37| overexposed

CLÉO

22:08

— Adèle, t'as cours demain ! T'es censée être couchée, là !

Même si je lui ai parlé de la salle de bains, ma sœur a très bien entendu ce que je viens de lui dire à l'autre bout de l'appartement. Celle-ci marmonne je-ne-sais-quoi – je crois saisir les mots « arrête », « bébé » et « emmerde » – avant qu'une porte ne claque. Avec un peu de chance, c'est celle de sa chambre.

— Bouh, le méchant grand frère, rétorque Esther d'une voix forte pour couvrir l'eau qui coule.

Celle-ci est en train de se doucher juste derrière moi tandis que je me brosse les dents. Cela fait maintenant deux semaines qu'elle est rentrée et à mon plus grand plaisir, j'ai l'impression que nous avons retrouvé un rythme.

Un meilleur rythme qu'avant, même : maintenant, nous ne nous cachons plus. Adèle ne nous a jamais fait un seul commentaire désobligeant sur notre relation – elle était trop occupée à sauter partout, trop heureuse du retour d'Esther à la maison.

On forme un drôle de groupe, mais je crois qu'on aime tous ça. On est devenus une sorte de famille recomposée... Une famille. qu'on a tous choisi.

— Ch'ai été trop sympa avec elle récemment, che me devais de remédier à ça, dis-je avant de cracher mon dentifrice dans le lavabo.

Esther se met à rire de l'autre côté du rideau de douche.

— C'est vrai qu'il ne faudrait pas qu'elle s'habitue au Cléo cool. Cela dit, j'aime bien le Cléo méchant... Il est sexy.

J'arque un sourcil amusé en me rinçant la bouche. Y'a pas à dire, elle sait trouver les bons mots.

Je m'apprête à lui répondre quand son téléphone vibre à côté de moi. Le vrai cliché de l'influenceuse : elle emmène son téléphone absolument partout. C'est d'ailleurs étonnant qu'elle n'ait pas encore trouvé un moyen de s'en servir sous la douche ; au point où on en est, je me dis parfois qu'elle devrait se le faire greffer au bout de la main.

C'est pour cela qu'on a décidé d'instaurer une nouvelle règle : pas de téléphone avant de dormir le soir. À partir du moment précis où elle met un pied dans le lit, Esther a interdiction de répondre au moindre commentaire ou d'aller jeter un œil à ses DM. Ce moment-là, il est juste à elle et moi.

— Ta mère t'appelle, dis-je en jetant un œil à l'écran.

De l'autre côté du rideau de douche, j'entends Esther répondre d'un ton égal :

— Ah oui, mince... Elle m'avait dit qu'elle allait m'appeler pour qu'on parle de l'anniversaire de Valérie la semaine prochaine.

— L'anniversaire de Valérie ? Valérie ta belle-mère ?

— Oui. Elle a invité ma mère.

Je m'adosse au lavabo, surpris.

— C'est drôle quand même. Ça ne les dérange pas d'être toutes les deux dans la même pièce ?

Avant de me répondre, Esther passe son bras dans l'interstice entre le mur et le rideau et tâtonne à l'aveuglette pour trouver sa serviette. Amusé, je la lui dépose dans sa main et elle me remercie avant d'ouvrir le rideau, le corps enroulé dans sa petite serviette vert sapin.

— Non, au contraire. Elles s'adorent.

Esther marque une pause, puis secoue la tête en souriant avant d'ajouter :

— Remarque, ça aurait été bizarre qu'elles soient diamétralement opposées ; mon père les a épousées toutes les deux, quand même.

J'acquiesce doucement, les lèvres serrées. Même si nous en parlons très rarement – ni elle ni moi ne lançons le sujet familial étant donné que c'est assez compliqué pour moi d'en parler –, j'ai toujours remarqué qu'Esther était très à l'aise avec cette situation. J'admire ça chez elle.

— C'est drôle de voir à quel point tu souris quand tu parles de Valérie. Pour moi, les belles-mères c'étaient des marâtres et des créatures maléfiques qu'on est censé détester ; comme dans Cendrillon, tu vois.

Je marque une pause, puis ajoute :

— Tu es sûre qu'au fond de toi tu ne la détestes pas ? Même pas un peu ? Tu pourrais me le dire, hein.

Esther hausse une épaule et enfile ses sous-vêtements tandis que je fouille dans le placard à la recherche de ma mousse à raser. Lorsque je me détourne, elle est en débardeur-culotte et me répond calmement :

— Pourquoi je la détesterais ?

— J'en sais rien... Inconsciemment, elle a peut-être un peu marqué la fin du couple de tes parents.

Esther secoue la tête.

— Oh, tu sais, le couple de mes parents était fini bien avant que Valérie ne rencontre mon père. Ils étaient en couple depuis le collège alors je crois qu'avec le temps, ils sont devenus plus amis qu'autre chose... Alors au bout d'un certain temps, quand j'avais six ou sept ans, ils ont décidé de se séparer.

— Mais tu ne penses pas qu'ils auraient pu persévérer ? Essayer de sauver leur couple ?

La question est sortie toute seule et dès que je l'ai dit, je ne peux m'empêcher de le regretter.

Évidemment, je projette la situation de mes propres parents sur les siens. Je crois que je trouve ça beaucoup trop injuste que deux personnes valides arrêtent d'essayer d'arranger les choses alors que d'autres n'ont tout simplement pas cette chance.

Esther s'approche de moi et pose une main sur ma joue. Elle a l'air de la personne la plus mature du monde lorsqu'elle me répond doucement :

— Ils ne s'aimaient plus, Cléo. Ce sont des choses qui arrivent ; parfois, les gens prennent des chemins différents. En se quittant, ils se sont laissés une chance de retomber amoureux... Peut-être pas pour la vie, je crois qu'ils avaient arrêté de croire à ce genre de conneries, mais au moins pour un moment.

Elle marque une petite pause puis ajoute :

— Depuis que mon père a rencontré Valérie, il est sincèrement heureux. Et moi, il n'y a rien que j'aime plus au monde que de le voir heureux.

Waouh.

C'est beau, et très mature. Si seulement j'arrivais à être comme elle...

Dans un sens et même si la situation est toute autre, mes parents ont arrêté de s'aimer eux aussi. Mon père n'est tout simplement plus en capacité d'être amoureux d'elle et même si c'était toujours le cas, je ne suis pas sûr qu'il arriverait à l'aimer comme ma mère le mérite.

Ça me brise le cœur, mais je crois que plus le temps passe et plus je commence à envisager de faire le deuil de leur relation. Ça n'arrivera pas maintenant et sûrement pas bientôt non plus, mais bientôt peut-être.

J'espère.

— Et tu l'aimes bien, Valérie ? demandé-je alors.

Aussitôt, le visage d'Esther s'illumine. Tout en enfilant son bas de pyjama – un pantalon bleu pâle avec des petits léopards –, la blonde me répond :

— Oh la la, oui. Elle est drôle à en crever, tu verrais ; une fois quand j'étais petite, elle nous a tellement fait rire mon père et moi qu'on s'est craché notre jus de pomme dessus. Et une autre fois, elle a fait des blagues à un serveur dans un restaurant et parce qu'il l'a trouvée hilarante, il nous a offert le repas.

— Waouh, réponds-je, contaminé par son sourire.

— Et puis même, elle est vraiment courageuse... Son mari l'a trompée au bout de seulement un an de mariage et au lieu de se laisser couler, elle a créé sa propre entreprise et elle a réellement réussi sa vie. C'est une bosseuse, elle se donne toujours à fond mais à côté de ça, elle est hyper positive. C'est la collègue motivante, tu vois ? Celle qui voit toujours le verre à moitié plein et qui ramène des croissants le matin pour motiver les troupes.

J'acquiesce, puis ose demander :

— Mais ça ne t'as jamais dérangée qu'elle agisse comme ta mère ?

Esther secoue la tête et me sourit d'un drôle d'air. On dirait qu'elle me prend pour un enfant qui n'a pas du tout compris la situation – ce que je suis sûrement, au fond.

— Non, au contraire, répond-t-elle avec assurance. J'avais déjà une mère, elle l'a toujours su et n'a jamais essayé de la remplacer. Elle a toujours été très fière de moi quand je réussissais quelque chose, tout en osant me recadrer quand c'était nécessaire. Et puis, aussi, elle n'a jamais fait de différence entre ses enfants et moi. Jamais. Parfois, elle m'appelle même « ma grande fille » quand elle parle de moi à ses amis.

Je ne peux m'empêcher de sourire. Comme quoi, de temps en temps, les gens arrivent à s'arranger. Aucune famille ne se ressemble mais chacune lutte pour trouver son propre équilibre.

— Tu n'as même pas l'air jalouse de la stabilité que Valérie et ton père ont offert à leurs enfants, commenté-je, curieux.

Esther hausse une épaule.

— Je suis contente qu'ils aient eu ce dont moi j'ai manqué. Et puis, je sais pas... Je suis fière de ce que mon père a construit. Même s'il n'était plus avec ma mère, ça ne l'a pas empêché d'être un bon père pour moi. Et pour ce qui est de Valérie, si elle a réussi à accepter que j'avais déjà une maman, je ne vois pas comment je pourrais ne pas accepter qu'elle ait d'autres enfants elle aussi.

Elle marque une pause pour reprendre sa respiration, puis ajoute une phrase que je risque pas d'oublier :

— On partage, c'est tout. L'amour, ça ne va pas qu'à une seule personne.

Alors, aussitôt, je repense à mes parents avant l'accident.

Ils dansaient partout et tout le temps, sans prévenir, parfois même alors qu'il n'y avait pas de musique. Sans même parler, ils savaient exactement ce que l'autre pensait et en un baiser, toutes leurs disputes étaient réglées. Mon père achetait le jus préféré de ma mère alors qu'il n'aimait pas ça et ma mère repassait ses chemises alors qu'elle trouvait ça insupportable. Leur relation était faite de compromis, de communication mais surtout, d'énormément d'amour.

J'ai eu une chance inouïe d'avoir une partie de mon enfance remplie d'un modèle comme le leur. Grâce à eux, j'ai pu voir de près ce qu'était une relation saine, une relation qui dure. Il n'y avait pas d'amour plus évident que le leur et rien que d'y penser, j'en ai les larmes aux yeux.

Mon père était un être exceptionnel. Je le sais, ma mère le sait, Adèle le sait aussi même si elle était petite et je crois que tous ceux qui le connaissaient le savaient aussi. Il était diablement malin et intelligent, compréhensif, protecteur. Il savait faire les meilleures tours en Kapla du monde, pouvait te citer toutes les chansons de chaque album de Queen dans l'ordre et se rappelait toujours de tous les noms de mes copains et de mes profs, tellement bien d'ailleurs que je me suis toujours demandé s'il les avait noté quelque part. Il m'ébouriffait les cheveux quand j'avais une bonne note, m'a appris à jongler avec un ballon de foot et à disposer correctement les assiettes dans le lave-vaisselle.

Mais mon moment préféré, c'était juste avant de dormir. Il venait dans mon lit et s'asseyait à ma gauche, son bras autour de mes épaules, et me lisait un livre. Adèle était trop petite pour tout comprendre mais elle venait toujours se glisser à ma droite pour écouter, captivée par mon père qui faisait toutes les voix et incarnait chaque personnage à la perfection.

Tous les soirs, ma mère finissait par nous rejoindre. Elle rangeait du linge dans la chambre et s'activait dans tous les coins mais elle était là, on était tous là. Tous les quatre contre le reste du monde.

Je n'y aurais jamais cru auparavant, mais le fait est que ce sont les moments simples qui ont l'air complètement banals qui nous manquent le plus au final.

Alors voilà, mon père a eu un accident et maintenant, il n'est plus tout à fait comme avant. Bien que j'ai toujours su que ce n'était pas réellement sa faute, je l'ai détesté d'avoir pris ce parapente et de s'être blessé ce jour-là. Je l'ai détesté d'être parti, d'avoir changé, d'être devenu ce monsieur qui n'était plus tout à fait mon papa.

Aujourd'hui, je n'ai plus envie de lui en vouloir. À cause de toute cette colère, je n'ai jamais pu créer de relation avec mon nouveau papa, avec celui qu'il est aujourd'hui. Contrairement à Adèle, qui a fait son deuil de l'ancienne version de lui beaucoup plus facilement que moi, je n'ai jamais pu me résoudre à accepter que celui que j'avais tant aimé et admiré ne reviendrait pas.

Parce qu'aimer cette nouvelle version de lui, c'était accepter que l'ancienne n'existait plus pour de bon... Et c'était trop dur à concevoir.

— Tu penses à ton père ? me dit alors Esther à voix basse.

Je ne réponds pas. Pas besoin, elle a déjà compris.

La blonde passe ses bras autour de mon cou, ses yeux plantés dans les miens. J'ai l'impression d'être sur le point de m'écrouler parce que je suis en colère, fatigué et triste mais juste avec ses doigts sur mon dos nus, j'ai l'impression qu'elle me retient.

Je ne peux plus tomber et m'écrouler. Elle est là, maintenant.

— Je vais appeler ma mère et lui dire de sortir avec Armand, le docteur qui habite en face, dis-je alors doucement.

Esther ne me quitte pas des yeux, le visage fermé.

— Tu es sûr ?

— Oui. Moi aussi, j'ai envie qu'elle soit heureuse. Et tu as raison : l'amour, ça se partage... Ce n'est pas parce qu'elle aime ce type qu'elle a oublié mon père.

Un petit sourire éclaire alors le visage de la blonde et elle embrasse doucement mes lèvres, plusieurs fois. Puis, quand elle se recule, elle murmure doucement tout près de mon visage avec un air radieux qui me retourne le cœur :

— Je suis fière de toi.

Alors, elle me serre dans ses bras et je réalise que j'ai le cœur un peu plus léger.

Et que ça y est, mon deuil a commencé.

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