9 | oversoft

CLÉO

14:16

Esther sort avec quelqu'un.

Comme à peu près la planète entière, je l'ai découvert hier soir. Après son coup de téléphone, elle a prétexté être épuisée et a filé dans sa chambre. La lumière a filtré sous sa porte pendant des heures mais elle n'est jamais ressortie.

Quand à moi, j'ai bien sûr compris que quelque chose se tramait. Taper son nom sur Google m'a suffi pour apprendre la nouvelle dans l'onglet des actualités : Esther sortirait donc avec un certain Maël, autre créateur de contenu et étoile montante sur TikTok.

J'ai lu quelques commentaires avant de me coucher, désireux de voir les réactions des gens. Comme je m'y attendais, la plupart encensaient le garçon et dézinguaient la fille, tout ça à cause de la légende postée par le compte de gossips qui a répandu la nouvelle, à savoir : « Alerte nouveau couple ! @seguinmaël et @estheronline ont été pris en train de s'embrasser à la sortie du dernier évènement organisé par Déco Live pour le lancement de leur nouvelle collection de canapés. Selon mes sources, les deux influenceurs se seraient rencontrés il y a seulement quelques semaines. Apparemment, ils n'ont pas perdu de temps ! ».

Passif-agressif sans être assez frontal pour se faire emmerder pour incitation à la haine : un vrai travail de professionnel.

En tout cas, depuis que tout cela est arrivé, Esther s'est complètement enfermée dans sa bulle. Ce n'est pas spécialement inhabituel ; elle a toujours tout mis en œuvre pour nous éviter Adèle, Louis et moi. Avec la soirée d'hier j'aurais pensé que les choses changeraient peut-être, mais j'imagine que les récents évènements ont un peu changé nos plans.

— On devrait en garder une part pour Esther, dit Adèle en me voyant mettre les restes de ma salade composée au réfrigérateur.

J'hésite un instant, puis finit par acquiescer.

— Je mets ça sur son étagère. Contente ?

Ma petite sœur lève le pouce en l'air, satisfaite. Depuis le début, je sens qu'elle voue une grande admiration à notre colocataire, ce que je trouve assez mignon. Ça faisait un certain temps qu'Adèle n'avait pas eu de modèle féminin à qui réellement s'identifier.

— Tu crois qu'elle va bien ? demandé-je, mine de rien, au bout d'un moment.

— Non.

Ma sœur n'a pas hésité un instant avant de répondre, ce qui me fait froncer les sourcils. En voyant mon air interrogateur, elle explique :

— Vous ne vous parliez pas beaucoup, mais moi je la croisais très souvent. Elle a surveillé Louis une ou deux fois pendant que je faisais mes devoirs.

— Je ne savais pas.

Comme un con, je me sens un peu blessé. Il faut croire que c'était plus simple à vivre pour moi de croire qu'elle nous évitait tous... pas juste moi.

— En tout cas, on se parlait un peu... Mais depuis hier soir, plus du tout. Elle ne m'a même pas ouvert la porte quand j'ai toqué tout à l'heure. Je crois qu'elle m'en veut.

— Pourquoi elle t'en voudrait ? questionné-je, intrigué.

— Aucune idée.

Je marque une pause, puis ébouriffe les cheveux de ma sœur avant d'aller prendre Louis dans mes bras. Ensuite, je glisse à Adèle :

— J'ai besoin de jus de citron pour ma recette, tu fais un saut au supermarché ? Je m'occupe de mon neveu préféré.

Ma sœur acquiesce avec soulagement, prenant avec plaisir les quelques minutes de repos qui lui sont accordées. Je joue avec Louis le temps qu'elle s'en aille et dès que la porte est claquée, je reprends le petit dans mes bras et traverse le couloir jusqu'à la chambre d'Esther, où je toque doucement.

— C'est Cléo, annoncé-je.

Pas de réponse.

— Tu peux m'ouvrir, s'il te plaît ? demandé-je d'une voix forte.

— Non !

Ah bah nickel.

Saoulé par son attitude, j'ouvre la porte de ma main libre sans attendre son feu vert. Mes yeux se posent alors aussitôt sur Esther, plus naturelle que je ne l'ai jamais vue. Elle a le visage couvert d'un masque d'argile, ses cheveux blonds sont mouillés et dégoulinent sur son débardeur blanc et elle a la main plongée dans un paquet de gâteaux apéro' au bacon.

— Dégage ! siffle-t-elle, les joues rouges de colère. Je ne t'ai pas dit d'entrer !

— Je sais, réponds-je calmement. Est-ce que ça va ?

Ses yeux couleur chocolat me transpercent, surpris que j'ose lui tenir tête.

— Oui. Content ? rétorque-t-elle avec ironie.

Je la fixe sans répondre. Elle a l'air infiniment triste mais surtout très en colère, et pas besoin d'être un génie pour comprendre que celle-ci n'est pas réellement dirigée contre moi.

— Maintenant va-t-en ou je jette un gâteau à la figure, menace-t-elle en voyant que je ne bouge toujours pas.

— Joker ; j'ai un bébé dans les bras.

Esther secoue la tête en me fusillant du regard. Ma pointe d'humour n'a pas l'air de la faire rire.

— Je m'en fous, rétorque-t-elle sèchement. T'as trois secondes pour t'en aller ou je te jure que je mets mes menaces à exécution. Un, deux...

En voyant que je suis toujours immobile, Esther passe à l'action. Elle me jette des gâteaux à la figure, un par un. Je protège la tête de Louis et réprime un sourire devant son attaque, qui est pour le moins atypique.

— Dis-moi ce que je peux faire pour toi et ensuite je m'en vais, finis-je par proposer.

— « Ce que tu peux faire pour moi » ? rugit-elle. La seule chose que je veux c'est qu'on fiche ton enfoirée de sœur à la porte !

Je me fige, surpris.

— Pardon ?

— T'as bien entendu, rétorque-t-elle, confiante.

Je la regarde, les lèvres pincées. En effet, on ne se connaît pas bien avec Esther. Sinon, elle saurait qu'elle peut parler ainsi de n'importe qui, sauf d'Adèle.

— C'est quoi ton problème avec elle ? Elle est adorable avec toi et elle t'adore, répliqué-je. Alors quoi, elle a bu dans ta bouteille d'eau ? Ou elle t'a unfollow sur les réseaux sociaux, peut-être ?

Mon ironie semble tomber à pic pour Esther : elle alimente sa colère et la fait repartir de plus belle.

— Je ne lui avais demandé qu'une seule chose, une seule ! s'écrie-t-elle. Elle avait juste à se la fermer putain, c'était pas difficile !

— Mais qu'est-ce que tu racontes ?

— C'est elle qui est allée balancer à ce compte de ragots que j'étais en couple !

Je m'immobilise, choqué. Contre moi, Louis commence à s'agiter à cause de nos cris alors je le berce mécaniquement avant de demander :

— Pourquoi tu dis ça ?

— Elle m'a vue avec Maël l'autre jour, explique-t-elle, les bras croisés sur sa poitrine. Je lui ai demandé de ne pas en parler autour d'elle mais visiblement, c'était trop compliqué de tenir sa langue.

Esther se détourne, un air de personne trahie sur le visage.

— Adèle n'aurait jamais fait ça.

— Mais qui, alors ?! s'exclame-t-elle en gesticulant. Personne d'autre n'était au courant !

— La photo a été prise dans la rue, OK ? N'importe qui pourrait t'avoir vue rouler une pelle à ce mec, et n'importe qui aurait pu envoyer la photo à ce compte de potins.

Mon point semble soudain faire sens dans la tête d'Esther. Elle me fixe un instant sans rien dire, puis se passe une main dans les cheveux en soupirant.

— C'est vrai, je... C'est vrai.

— Bien sûr que c'est vrai, reprends-je en continuant de bercer Louis contre moi. Tu es une personnalité publique et tout le monde a envie de savoir avec qui tu sors. En plus, connaissant ma sœur, elle devait se trouver sacrément privilégiée d'être la seule à le savoir alors pourquoi est-ce qu'elle en aurait parlé à tout le monde ?

Esther semble complètement désemparée par mon explication. Maintenant que je lui enlève sa principale suspecte, ses yeux s'emplissent de larmes et elle s'assied sur le bord de son lit.

— Je... Pardon. T'as raison.

J'acquiesce, toujours dans l'entrée de sa chambre. Son air triste me brise le cœur.

— Bon, je... Je vais te laisser, annoncé-je au bout d'un moment. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.

Je suis en train de faire volte-face quand elle me demande soudain :

— Tu peux me laisser Louis un petit moment ? demande-t-elle soudain.

Je me retourne avec un air surpris. Son masque à l'argile commence à se craqueler sur ses joues, lui donnant un air encore plus vulnérable. C'est la première fois que j'entrevois en face à face la Esther que j'ai découvert dans ses vidéos l'autre soir, celle qui avait l'air douce, drôle et sensible.

— Bien sûr, finis-je par accepter.

Je dépose doucement mon neveu par-dessus sa couette. Esther lui sourit alors d'un air triste, posant une main protectrice sur son ventre. Tandis que je quitte la pièce, je l'entends lui parler doucement :

— Qu'est-ce que tu es mignon, toi... Hein, t'es trop mignon ?

J'esquisse un petit sourire en voyant Louis essayer de toucher sa peau recouverte du produit sombre.

Tandis que je referme la porte, je l'entends embrayer d'une voix douce :

— Ça va aller, pas vrai ? Parce que t'es là, maintenant.

Elle est de dos mais mon cœur se serre en décelant comme une fissure dans sa voix. Ça me rappelle celle de ma mère et comme chaque fois que je pense à mère, ma gorge se serre.

Cette fissure, c'est celle de la solitude.

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