5 | overacceptance
ESTHER
21:42
— J'ai appelé la proprio.
Je ne me retourne même pas, les yeux toujours fixés sur la fenêtre à l'extérieur. Je suis tellement énervée que tout mon visage brûle de colère. Je suis sûre que si on m'envoyait de l'eau à la figure là maintenant, de la vapeur en sortirait.
— Elle a discuté avec son mari et effectivement, ils ont tous les deux loué l'appartement. Chacun pensait que l'autre s'en occupait et ils n'en n'ont apparemment pas rediscuté ensemble depuis un certain temps. Donc en gros, le mari t'a promis l'appartement, et la femme me l'a promis à moi.
Je tape du pied de plus belle, enfonçant mes ongles dans mes avants-bras croisés sur ma poitrine. Quelle situation pourrie, putain. Je crois que je n'ai jamais autant détesté les parisiens qu'à cet instant.
— J'arrive pas à croire qu'ils ont fait ça, sifflé-je, les dents serrées.
Histoire d'évacuer un peu ma colère, j'ajoute aussi deux ou trois insultes fleuries dans ma barbe.
— En tout cas, reprend ledit Cléo en se laissant tomber sur le canapé, je suis vraiment désolé pour toi.
Cette fois, je me tourne vers lui pour rétorquer :
— Désolée pour moi ? Tu devrais plutôt être désolé pour toi, oui. C'est vraiment dur de trouver un appartement à Paris, je ne sais pas comment tu vas faire.
Le brun me fixe un instant en silence, les sourcils arqués... puis éclate de rire comme si je venais dire la blague de l'année. Pour un peu, je me verrais presque discerner une médaille de reine de l'humour.
— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? répliqué-je, piquée au vif.
— Ce n'est pas moi qui vais partir, répond-t-il simplement en haussant les épaules. C'est toi.
— Et pourquoi ça ?! m'écriai-je, les joues en feu. J'ai emménagé la première !
— Et ma sœur a un bébé, crache-t-il en retour. Tu ne vas pas foutre une mère de seize ans à la rue, quand même ?
J'ouvre la bouche et la referme, ne sachant pas quoi répondre. La vérité c'est que peu importe ce que j'aurais dit à ce sujet, je serais passée pour un monstre.
— Je n'ai aucun autre endroit ou aller, donc c'est non, conclus-je d'une voix ferme. Je ne bougerai pas d'ici, désolée.
Celui que je prenais pour un simple voisin il y a encore une heure pousse un soupir exaspéré tout se tirant les cheveux, les paupières fermées par la frustration.
— Alors on est bien dans la merde, finit-il par dire au bout d'un moment.
Je ne réponds pas toute suite, trop occupée à penser à tout ce temps passé à chercher un appartement. Et dire que je pensais enfin avoir trouvé la perle rare...
Je suis en plein cauchemar, bon sang.
Seulement, la minuscule lueur de lucidité qu'il me reste sait que m'énerver contre ce type ne fera pas avancer la situation. Lui aussi est déçu et agacé, et il est clair que se crier mutuellement dessus ne va rien résoudre.
Aussi, je finis par me laisser tomber à mon tour sur le canapé, à l'autre extrémité, en soupirant :
— C'est clair.
Nous restons ainsi quelques minutes, les pensées tourbillonnantes. Aucun de nous ne sait comment relancer la conversation, conscients que nous ne tomberons jamais d'accord.
C'est peut-être égoïste, mais je ne compte pas céder cet appartement. J'ai mis énormément de temps à le trouver et maintenant que j'ai emménagé, je ne peux plus revenir en arrière. Même si j'aime mes parents et Miranda de tout mon cœur, il n'est pas question que je revienne dans les Vosges.
Je suis en train de songer à exprimer cette pensée à haute voix quand des pas se font entendre dans le couloir. C'est là qu'une adolescente en pyjama apparaît dans le salon, ses cheveux mouillés dégoulinant sur sa chemise de nuit bleue marine.
— Va falloir qu'on achète du shampooing, j'arrive à la fin du t... Oh, bonjour, s'interrompt-t-elle en plein milieu de sa phrase. Désolée, je ne savais pas qu'on avait de la visite...
— On n'a pas de visite, rétorque Cléo d'un ton agacé. Cette fille est aussi locataire de l'appartement.
— Hein ? Mais comment ça ?
En quelques minutes, le brun résume la situation à celle que je comprends être sa petite sœur. Plus il détaille ce qu'il se passe, plus les yeux de la jeune fille s'arrondissent.
— Mais on a rendu les clefs de l'ancien appartement ! Et quelqu'un est déjà dedans, on a nulle part où aller ! s'exclame-t-elle à la fin du récit, paniquée.
Les yeux plissés, j'aperçois Cléo se lever du canapé pour aller poser une main rassurante sur l'épaule de sa sœur avant de lui dire d'une voix posée :
— Je vais trouver une solution. Va t'occuper de tes maths, OK ? Je gère la situation.
Celle-ci le regarde un instant avec une lueur terrifiée dans le regard, puis finit par acquiescer lentement avant de tourner les talons. Je l'entends claquer la porte de ce que je pensais être ma chambre, le cœur lourd.
— Bon... lâche alors le brun, le front plissé par l'inquiétude. Tu l'as compris, je ne peux tout simplement pas te laisser cet appartement. Ma sœur est inscrite au lycée du coin, je travaille tout près et la nounou du petit est aussi dans le quartier... J'ai mis tout mon cœur à trouver cet appartement, je ne peux pas lâcher l'affaire. Je suis sincèrement désolé.
Je le fixe sans rien dire, les lèvres pincées. Certes, son récit est touchant... et il m'inspire pas mal de pitié, je dois l'avouer. Si cette jeune fille qui semble avoir déjà des soucis – je veux dire, elle a apparemment un gosse (???) – se retrouvait à la rue, je ne serais plus capable de dormir sur mes deux oreilles.
Mais, et toi ? me souffle alors une voix dans ma tête.
Un sentiment d'injustice éclot dans ma poitrine, tellement douloureux qu'il me fait mal. J'ai énormément travaillé pour pouvoir économiser l'argent nécessaire au loyer et je me suis investie comme je ne l'avais encore jamais fait pour trouver un aussi beau bien. Moi aussi, je le mérite.
Alors oui, c'est bien triste pour ce type et sa jolie famille, mais je mérite aussi le bonheur. Cette fois, je ne serais pas celle qui qui se sacrifie.
— Moi aussi j'adore ce quartier, rétorqué-je. Et surtout, toute ma famille habite loin et je ne connais personne dans cette ville, donc je n'ai nulle part où aller. Et clairement, rentrer chez mes parents à la montagne n'est pas une option. Pardon mais je suis au pied du mur, là.
Mes yeux rencontrent ceux dudit Cléo, qui s'apparentent à un ciel orageux. Il se lève alors du canapé et se poste devant la fenêtre où j'étais tout à l'heure, pensif.
— Bon, la conclusion c'est qu'aucun de nous ne veut partir, finit-il par lâcher.
J'acquiesce.
— Visiblement.
Je laisse glisser alors mon regard sur celui que je croyais être mon voisin de palier il y a encore une heure – enfin, disons avant que je croie qu'il était un streamer spécialisé dans les pranks. Je ne remarque que maintenant à quel point il est grand, me dépassant probablement d'une bonne tête ; ce qui est relativement rare, vu que je mesure un bon mètre soixante-seize. D'habitude, c'est moi qui regarde les gens de haut.
— J'ai peut-être une solution... mais je crois que ça ne va plaire à aucun de nous, finit-il par dire, les yeux toujours tournés sur la fenêtre.
— Dis toujours.
Oui, j'ai complètement laissé tomber le vouvoiement. Pour ma défense, je crois qu'au vu des émotions auxquelles j'ai été confrontée depuis une heure, je suis en droit de lâcher un peu de lest à la politesse.
Doucement, Cléo fait alors volte-face et se tourne dans ma direction. Les bras toujours croisés par-dessus son torse, il prend une grande inspiration avant de lâcher sa bombe :
— Peut-être qu'on devrait habiter ici tous ensemble.
Je le fixe, hébétée. Sérieusement, je pense que je devrais vérifier une nouvelle fois qu'il n'y a réellement pas de caméras cachées dans cet appartement de malheur.
— Quoi ?! Et puis quoi encore ? m'exclamai-je en gesticulant. Je devais vivre seule comme une grande fille indépendante, pas me retrouver avec un papa poule, une adolescente paniquée et un mioche qui braille !
OK, avec le recul, j'admets que je suis dure. Mais sur le moment, il est clair que je n'en ai absolument rien à foutre – disons que j'ai d'autres priorités.
— Ça ne me plaît pas plus qu'à toi mais c'est la seule solution, OK ?! grogne le brun en me fusillant du regard. Si on ne tombe pas d'accord le propriétaire va devoir choisir qui peut rester ; ou au pire, nous virer tous les deux.
Pas besoin d'être un génie pour savoir que s'il faut choisir quelqu'un à éliminer de l'équation, ce sera très certainement moi. Le camp adverse compte trois membres, dont l'un âgé de moins de trois ans. Même sans être une flèche, je sais très bien que je n'ai aucune chance de gagner la partie.
— Mais, je... J'ai besoin de silence et de concentration, et d'une pièce à moi ! m'écriai-je, des larmes de frustration commençant à poindre aux coins de mes yeux. Je ne peux pas gérer ça, je ne suis pas capable, je...
Je m'interromps pour reprendre ma respiration, une main sur ma poitrine.
— Aucun de nous n'est là de la journée, répond Cléo d'une voix posée. Tu auras tout le temps du silence, ou au moins pendant sept heures par jour. Ça devrait être suffisant.
Vidée, je ramène mes jambes contre ma poitrine et laisse reposer mon front sur mes genoux. Si je m'écoutais là tout de suite, je fondrais en larmes.
— Et je vais dormir où ? demandé-je, les yeux brillants. Les gosses ont pris ma chambre.
— Je peux te laisser la mienne. Je dormirai avec ma sœur et mon neveu.
Je le fixe sans rien dire. Je vois que cette proposition lui coûte à lui aussi puisqu'il ne m'a pas regardée en le disant. Il a ses yeux noirs bloqués sur ses chaussettes, refusant de croiser mon regard.
— Je... Je ne sais pas, finis-je par balbutier.
Un léger silence s'installe alors, silence pendant lequel je réalise soudain que peu importe l'issue de cette situation, une partie de mon rêve va s'écrouler. Si je réussis à vivre seule ici, cet appartement n'aura plus jamais la même saveur – et si je suis expulsée, il n'aura plus aucun goût tout court.
Mais si je décide de cohabiter avec ces trois-là... Je dois faire le deuil de mes projets. Impossible de transformer la deuxième chambre en bureau, et je dois prendre la plus petite en prime. Je vais devoir me contenter d'une seule étagère dans le frigo, partager mes placards dans la salle de bains, ne plus laisser traîner mes culottes si je le souhaite, passer l'aspirateur beaucoup plus souvent... En bref, je vais devoir devenir une colocataire mature et respectable – et d'ordinaire, je ne colle à aucun de ces deux adjectifs.
— Quel merdier, lâche soudain Cléo, cette fois en me regardant. Au passage, désolé de t'avoir dit d'aller te faire soigner tout à l'heure.
Je lui fais signe que ce n'est pas grave.
— Laisse tomber, c'est bon.
Je marque une pause, puis demande soudain :
— Bon, euh, et sinon... Il pleure beaucoup, le bébé ?
Face à moi, le visage de Cléo semble s'adoucir. Celui-ci hausse les épaules, un minuscule sourire apparaissant sur ses lèvres. Il a soudain l'air d'une toute autre personne, plus détendue et calme. Ça lui va bien.
— Quasiment jamais.
— Et il s'appelle Louis, c'est ça ?
— C'est ça. Ma sœur est du genre classique – sauf pour la musique, promis. En parlant de ça, je te jure que je vais lui apprendre à utiliser des écouteurs.
Je me mordille les lèvres sans le quitter des yeux, la situation tournant et se retournant dans ma tête. J'ai l'impression d'être face à un Rubik's cube à vingt faces.
— Si j'accepte, je ne paie que vingt-cinq pourcents du loyer, annoncé-je ensuite d'une voix inflexible.
Le brun ouvre grand la bouche, choqué.
— Hein ?! Ce n'est pas du tout équitable ! s'exclame-t-il.
Je m'assieds en tailleur sur le canapé pour être plus à l'aise et lève les deux mains en l'air avant d'expliquer :
— Eh, vous êtes trois, d'accord ?!
— Dont un bébé, précise Cléo. Ça compte pour une demi-personne, voir moins.
Je plisse les yeux.
— Je paie trente pourcents du loyer, pas plus. C'est ça ou demain, le berceau est dans le local poubelle.
Même lorsque le brun me dévisage en arquant un sourcil, je garde mon air le plus sérieux. Puisque je dois perdre ma chambre, j'estime que je mérite au moins une compensation financière digne de ce nom.
— Je ne te pensais pas si méchante la première fois que je t'ai vue devant l'ascenseur.
Je roule des yeux.
— C'est parce que je rentrais d'un date, j'étais de bonne humeur. Alors, marché conclu ?
Cléo me fixe pendant de longues secondes, semblant peser le pour et le contre dans sa tête. Pendant un instant, je suis tentée de le prévenir des défauts agaçants qui pourraient l'impacter si nous venions à devoir cohabiter, mais je me retiens au dernier moment pour ne pas desservir ma cause. J'imagine qu'il découvrira tout ça en temps voulu... s'il accepte mon marché.
Au bout de ce qui me paraît être une éternité, Cléo finit par laisser échapper un soupir de ses lèvres fines. Puis, après s'être ébouriffé les cheveux d'un geste rageur, il tend la main vers moi pour la deuxième fois depuis que je le connais avant de répondre d'une voix confiante :
— Marché conclu.
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