de peur.
   
— Tu y arriveras, car tu en es capable.
   
— J'aimerai te croire. J'aimerai tant pouvoir te croire...
   
Sa voix s'était confondue entre le tonnerre et la pluie. Après ça, plus aucun de nous deux ne parla. Nous restions tous deux assis l'un à côté de l'autre, le dos contre le mur, et nos mains entremêlés. L'étrange sensation de vouloir me blottir encore plus, de ressentir plus que le contact de ma main contre la mienne, de sentir son odeur et sa peau frémir son mon toucher, toutes ces images qui se baladaient dans mon esprit me poussa à imaginer un paysage blanc, calme, sans rien.

Ma vengeance. Je ne devais penser qu'à ça, et a rien d'autre. 

J'ignorai combien de temps nous avions passé ainsi, sans bouger, mais assez de temps pour que je finisse par m'assoupir. Ma tête reposait sur l'épaule de Morten lorsque qu'un bruit de métal tombant contre de la pierre me réveilla brutalement. Mes yeux se hâtèrent de trouver la source de ce vacarme.

Quelque chose venait de bouger non loin du rideau de pluie et de liane. Je tentai d'extraire mes doigts de ceux de Morten, mais ce dernier dormait à poing fermé. Ou alors il avait tellement perdu de sang que son cœur s'était arrêté.
    
— Morten ! l'appelai-je en chuchotant. Morten réveil-toi !
   
Mes yeux ne faisaient que des allés retours entre l'entrée de la grotte et le visage bleuté de Morten.    

Merde.    

— Morten, je crois qu'on n'est pas seul ici...    
Sa bouche venait de s'ouvrir. Morten était encore en vie, à mon plus grand soulagement.    

— Va-t'en, Clochette, murmura-t-il si faiblement que je n'étais pas certaine de bien avoir compris ses mots. Sauve-toi.    

— Je ne vais pas te laisser ici, réprimai-je. Attends-moi, j'arrive.    

Sur ces mots, je défis mes doigts des siens, sans ignorer la main de Morten qui tentai désespérément de s'agripper à mes vêtements, ne voulant pas que je parte.    

Je devais m'assurer qu'Hoak ne nous avait pas déjà retrouvé. Et si c'était le cas, il allait me falloir beaucoup de courage pour le battre ici même, dans cette grotte. En étais-je capable ? C'est ce que nous allions voir.

Je sortis immédiatement la dague blanche du corset de la robe et me plaqua contre les parois de la grotte pour au mieux me dissimuler. Mes respirations étaient irrégulières et mon cœur battait bien trop vite pour que je puisse pleinement penser mes mouvements. Le tonnerre dehors grondait toujours et la pluie avait redoublé de puissance, camouflant chaque respiration que je prenais, et surement celle de l'individu. Lentement, je marchai en direction de la sortie, sans jamais me décoller du mur. Puis, une fois arrivée aux portes de la grotte, ma poigne se serra contre le manche de la dague. Je m'interdis de prendre une nouvelle respiration, pour calmer mes pulsions, puis ferma les paupières. Je patientai le signal d'alerte, qui vint grâce à cet éclair qui illumina la grotte entière, et le grondement du tonnerre arriva aussitôt. J'hurlai de rage en chargeant. Mon dos se décolla du mur tandis qu'en brandissant mon bras, je visai cette ombre à l'extérieur de la grotte. Mon corps traversa ce rideau de plante, la pluie fouetta à l'instar mon visage en rendant ma visibilité aussi précise qu'un vers dans la terre.

Il y a eu bien face à moi une personne, mais bien trop petite pour que ce soit Hoak. Bien sûr, Hoak ne ferai pas le sale boulot de lui-même. Il nous avait envoyé un de ses Okto.

La pointe de ma dague fouetta l'air et s'abattit contre la pierre, à un cheveu de son visage camouflé d'une capuche. L'individu recula d'un bond, dévoilant partiellement son visage sous la capuche trempée. Une femme. Je n'eus pas le temps de détailler ses traits qu'elle attrapa instinctivement l'une de ses tresses, me dévoilant une pointe de flèche aiguisé.

La flèche improvisée menaçait déjà ma gorge. Je ne l'avais pas vu se rugir sur moi, trop occuper à me demander ou j'avais déjà vu ce visage.

— Pas un geste, siffla-t-elle entre ses dents.

Ses yeux brillèrent d'une lueur féroce, mais aussi empreinte d'une certaine fatigue. Ses bras tremblaient légèrement, signe qu'elle était à bout de force. Pourtant, sa posture restait alerte, prête à réagir au moindre de mes mouvements.

La pluie ruisselait entre nous, brouillant ma vision et me forçant à cligner des yeux à plusieurs reprises.

Oui, voilà ! Je me souvenais ! Elle était l'Okto que mon peuple avait capturé le jour où nous avions été attaqués. Celle qui avait ensuite été enfermé avec Morten, et celle qui a participé à cet affront lors de la veille de l'Astris. J'étais persuadée qu'ils l'avaient envoyé dans les Limbes le soir même où elle et Morten s'étaient introduit de force dans nos festivités.

Pourtant, elle était là, et pas dans les Limbes. Elle était en liberté. Comment était-ce possible ? Qui l'avait libéré ? Morten ne pouvait être derrière tout ça, alors qui l'était ?

— Comment ça se fait que tu sois toujours en vie, toi ?

Son sourire me dévoila ses dents, dont deux canines bien tranchantes.

— Je n'ai pas que des ennemis parmi les vôtres, ma belle, répondit-elle en arquant ses sourcils fins et noirs.

— C'est Hoak, c'est ça ? grognai-je, la voix rauque. C'est lui qui a payé ta liberté ? Qui a-t-il payé ?

Je devais dénoncer cet Elfiah pour nous avoir trahi. Une bourrasque s'engouffra dans la grotte, projetant des gouttes glacées sur nos visages. Je sentais la pluie imbiber ma robe, collant le tissu à ma peau, rendant mes mouvements plus lourds.

— Je ne travaille pas pour Hoak, finit-elle par lâcher. Si c'était le cas, tu serais déjà morte.

Je plissai les yeux, tentant de déceler la vérité dans ses mots. Il y avait une nuance dans son ton, une certaine amertume. Cependant, je n'étais pas assez stupide pour baisser ma garde.

Ma dague toujours en main, je pivotai lentement, gardant une distance prudente entre nous.

— Alors, explique-moi ce que tu fais là ?

— Je cherchais à me réfugier, puis je vous ai aperçu, alors je vous ai suivi jusqu'ici. Je ne suis pas assez stupide pour croire que je peux survive seule dans cette forêt.

Effectivement, elle n'était pas assez stupide pour le croire. Mon pied tapa contre une substance dure, qui émit un bruit semblable à celui qui m'avait réveillé. Une gourde. Elle avait fait tomber sa gourde.

— Je ne fait pas confiance aux Okto, dis-je comme une vérité générale. Et puis, pourquoi tu n'as pas rejoint directement ton peuple, hein ? Ça fait déjà deux jours que tu aurais pu être auprès tes semblables sanguinaires, tes meurtriers de copains !

— On m'a banni ! crachai-t-elle avec férocité. Je ne suis plus une Okto, mais une Déserteuse. Je n'ai nulle part où aller, et je ne veux certainement pas finir dans les Limbes.

Elle m'avait cloué le bec.

Bannissement ? Par Hoak ? Mais pour quelle raison ?

— On ne banni pas un membre de son clan pour rien, rétorquai-je, la regardant droit dans les yeux.

— Ça ne te regarde pas, l'Elfiah.

— Alors pourquoi te faire confiance !    

Elle haussa un sourcil, l'air accusateur.    

— Je n'ai jamais tué l'un des tiens, je n'étais qu'un pion pour Hoak, un objet, qu'il a vulgairement jeté lorsqu'il n'en n'avait plus besoin. Et je suis bien ravie qu'il ait décidé de m'abandonner, maintenant je vais pouvoir me venger sans sentir son ombre constamment marcher derrière moi.    

Ses paroles résonnaient de rage et de vérité. Mais toutes mes voix intérieures hurlaient qu'elle mentait. Qu'elle tentait de manipuler ma compassion.   

— C'est toi, la fille qui veut venger sa famille, n'est-ce pas ? poursuivit-elle. Et c'est aussi toi qui as juré de rendre justice à ton peuple, et de condamner Hoak ?    

Sa voix me suppliait presque de lui répondre que oui, j'étais bien cette fille.   

Une rage identique à la mienne animait ses yeux. Et je me devais de lui reconnaître au moins une chose : elle ne mentait pas sur la soif de vengeance qui l'habitait.    

— En quoi mon dessein t'intéresse ? repris-je, plus calmement, presque à abaisser les armes pour écouter exactement ce qu'elle avait à me dire.    

Elle s'avança d'un pas, son regard braqué sur moi, défiant, mais aussi étrangement vulnérable. Ses longues nattes ruisselaient de pluie, s'enroulant autour d'elle comme des algues vivantes.   

— Ton dessein m'intéresse parce qu'il s'aligne avec le mien, dit-elle enfin, sa voix grave. Hoak m'a tout pris. Ma place, ma liberté, ma famille, mon corps, et bien plus encore. Si tu cherches à le détruire, alors je peux t'aider.   

Je me figeai, la dague toujours en main, hésitant entre rejeter son offre et considérer la possibilité qu'elle disait vrai. Les Okto étaient des traîtres par nature, des manipulateurs nés. Mais il y avait dans ses mots une sincérité brute qui me déstabilisait.   

— Tu es son épouse ?    

L'évidence même de ma question me créa une vague d'embarras.    

J'étais l'une de ses épouses, rappliqua-t-elle rapidement. Il m'a acheté, a fait de moi sa femme, et ma menacer de le fuir.    

La femme lâcha son arme et souleva à la place ses manches. Ses bras... Nom d'un Elfiah sans oreilles... Hoak lui avait infligé toutes ces cicatrices ?    

Lorsque qu'elle affirma que j'eu assez observé les traces sur sa peau, elle replia ses manches et repris d'une voix davantage amicale :    

— Il a des alliés dans les coins les plus sombres d'Oxstrea, des alliances que même ton peuple ignore. Si tu veux l'atteindre, tu as besoin de quelqu'un qui connaît ses faiblesses. Et ça, c'est moi.   

Elle n'avait pas tort. Je voulais dénoncer Hoak à la Reine, mais je ne voulais pas qu'on l'envoie simplement dans les Limbes. Je ne voulais pas qu'il souffre comme n'importe quel traître. Je voulais qu'il subisse plus. Qu'il supplie à son tour, comme mon père l'avait supplié.    

Et d'un autre côté, si je tombais directement la tête la première dans son piège, je n'aurais jamais accès à ma propre vengeance.    

— Je ne travaille pas avec les Okto, déclarai-je, tranchante. Surtout pas avec une Déserteuse qui pourrait me trahir à la première occasion.   

Elle haussa les épaules, comme si ma réponse lui importait peu.   

— Très bien, fit-elle. Alors tue-moi. Si tu ne peux pas voir que je suis sincère, débarrasse-toi de moi maintenant. Je ne mendierai pas ta pitié.   

Sa proposition me surprit. Je plissai mes yeux en tendant mon bras dans sa direction, son regard fixai ma dague.    

— Vas-y, ajouta-t-elle, un rictus se formant au coin de ses lèvres. Tranche-moi la gorge. Hoak t'applaudirait sûrement pour avoir fait son sale boulot à sa place.   

Je serrai la mâchoire. Ses mots réveillaient en moi un tourbillon de colère et de méfiance. Elle jouait un jeu dangereux, mais si elle mentait, elle était incroyablement douée.   

— Je ne fais pas ça par pitié, Okto, dis-je en abaissant légèrement ma lame. Mais sache une chose, si tu mens, si tu oses me trahir, je te traquerai, et je te tuerai.    

Un rire s'échappa de ses lèvres dont les contours étaient peints d'une couche charbonneuse, comme l'étaient ses yeux, et les motifs rond sur ses pommettes.    

— Tu ne ferai pas peur même au plus mince des insectes, ma jolie, mais j'accepte ta menace.    

Je rangeai ma dague dans mon corset et quitta mon emplacement en passant proche d'elle, si bien que mon épaule frôla sa poitrine.    

— C'est ce qu'on verra, ai-je conclu.

La femme s'était glissée dans la grotte derrière moi, inspectant les lieux d'un œil prudent. Son regard s'arrêta sur Morten, étendu à même le sol, pâle et immobile. 

— Il lui est arrivé quoi ? demanda-t-elle en brisant le silence.

Je m'assis près de Morten, jetant un coup d'œil inquiet à son visage blafard. Son corps avait cessé de trembler, mais il semblait toujours aussi fragile. 

— Il a reçu des coups de couteau, soufflai-je, en effaçant les images de Ze'ev et du couteau qu'il tenait dans sa main. Mais son corps refuse de guérir... Et je ne comprends pas pourquoi. 

Elle s'approcha lentement, s'accroupissant à côté de lui. Après un instant d'hésitation, elle examina les blessures avec attention, puis, à ma grande surprise, effleura le sang de ses doigts avant de le porter à ses lèvres. 

À peine une seconde plus tard, elle recracha violemment. 

— Du poison, lâcha-t-elle avec dégoût. Il faut cautériser ses plaies immédiatement, sinon il ne tiendra pas. 

Mon cœur se serra. Je comprenais instantanément. 

— L'Amolikk, murmurai-je, les poings serrés. Ce crétin a consommé cette fichue drogue ! 

Elle tourna brièvement son regard vers moi, mais je n'y prêtais pas attention.

— Donne-moi ta dague, ordonna-t-elle, tendant la main. 

Je la regardai avec méfiance, mes doigts se portèrent à mon corset.

— Pourquoi je te la donnerais ? 

Un duel silencieux s'installa entre nous, ses yeux sombres manquaient de patience.

— Si tu veux qu'il vive, tu n'as pas le choix, souffla-t-elle. 

Je restai figée une seconde de plus avant de céder à contrecœur, tendant l'arme avec une expression fermée. 

— Une mauvaise idée, murmurai-je, presque pour moi-même. 

Elle ne répondit pas. Elle attrapa une pierre plate posée près de nous et, avec une expertise évidente, se mit à travailler. La dague produisit bientôt des étincelles, et une petite flamme naquit sous ses doigts agiles.  Je l'observai, intriguée. 

— Comment tu as fait ça ? demandai-je sans vouloir la déconcentrer. 

— J'ai reconnu la dent des Torrs, répondit-elle sans lever les yeux de sa tâche. C'est une bête rare. Leurs dents nous servent aussi à produire du feu. 

Thenaë avait trouver une dent de Torr, c'était un sacré exploit !

Elle n'ajouta rien. La lame chauffa rapidement, prenant une teinte rougeâtre. Puis, sans perdre de temps, elle souleva le tissu couvrant la blessure de Morten, révélant les deux entailles profondes. 

— Prépare-toi à le tenir, dit-elle d'une voix ferme. 

Je hochai la tête, bien que je susse qu'il était trop faible pour se débattre. 

Lorsqu'elle pressa la lame chauffée contre la plaie de son estomac, Morten hurla, un cri rauque qui me glaça le sang. Son corps s'arcbouta sous l'effet de la douleur, mais il retomba rapidement, inconscient. 

— Ça suffira, déclara-t-elle en retirant la lame et en passant à la seconde entaille. 

Une fois la tâche accomplie, elle s'essuya le front d'un revers de main et se laissa tomber sur le sol. 

— Nous devrions nous reposer, dis-je en observant les cernes sous ses yeux charbonneux. On partira à l'aube. 

Elle ne répondit pas et ça m'allait très bien. Je m'occupai de Morten en l'installant aussi confortablement que possible avant de chercher un coin sec pour m'allonger. 

La pluie avait cessé, mais l'air restait glacial, pénétrant même les couches de tissu les plus épaisses. Mes pensées tournaient en boucle.

Je te tuerai.

Je te tuerai.

Je te tuerai.

Le visage d'Hoak ne quittait jamais mon esprit. Tout comme ses atrocités.    

— Je te tuerai.

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