36 | overfortified

ESTHER

8:48

— J'ai mal au bide.

Je fixe le mur blanc juste en face de moi avant de répondre à mon tour :

— Moi aussi.

À ma droite, Lou pousse un gémissement de douleur en se tortillant sur sa chaise.

— Imagine qu'on nous dise non, dit-elle alors. Qu'est-ce qu'on fait ?

— On pleure. On pleure et ensuite, on quitte l'agence et on fonce quand même.

Cette fois, nous nous regardons. Nous sommes tellement opposées que c'en est presque comique : la blonde aux yeux bleus face à la brune aux yeux noirs. Pour autant, je n'aurais jamais cru dire ça mais j'ai l'impression que nous sommes complémentaires.

Lou n'est pas aussi creuse que je le croyais. La vérité c'est qu'elle s'est perdue dans ce monde d'influence, de paillettes, de succès et d'argent. Malgré les apparences, elle manque cruellement de confiance en elle et avait besoin qu'on la regarde pour avoir l'impression de valoir quelque chose.

Je crois qu'elle commence à réaliser que si notre plan fonctionne, nous allons forcément nous prendre quelques douches froides. La simple idée qu'elle ne soit pas aimée et que son image soit ternie sur les réseaux sociaux semble la terrifier, mais elle refuse d'en parler. Quand j'essaie de la préparer mentalement à ce qui va potentiellement nous arriver, elle devient blanche comme un linge et secoue la tête en disant en bloc : « je m'en fiche, ça va aller. »

Elle ne s'en fiche pas du tout et aucune de nous ne sait si ça va aller, mais on fait toujours comme si nous en étions toutes les deux persuadées.

Au moins, nous ne sommes pas seules là-dedans.

— Je suis fière de nous, dit-elle alors en me lançant un regard brillant.

Sa main se fraie un chemin jusqu'à la mienne et nos doigts s'emmêlent entre les deux chaises en plastique sur lesquelles nous sommes assises. Si j'avais su qu'un jour je tiendrais la main de Lou Jebb dans notre agence, je crois que je vous aurais ri au nez.

Mais aujourd'hui, ça n'a rien de drôle. Je commence à comprendre qu'il n'y a rien de plus solide et de beau au monde que la solidarité féminine, et ça apaise mon cœur d'une façon que je n'aurais jamais soupçonnée.

— Moi aussi.

La brune me sourit avant d'ouvrir la bouche pour me répondre. Seulement, elle se fait interrompre par la porte en face de nous qui s'ouvre d'un seul coup, nous faisant sursauter toutes les deux.

Lou et moi nous levons d'un seul bond et fixons Léa et Julie, nos deux agentes, qui viennent de sortir du bureau. J'ai l'impression que mon cœur va se décrocher de ma poitrine tant il bat fort.

— Alors ? lâche Lou, le visage déformé par l'angoisse.

Léa a une mine grave que je ne lui connais pas. À chaque seconde qui passe j'ai l'impression de paniquer un peu plus.

— Alors, commence mon agente, on vous suit. Et on est pas les seules : des dizaines de créatrices et créateurs de contenus ont accepté de se joindre au mouvement.

Waouh.

Avant même que je n'ai le temps d'assimiler la nouvelle, Lou se jette dans mes bras. Ses cheveux me chatouillent le visage tandis qu'elle me crie dans l'oreille :

— On a réussi, Esther ! On a réussi !

Je suis tellement émue qu'aucun mot ne sort de ma bouche. Je me contente de la serrer plus fort contre moi, les yeux humides.

Alors voilà, on a réussi.

Dans une semaine, nous sortirons une vidéo exposant Maël et les faits qui nous ont été rapportés avec toutes les preuves que nous avons collectées jusque-ici, ainsi qu'une deuxième en expliquant la procédure à suivre pour rapporter des faits de viol, d'agression sexuelle ou d'abus de faiblesse à la police. Puis, nous lancerons un hashtag #MeTooInfluence, pour encourager tous les autres créateurs à parler de leur histoire et à dénoncer publiquement ceux qui font du mal autour d'eux.

Évidemment, ni Lou, ni moi ni personne ne touchera d'argent sur tout ce contenu. Nous avons décidé unanimement de tout mettre de côté pour le reverser aux victimes et les aider à régler les potentiels frais de justice.

Nous ne sommes certainement pas les premières à tenter d'ouvrir la parole mais je pense que plus il y a de monde qui prend les devants, plus le problème aura de chances de disparaître. Je ne supporte plus de vivre dans un monde où parce que des gens sont connus ils se croient tout permis sur le corps et les envies des autres.

Manipuler des adolescentes – ou même des femmes matures – parce qu'on a une certaine notoriété, c'est dégueulasse et illégal. Coucher avec des mineures, c'est aussi dégueulasse et illégal. Alors évidemment, je ne parle même pas de manipuler des adolescentes mineures pour coucher avec elles.

Peut-être que nous ne faisons pas les choses comme il faut. Peut-être que cela va nous retomber dessus, briser nos carrières et nous blacklister à jamais du monde de l'influence.

Mais honnêtement, je suis prête à prendre le risque. Je ne suis plus la Esther de quatorze ans qui avait peur d'être elle-même sur les réseaux sociaux et qui voulait plaire à tout le monde. J'ai grandi et aujourd'hui, je sais qui je suis. Je sais en quoi je crois et ce que je ne peux plus tolérer.

Des Maël, il y en a partout. Il a beau avoir eu une enfance difficile, un passé compliqué et ne pas avoir été assez ou bien aimé, ça ne justifie pas ses actes. Il est coupable comme les autres.

Alors, pendant une seconde, je ferme les yeux et serre Lou plus fort contre moi.

On a réussi.

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